Bloody Miami, Back to Blood pour l’édition américaine, est un roman de l’écrivain américain Tom Wolfe (Le Bûcher des Vanités, Moi, Charlotte Simons) paru en 2013. Bloody Miami est une sorte de photographie de l’Amérique communautaire d’aujourd’hui, poussée à la caricature, et localisée dans un lieu unique en terme de dynamiques communautaires, Miami. Back to Blood, c’est le phénomène contemporain auquel on assiste dans notre monde post-11 septembre : le retour à la tribu, à la lignée, à la communauté comme nouvelle religion.
« Tout le monde…tous…c’est la voix du sang ! La religion est moribonde…et pourtant, tout le monde a encore besoin de croire en quelque chose. Ce serait intolérable – personne ne pourrait le supporter – d’être finalement obligé de se dire, « Pourquoi continuer à feindre ? Je ne suis qu’un atome perdu à l’intérieur d’un super collisionneur qu’on appelle univers ». Mais croire en ne signifie-t-il pas par définition aveuglément, irrationnellement ? Alors, mon peuple, il ne reste plus pour nous unir que la lignée, le sang qui court dans nos veines. « La Raza ! » crient les Portoricains. « La Race ! » crie le monde entier. Tous les hommes, partout dans le monde, n’entendent plus qu’une chose – la voix du sang ! Vous, les hommes, partout dans le monde, vous n’avez pas le choix – c’est la voix du sang ! » (27-28)
Miami. Nodule de Transnations
Dans ce voyage en Monde mobile, le lieu, l’espace sur lequel se déposent les marqueurs identitaires, à savoir la ville, est toujours le personnage principal. Ici Miami, ville de gens venus d’ailleurs et ville jeune, où les ailleurs n’ont pas eu le temps de fusionner. A Miami, plus de la moitié des habitants sont des immigrés arrivés dans les cinquante dernières années, et leur éventuellement envisageable fusion a été compliquée par un climat post 11 septembre de retour à la tribu. Le combo myriade de communautés jeunes sur espace « vierge » et administrées par une politique multiculturelle a donc abouti à la prédiction d’Arjun Appadurai : Miami est une ville de minorités et un nodule de transnations. Miami, ville unique où une minorité est devenue majorité. Majorité numérique, majorité institutionnelle, majorité économique.
Miami n’est pas Miami Beach, cet espace carte postale, présenté comme vitrine pour l’extérieur, carte postale blanche remplie de faste et de vide. Carte postale dans laquelle j’ai été moi-même plongée le temps de quelques mois, il y a une dizaine d’années, moment charnière où la presque île commençait à se métamorphoser en futur temple de la branchitude. Vue d’ici, dans notre imaginaire, Miami c’est Miami Beach. Mais Miami Beach, c’est comme une station touristique déconnectée du territoire réel. Miami Beach est une image. Une enclave consumériste reliée par des ponts à une mosaïque de territoires. Miami Beach n’est pas Miami. Miami est un espace constitué de territoires communautaires, vivant les uns à côté des autres, séparés les uns des autres, où rien ne les oblige à parler la langue de l’autre. J’ai moi-même eu l’occasion de constater le clivage entre Miami Beach, cette terre de « langue » anglaise et Miami, cette terre de « langue » espagnole. Mais sans que ça éveille en moi à l’époque une quelconque analyse réflexo-identitaire. Nous étions en 2002. Nous n’étions pas encore déterminés à lire le monde avec les lunettes de l’identité, sous le prisme des communautés et des nationalités. Et moi j’étais simplement étonnée.
Miami c’est une mosaïque de Communautés qui n’ont pas encore fait Société. Miami n’a pas encore su créer un sens d’appartenance communautaire urbain, une identification à la ville. Parce que Miami n’est pas investie identitairement, qu’elle ne compte pas d’establishment, parce qu’elle est vierge d’identité dominante, sans groupes enracinés, elle permet à des groupes de s’implanter sur un espace et non un territoire marqué, et d’y créer leurs propres territoires culturels. Mais Miami abrite aussi une municipalité qui englobe tous ces territoires, et est investie de la tâche compliquée d’en faire une Société. Une autorité politique qui doit jouer avec les minorités et leurs revendications, tout en veillant à ne pas exacerber les tensions. Un véritable exercice de funambulisme.
Rentrons un peu dans le roman pour voir comment Tom Wolfe décortique tout ça…. Parce que pour aller au-delà de la carte postale, pour pénétrer ces territoires, on a besoin du romancier-journaliste, qui nous ouvre la porte et nous en donne les clés. Le fondateur du « nouveau journalisme » nous livre un reportage dont il aurait grossi les traits.
Bloody Miami
Le Pitch. « Miami est la seule ville d’Amérique – et même du monde, à ma connaissance – où une population venue d’un pays étranger a établi sa domination en l’espace d’une génération à peine. Je veux parler des Cubains de Miami. Ici, Nestor, un policier cubain, se retrouve exilé par son propre peuple pour avoir sauvé de la noyade un misérable émigrant clandestin de La Havane ; Magdalena, sa ravissante petite amie, le quitte pour des horizons plus glamour dans les bras d’un psy spécialiste de l’addiction à la pornographie ; un chef de la police noir décide qu’il en a assez de servir d’alibi à la politique raciale du maire cubain ; un journaliste WASP aux dents longues s’échine à traquer le scoop qui lui permettra de se faire une place à la hauteur de son ambition… et je n’évoque là que quelques-uns des personnages de Bloody Miami. C’est un roman, mais je ne peux m’empêcher de me poser cette question : et si nous étions en train d’y contempler l’aurore de l’avenir de l’Amérique ? » Tom Wolfe
Miami pourrait se contenter d’être une enclave cubaine en Amérique. Une petite Cuba sans communisme. Une petite Cuba américaine. Une Cuba culturelle sans la politique. Mais ce serait trop facile. Et le roman de Tom Wolfe va nous plonger dans la dynamique à l’équilibre hyper sensible de cet organisme urbain. Organisme au sein duquel la municipalité et les communautés doivent composer avec de nombreux défis. Comment faire cohabiter des minorités ethniques sans racisme, autrement dit comment être à la fois une cité post-nationale et post-raciale ? Comment diminuer la hiérarchie socio-économique qui divise les communautés ethniques et se lit aussi dans le territoire ? Comment être entre-soi mais suffisamment ouvert pour appartenir à quelque chose de plus grand, assez ouvert pour assouvir ses ambitions, pour atteindre une réussite qui n’a de réussite que si elle dépasse la communauté pour pénétrer quelque chose de plus universel, la société, la reconnaissance des autres ? Comment, à défaut de se mêler, cohabiter pacifiquement ?
Little Worlds City
Les communautés qui font Miami, qui sont au cœur du roman et tentent de cohabiter, sont la communauté cubaine, majoritaire, qui détient pouvoir économique et politique ; la communauté WASP, minorité « américaine », la communauté afro-américaine, encore trop discriminée et reléguée dans des quartiers délabrés, la communauté haïtienne, encore fraîchement installée ; la communauté russe, et d’autres communautés sud-américaines : Portoricains, Nicaraguayens, Vénézuéliens, Colombiens. Miami, ville ségréguée géographiquement. Miami, et ces ghettos ethnico-économiques riches et pauvres séparés par Biscayne Boulevard.
(Source image : Le Guide Vert. USA Est. Michelin.)
Les communautés de Bloody Miami
Communauté cubaine / Majoritaire. Au pouvoir / Identification : Latinos / Territoires : Calle Ocho, Little Havana, Hialeah / Personnages : Nestor, Magdalena
Communauté afro-américaine / Identification : Blacks, Afro-américains / Territoire : Overtown, Liberty City
Communauté haïtienne / Territoire : Little Haiti / Personnages : Famille Lantier
Communauté WASP / Blancs anglo-saxons protestants / Identification :Tribu en voie d’extinction, 12%. Anglos, Americanos, Gringos / Personnages : Ed, Norman, John Smith
Communauté russe / Personnages : Koroliov, Drougovitch / Territoire : Comté de Broward, Hollywood, Hallandale, Sunny Isles
Dans le roman, les tensions sont vives. « Immigration City » semble être la ville où tout le monde se déteste. Une ville où l’on en serait presque à compter Anglos et Latinos quand on se ballade pour « vérifier si la diversité existe » (223). Les Haïtiens et autres nouveaux arrivés en veulent aux Cubains d’avoir disposé d’une loi d’immigration particulièrement favorable (la clause du « dry foot » : si un réfugié cubain pose le pied sur le sol ou une structure américaine, il est sauvé), les Russes sont perçus comme des oligarques qui souillent la politique de leur argent, les Afro-Américains en veulent aux flics cubains, les Cubains ressentent encore un certain racisme à leur égard, et les WASP se sentent vidés de leur pouvoir dans la Floride du Sud. « Yo no creo el Miami Herald », ce mantra de la communauté cubaine pourrait symboliser à lui seul le clivage qui perdure entre les anciens exilés cubains et les anciens dominants anglos.
Pour que Bloody Miami s’apaise, les politiques ont une responsabilité… « Miami est à ma connaissance la seule ville du monde – du monde, je dis bien – dont la population soit composée à plus de cinquante pour cent d’immigrés récents… d’immigrés récents, arrivés au cours des cinquante dernières années… ce n’est pas rien, quand on y pense. Et ça donne quoi ? Ca donne – je discutais avec une dame à ce sujet l’autre jour, une Haïtienne, et elle m’a dit, « Dio, si vous voulez vraiment comprendre Miami, il y a une chose que vous devez savoir avant tout. A Miami, tout le monde déteste tout le monde. » (…) Mais on ne peut pas s’arrêter là. Nous avons des responsabilités, vous et moi. Nous devons faire de Miami – pas un melting pot, parce que ça n’arrivera pas, pas de notre vivant en tout cas. On ne peut pas fondre tous ces gens les uns dans les autres, mais on peut les souder… les souder… Qu’est-ce que je veux dire par là ? Je veux dire qu’on ne peut pas les mélanger, mais qu’on peut créer un lieu sûr pour chaque nationalité, chaque groupe ethnique, chaque race, et faire en sorte que tous soient sur le même plan » (371-372).
Et pour que Bloody Miami s’apaise, les médias ont aussi une responsabilité. Ils doivent maîtriser cette dynamique, et « les nationalités et leurs territoires… Little Havan et Big Hialeah… Little Haiti, Little Caracas, qu’on appelait aussi Westonzuela, la Mère Russie (les Sunny Isles et Hallandale), l’avenue de la Boîte à Benco, surnom que donnaient les flics à l’enclave anglo de South Beach également connue pour sa population « gay »… Ca n’en finissait pas, et un responsable des pages locales devait savoir qui détestait qui et pourquoi… » (90-91). En même temps ils sont encouragés à célébrer la diversité… Cette responsabilité médiatique est confiée à Edward T. Topping IV, nouveau rédacteur en chef du Miami Herald, représentant d’une espèce anglo en voie d’extinction qui débarque à Miami sans les clés. Le temps de l’intrique wolfienne, il se sera désormais « intégré » dans la diversité.
Mais à Miami les communautés ont beau être divisées spatialement, elles partagent une même géographie. Un destin commun. La Grande Lampe Chauffante surplombe les territoires de sang. La Grande Lampe chauffante fait l’amalgame, le lien, unit ces morceaux éclatés de lignées qui rôtissent toutes sous le même soleil.
Tom Wolfe va incarner chacune des tribus à travers des personnages et des territoires, et les placer au cœur du jeu politique, du racisme, des croisements des différents mondes. Les placer dans la société de l’image, la société du spectacle sans société qui semble avoir totalement dégénéré. Sur la toile de fond communautaire, il est question de médias, de pornographie, de télé-réalité, du monde de l’Art, des bobos, de l’argent, du luxe, du pouvoir, et de phénomènes sociaux communautaires contemporains. Car à côté des communautés dites ethniques fourmillent une myriade d’autres communautés fermées : monde du pouvoir, des artistes et de la bohème (Wynwood), des hypes (South Beach), des « gated communities » de toutes sortes comme ces résidences de retraite pour Seniors actifs, enfin monde des Design et Art Districts, nouvelles colonies des Wasp en reconquêtes de territoires.
ButBloody Miami est aussi l’autopsie d’un certain monde occidental en déchéance, gangréné et souillé par le fric et le sexe, en perte de valeurs. Ainsi l’autre personnage principal, après Miami, c’est l’argent et son pouvoir, incontesté, incontestable, unanime. L’argent qui débauche et pourrit Miami. L’argent inattaquable, indétrônable. Mais personnage qui chute à la fin. Avec ce personnage, Tom Wolfe remet sur le devant de la scène ce sur quoi on cherche à détourner l’attention quand on braque les projecteurs sur les communautés : politique, pouvoir, argent.
Tom Wolfe a construit Bloody Miami comme un roman choral où les communautés vont se croiser avant de se rejoindre pour se réconcilier et se rassembler l’espace d’un instant au moment de la chute du principal responsable de leurs divisions. Avant cela, chaque chapitre est construit comme une scène. La scène de la régate, la scène du Miami Art, la scène du restaurant, la scène du porn-club, la scène du mât, la scène de la planque de crack, etc. Chacune met en scène un des personnages principaux et se situe dans un lieu emblématique. Entre ces scènes, Tom Wolfe a glissé des chapitres de transition, qui eux sont dans l’hybridité, dans le croisement des communautés et des personnages. L’intrigue est ici un alibi, pour que le document se fasse roman.
La quête identitaire de Nestor l’hybride à Miami
Les personnages de Tom Wolfe sont en recherche, en quête, entre deux mondes, entre deux étapes du monde, à un moment clé de notre histoire, celui d’un 21ème siècle globalisé. Ils se cherchent parmi les leurs, ils se cherchent à-côté des autres. A l’instar des autres contes postmodernes, le roman est construit autour d’un personnage principal à l’identité hybride, le héros métis, incarné ici par Nestor, entouré de tout un clan de caricatures, et équilibré par un personnage secondaire également hybride, incarné ici par Le Chef. On a donc deux hybrides, Le Chef et Nestor, et des clichés. Des clichés qui incarnent toutes les divisions communautaires. Des clichés pour faire parler la sociologie. Des clichés pour créer une tension. Des clichés pour faire un roman. Dans Bloody Miami, les tribus campent sur leurs territoires, et au milieu quelques électrons libres tentent de trouver une place moins évidente et quelques espaces neutres.
La communauté cubaine tient légitimement le rôle principal de Bloody Miami à travers le personnage de Nestor Camacho, à qui Tom Wolfe va confier les clés de la ville. A travers son évolution, il va en faire un personnage non plus identifiable que par son sang, mais le personnage du compromis. Nestor, héros tragique. Personnage de l’éviction. Évincé de sa communauté, évincé des forces de l’ordre. Au milieu des pouvoirs. Simple pion au cœur d’un jeu politique. Au milieu des communautés aussi. Emeute raciale à lui tout seul. Au milieu des générations enfin. Pris en étau. Nestor ne fait pas de compromis avec les jeux de pouvoir. Il encaisse les coups, tâte, parfois maladroitement. Il se tient at the edge.
Tom Wolfe lui prête à l’aube de sa quête les traits un peu stéréotypés du latino musclé qui aime prendre soin de son apparence et de sa voiture, et sort avec la bomba du village. Policier cubain, membre de la patrouille maritime, Nestor gravit gentiment la hiérarchie dans un milieu majoritairement cubain. « Il n’avait rien contre les minorités… les Americanos… les Blacks… les Haïtiens… les Nicas (…). Il se sentait très large d’esprit, un jeune homme de son temps, noble et tolérant » (33).
Nestor a grandi à Hialeah, enclave cubaine de Miami. « Hialeah était une ville de deux cent vingt mille habitants, dont près de deux cent mille Cubains, estimait Nestor. Les gens parlaient toujours de « Little Havana », un quartier de Miami le long de la Calle Ocho, où tous les touristes s’arrêtaient au Café Versailles et prenaient une tasse de café cubain terriblement sucré puis parcouraient quelques rues à pied pour aller voir les vieux, sans doute des Cubains, jouer aux dominos dans Domino Park, un minuscule bout de parc aménagé juste là, sur la Calle Ocho ; pour prêter à ce coin plutôt terne une légère… une authentique, une pittoresque, folklorica atmosfera. Ce qui leur permettait ensuite de dire qu’ils avaient vu Little Havana. Mais la vraie Little Havana, la Petite Havane, c’était Hialeah, à cette nuance près qu’on pouvait difficilement la dire petite. La vieille « Little Havana » était barbante, usée jusqu’à la corde, pleine de Nicaraguayens et de Dieu sait qui, et n’avait pas grand-chose à envier à un bidonville, de l’avis de Nestor. Jamais des Cubains n’habiteraient un bidonville. Les Cubains étaient ambitieux par nature » (71).
Le destin de Nestor bascule lorsqu’il est amené à secourir un réfugié cubain suspendu en haut d’un mât lors d’une patrouille. A la suite de cet événement, Nestor se retrouve au cœur d’un emballement médiatique qui va révéler les clivages communautaires à l’œuvre à Miami. Consacré en héros pour le Miami Herald, il est dépeint en traître, un traidor, pour El Nuevo Herald. Le Latino est devenu le Latingo (gringo). Car en secourant le réfugié cubain, il a aussi empêché d’accoster sur territoire américain celui qui aurait pu être ses parents, et nombre des siens. Il a trahi sa communauté. « Comment as-tu pu faire une chose pareille à un homme de ton propre sang ! », « Comment peux-tu infliger un tel déshonneur à ta propre famille ? » (73)
Il va donc être chassé de sa communauté, banni par les siens. « …. Est-ce que j’existe encore ?… Si oui, où ? Oh, bon sang, je ne vis pas… nulle part… Je n’ai plus ma place nulle part… Je ne suis même plus l’un « des miens »…. » (177) « Maintenant j’habite… nulle part… je ne suis plus chez moi nulle part», (181) « j’ai perdu tout ce qui compte dans la vie ! Je n’ai même plus d’ancêtres… » (183)
Quasi-simultanément Nestor va être quitté par sa petite amie, pour des raisons à l’opposé. Magdalena ne veut plus rien avoir à faire avec la communauté cubaine, et Nestor la représente à ses yeux. Elle l’imagine incapable de véritablement quitter Hialeah.
Après cette éviction, c’est à Coconut Grove qu’il va trouver refuge, en colocation avec un artiste russe lui aussi sans tribu. « Evgueni n’avait pas envie d’aller vivre avec les Russes de Sunny Isles ou de Hallandale. Ils le rendraient fous, eux aussi. Ici, dans cet atelier de Coconut Grove, il se sentait chez lui. (…) Parfait —- se dit Nestor. —– On est deux étrangers, toi de Russie, moi de Hialeah. On arrivera peut-être à s’en sortir à Miami. » (200)
Après l’emballement médiatique, Nestor se retrouve au cœur d’un jeu politique, entre un maire cubain préoccupé par les votes et un chef de la police afro-américain préoccupé par les émeutes. L’un doit tenter de concilier les minorités, l’autre a été nommé par le premier pour apaiser les tensions entre les latinos au pouvoir et la communauté afro-américaine remontée contre les flics cubains qui ont la réputation de les tabasser. Nommé chef de la police, il est surnommé « traître en Chef » par la dénommée « communauté afro-américaine ».
Après l’épisode du mât, Nestor est muté dans une autre division, et à l’occasion d’une planque dans un repaire de crack, Tom Wolfe nous emmène à Overtown, ghetto historique noir né en 1896 quand les Noirs durent se regrouper dans ce quart nord-ouest de la ville. Avant son déclin, le quartier fut un temps considéré comme un petit Broadway. Plus récemment, cet « endroit où les mecs ont des couilles » (267) a inspiré un célèbre jeu vidéo. Quoi qu’il en soit, dans ce quartier aujourd’hui déshérité, les flics cubains sont vus comme des envahisseurs étrangers tombés du ciel pour houspiller ceux qui sont à Miami depuis toujours (253). Et l’intervention de Nestor dans ce climat sensible va mal tourner. Il se retrouve bientôt sur You Tube en train d’insulter un Afro-Américain, offrant « au monde entier » une démonstration de racisme fanatique, défrayant à nouveau la chronique et avivant à nouveau les tensions communautaires. Pour les apaiser, Nestor va être mis au placard. Il doit se faire oublier.
Nestor va ensuite être amené à former un duo avec John Smith, jeune journaliste, WASP nouvelle génération, « lui-même un étranger », « l’incarnation vivante d’une créature dont tout le monde avait entendu parler mais que personne ne rencontrait jamais à Miami, le WASP, le Blanc Anglo-Saxon protestant » (440), alter ego générationnel de Nestor donc, à cela près que si l’un peut revendiquer son appartenance à la nouvelle majorité du comté, l’autre peut revendiquer le prestige de son upper grade éducation. John Smith et Nestor Camacho, miroirs l’un pour l’autre, vont pouvoir confronter leurs préjugés, et se trouver des points communs : l’immature John Smith est aussi incapable d’entrer dans le jeu politico-médiatico-financier que le fougueux Nestor. John Smith ne manque ni de dignité ni de courage, et contredit l’image que Nector se fait du WASP. Ces deux « étrangers » vont se jauger, faire connaissance et se retrouver mêler aux secrets les plus sombres du monde russe de Miami. Ils vont unir leurs atouts pour contribuer à faire tomber un oligarque mouillé dans une histoire artistico-politico-financière.
Après l’éviction viendra la réhabilitation. Nestor a tenu bon, sans calculs. L’évincé, en refusant de faire des compromis communautaires et se compromettre avec le pouvoir, va devenir le héros. Plus tout à fait pleinement lui-même, pas tout à fait pleinement un autre. Désormais à l’aise dans son uniforme.
Nestor et Magdalena « Deuxième génération »
Nestor ne rejette pas la communauté cubaine pas mais refuse d’être eux. Personnage symbole de la deuxième génération, Nestor « parle » deux langues. Il parle espagnol. Il parle anglais aussi. Il n’a ni la même Histoire, ni la même culture, ni la même éducation, ni le même statut social que ses parents. Déchiré entre attachement et refus du simulacre. Déchiré entre goût pour son héritage culturel, ses traditions, amour des siens et regard critique sur l’immobilisme et le repli. Il refuse d’être une caricature. Il sera rejeté pour raisons d’honneur et d’incompréhension générationnelle. Dans son histoire, les membres ancrés de la communauté ne se détacheront pas de la masse pour tendre la main à l’hybride, celui qui montre une nouvelle voie. Nestor porte d’ailleurs un regard critique sur les mères, qui en se rangeant toujours du côté du patriarche sont les garantes de l’inertie communautaire.
Personnage charnière de l’Histoire, Nestor ne se situe pas dans un projet intellectualisé, mais dans un choix intuitif et juste, celui ne pas choisir. Un choix qui se fait naturellement, un choix influencé par l’environnement. Nestor symbolise la phase d’intégration de la deuxième génération. Il vit encore le poids de l’Histoire de la première, et ne peut encore jouir pleinement des atouts biculturels de la troisième. Il incarne le passage de la Communauté à la Société dans une époque de retour à la Communauté.
Tom Wolfe nous offre avec Magdalena, elle aussi Cubaine deuxième génération, le personnage qui fait le contrepoids à Nestor. Même donnée de base, autre façon de gérer cet héritage. Contrairement à Nestor qui est plus mesuré, elle rejette en bloc sa communauté. Elle veut devenir une autre. Elle veut le glamour, la splendeur du monde du dehors, du « vrai » monde. Elle va découvrir le snobisme et la pornographie « cultivée », succomber à l’attrait du délire élitiste et s’effrayer devant les dérives de la liberté absolue. La belle infirmière va se chercher dans un monde en perdition, dont elle n’a pas les codes, quitte à se perdre, et perdre sa dignité. C’est dans les bras du tout aussi caricatural Norman, Wasp parvenu, symbole du cynisme et de l’immoralité, puis de Serguei, tsar russe, nouveau roi de la ville aux poches remplies de pognon, qu’elle va avoir l’impression de gravir les échelons. Du porno aux îles-ghettos pour milliardaires, de la foire de l’art aux orgies sur des bateaux, du monde des oligarques russes aux restaurants ultra branchés, … Elle court après une ambition sans racines et va se brûler les ailes. Sous d’autres cieux, cette femme sur bien des points semblables à toutes les autres femmes, n’aurait pas dû à choisir d’être plutôt ceci ou cela, Latina ou Americana…
« « Oh, Nestor, (…). Je te l’ai déjà dit. Hialeah n’est pas l’Amérique. Ce n’est même pas Miami. C’est un – bon, on ne peut pas parler de ghetto, mais Hialeah est… Hialeah est une toute petite boîte, et nous, on grandit là-dedans en croyant que c’est une partie normale du monde. Ce n’est pas vrai ! Ici, tu es dans une petite boîte ! Tout le monde fourre son nez dans ta vie, fourre son nez dans tout ce que tu essaies de faire, et ils meurent tous d’envie de cancaner et de raconter des histoires, en espérant que tu vas te ramasser. Rien ne peut leur faire plus plaisir que de te voir te ramasser. Aussi longtemps que tu vis à Hialeah et que tu penses comme on pense à Hialeah… aussi longtemps que tu t’imagines que la seule façon de sortir d’une casita minable c’est de te marier – qu’est-ce que c’est que cette vie ? Tu te laisses conditionner par eux au point que tes yeux ne voient même pas qu’il y a une vie en-dehors d’une casita d’Hialeah. Je les connais, ceux qui sont chez toi en ce moment. Il y a tant de gens là-dedans qui te sont apparentés, qui font partie de toi, qui sont attachés à toi – on dirait une de ces plantes parasites avec toutes ces vrilles qui s’enroulent autour du tronc, puis s’enroulent autour des branches, et quand il n’y a plus de place sur les branches, elles s’en prennent aux bourgeons, aux feuilles et aux rameaux, et l’arbre vit dans un état de parasitisme complet… » (130)
Les destins de Nestor et Magdalena vont à nouveau être mêlés lorsqu’ils vont être immergés, chacun en pistant quelque chose de différent, dans le monde des oligarques russes de Miami. Entre Sunny Isles et Hallandale, l’un et l’autre vont se retrouver dans un pays inconnu, la Russie : « d’autres noms russes commencèrent à surgir dans l’obscurité nocturne… l’Ecole de danse Kirova, les Bains turcs et russes de Saint-Pétersbourg… le Centre Culturel Ouspenski, qui ressemblait à n’importe quelle devanture… Chez Vladim Peinture et Carroseerie… Soins des ongles et Spa d’Ivana » (p. 439). « Nous entrrrons maintenant dans coeurrrr de Rrrroussie » (479). « Vous voyez ce centre commercial ? », « Si vous parrrlez pas rrrousse, vous pouvez pas acheter quelque chouse dans ces magasines. Oh, vous pouvez sourrrement montrrrer quelque chouse et sorrrtir quelques doullars pourrr fairrre comprrrendre vous voulez dirrre « J’achète ? » Ce sont de vrrrais Rrrousses. Ils parrrlent pas anglaise, et ont pas envie êtrrrre Amérrricains ! C’est coumme êtrrre sour Calle Ocho à Miami et entrrrer dans magasine et vous savez pas espagnol. Eux non plous, ils ont pas dou tout envie êtrrre Amérrrricains » (478).
Mais vous venez d’où vous ? Mais qui êtes-vous ?
Tribu ? Diaspora ? Communauté ? Blancs ? Noirs ? Français ? Les Haïtiens sont une communauté très importante à Miami, mais hiérarchiquement, elle est considérée comme inférieure aux Cubains. Plus jeune, plus foncée, elle est encore ségréguée, même si les destinées sont loin d’être uniformes. Alors que les Cubains bénéficient des lois et de toute la structure d’accueil dans une société qui semble être faite pour eux, les Haïtiens ont encore souvent le sentiment qu’on ne veut pas d’eux. Leur territoire c’est Little Haiti, écologie mouvante. Des nouveaux venus continuent à venir s’y installer, mais le quartier se réduit, du fait à la fois de l’avancement du Design District et du départ de ceux qui s’élèvent dans l’échelle sociale, en nombres plus importants au fil des générations.
C’est à travers les trois membres d’une famille d’origine haïtienne, la famille Lantier, qu’on découvre un peu plus les complexités de ce qu’on désigne communément de l’extérieur comme des communautés. Trois personnages, trois manières différentes de vivre son identité.
Le père est un homme hautement instruit, titulaire d’un doctorat de littérature de Columbia, qui préfère nettement mettre en avant son patronyme français et la blancheur de la peau familiale à ses origines haïtiennes. Il impose le français à la maison, dissèque les traits du visage de ses enfants pour y évaluer leur degré d’identification, et rejette avec véhémence cette primitive langue créole, cette « langue du peuple », qu’il est amené à enseigner à côté du français, au sein de l’Université dans laquelle il avait au départ été embauché pour donner une image de « diversité ». L’enseignement du créole pour lui représente une des « innombrables dérives de la doctrine du politiquement correct » (162). Il s’est endetté pour vivre dans l’Upper East Side, un quartier de classes moyennes supérieures, mélange Latinos-Blancs, mais pas de Noirs ni d’Haïtiens… Sous la plume de Tom Wolfe, le personnage de Lantier est un peu le Magdalena haïtien. Il rejette les membres de sa prétendue communauté, des peaux foncées avec lesquelles il ne s’identifie en aucun cas, et il assume ce racisme, lui qui a des ancêtres français et habite une maison Art Déco. Ses deux enfants, Ghislaine et Philippe, se trouvent aux antipodes dans leur façon de gérer leur héritage. Des stratégies déterminées par leurs milieux sociogéographiques.
Philippe qui fréquente un lycée genre « guerre des gangs », a dû se choisir un clan. A quinze ans et dans ce genre de milieu, on ne survit pas sans la protection d’une communauté. Il parle un créole équivalent haïtien du Black English pour faire comme les copains, et refuse de dénoncer des caïds dans un scandale scolaire. Lui et les autres petits Haïtiens se transforment en « Negs américains » pour être du côté de ceux qui à l’école terrorisent les Blancs et les Cubains. Sous d’autres cieux, moins fragmentés en races, nationalités et groupes ethniques, Philippe n’aurait pas eu à se fabriquer « Neg, Haïtien noir ».
Ghislaine elle est avant tout une habitante de Miami, elle n’est pas en souffrance identitaire. Protégée par les murs de la faculté et sa peau blanche, ses traits « hybrides », elle n’est pas identifiable ethniquement. Son identité c’est celle d’une étudiante de classe moyenne supérieure. Elle appartient à un milieu où l’ethnie au sens strict n’a pas d’importance. Elle participe au Programme d’Action Sociale de South Beach, qui aide les pauvres dans des quartiers défavorisés comme Overtown, Liberty City ou Little Haiti, où ethnie est souvent synonyme de ségrégation spatiale. Là où la majorité des Haïtiens, ceux sur lesquels les Lantier ne posent de coutume même pas le regard, sont « vraiment noirs »… L’appartenance communautaire serait-elle surtout question de carnation de peau et de statut social ?
« Ici, à Miami, ils avaient conscience de faire partie de la diaspora… le mot lui-même dénotait un statut supérieur. Combien – la moitié ? les deux tiers ? – des Haïtiens établis dans la région de Miami étaient des immigrants clandestins qui ne méritaient absolument pas cette dénomination. Une grande majorité d’entre eux n’avaient jamais entendu parler de la moindre diaspora… le cas échéant, ils ignoraient la signification de ce mot… et s’ils la connaissaient, ils ne savaient pas le prononcer » (159).
C’est dans le cadre d’une mission pour le Programme d’Action sociale que Ghislaine va tomber sur un Nestor en intervention à Overtown. Un Nestor en lutte pour oublier sa « Manena » qui l’a quitté pour d’autres cieux. «Je vois quelqu’un d’autre … Dès l’instant où tu as prononcé ces mots, j’ai su que c’était un Americano. J’en suis encore convaincu… Nous nous bercions tous d’illusions à Hialeah, pas vrai ? – tous sauf toi. Hialeah est Cuba. Il est entouré par encore plus de Cuba… tout Miami est à nous, tout le Grand Miami est à nous. Nous l’occupons. Nous sommes Singapour, ou Taïwan, ou Hong Kong… Mais au fond de notre cœur, nous savons tous que nous ne sommes en réalité qu’une sorte de port franc de Cuba. Le pouvoir réel, l’argent réel, le prestige réel, tout ce qui est vraiment excitant sont aux mains des Americanos… et je vois bien aujourd’hui que tu as toujours voulu faire partie de ce monde-là… » (256)
Lorsque Nestor rencontre Ghislaine il la prend pour une « Blanche ». Ghislaine, qui sous d’autres cieux, n’aurait pas besoin d’occulter ses origines haïtiennes, celles qui pourraient la cataloguer, celles qui l’assignent à être telle chose et pas une autre, faire telle chose ou pas une autre. Sous d’autres cieux, Ghislaine pourrait se contenter d’être elle-même. Quoiqu’il en soit, Ghislaine va demander l’aide de Nestor pour faire prendre conscience à son jeune frère que l’appartenance au clan peut aussi amener sur des routes de perdition. Episode qui va à nouveau amener Nestor à se retrouver au milieu des tensions communautaires, à provoquer un nouveau tollé, corroborant son image « d’émeute raciale à lui tout seul ! » (537)
De Bloody Miami à Mixie Miami…
Après avoir évolué sur deux voies parallèles, Nestor et Magdalena se retrouveront en fin de roman à Hialeah. L’occasion de constater le chemin parcouru. L’occasion de prendre acte qu’on ne revient pas en arrière. Ce qui vaut pour leur identité vaut aussi pour leur histoire. Elle s’est trompée de lumière. Il avance sans elle.
Désormais Nestor pourra toujours retourner à Hialeah via le goût des pastelitos, son voyage nostalgique gustatif. Et c’est ensemble que Nestor le vaillant Latingo et son alter-hybride ego Ghislaine la douce Haïtienne blanche, vont désormais pouvoir écrire une nouvelle page de l’Histoire de Miami, une page plus métissée…