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LE PROJET COSMOPOLIS
On n’en est plus là. On ne refera pas l’Histoire de nos rencontres, quoi qu’on en pense. On s’est trop confondus. Sur cette base, on va tenter quelque chose de nouveau. Oublier les jeux de pouvoir des puissants, des systèmes organisés de domination, ne pas prendre leurs combats pour nôtres, et prendre acte qu’on est tous sur la même galère. Condamnés à vivre côte à côte. Une société civile globale pour laquelle il reste à construire un monde apaisé, ou un joyeux chaos. Prendre acte que nos rencontres ne cesseront pas, fussent-elles toujours perfectibles, parfois chaotiques, plus que jamais souhaitables.
L’intégration successive du monde est une affaire de géographie. Les petits royaumes puis le tout grand doivent compléter leurs géographies, compléter leurs lieux, par le biais d’échanges commerciaux. Cette intégration est soutenue par une curiosité, une fascination pour l’horizon, un besoin des hommes de compléter leur « espace vécu ». Pour compléter le trio, nécessité et curiosité sont rejoints par le pouvoir. L’intégration du monde est faite de conquêtes, de rapport de domination. Les centres changent souvent au cours de l’Histoire. Le processus de mondialisation est donc une affaire d’économie, de géographie et de politique. Le fondement de toute mobilité et de la conjonction du monde relève de la complémentarité des lieux. Aucun lieu n’étant complet, les hommes doivent aller contre l’éclatement et la différenciation du monde pour n’en faire qu’un. Chercher chez l’autre ce qui lui manque chez lui, chercher dans l’autre ce qui lui manque à lui. Les mobilités sont le fait d’échanges de géographies, de recherche de complémentarités diverses, fussent les matières premières, les sols, les savoir-faire, les coûts, les revenus, les imaginaires.
L’irrépressible mouvement mondialisant débute avec la diffusion de l’homme sur toute la planète, suivie par des rencontres et des intégrations successives de mondes d’abord limités, puis de plus en plus étendus, qui ont fini par se rejoindre. Les Empires vont se succéder, des parties de monde vont en dominer d’autres et influencer le tout. L’Histoire a vu se succéder les territoires-mondes, les « Empires-Monde », du russe à l’Ottoman, du Romain au grec, et les « économies-monde », les réseaux-monde, dont le tout contemporain empire américain. Les phases de mondialisation vont correspondre au rétrécissement du monde et à l’extension de nos mondes. Mais la route ne fut pas dénuée d’embûches. Elle fut marquée par la tension originelle entre ouverture et fermeture, entre mobilité et immobilisme. Elle a été ponctuée de phases de rencontres et de replis. La dernière en date, catastrophe mondiale, nous confirme que le demi-tour a déjà failli par le passé. Lorsqu’on parle de mondialisation, on ne parle donc pas d’une nouveauté, mais d’un mouvement irréversible, découpé en différentes séquences.
« Marco Polo meurt à Venise en 1324 à l’âge de 70 ans. Il laisse en héritage, une petite fortune, ses mémoires, et un testament dans lequel il ne fait aucune allusion à son voyage. Son nom est devenu synonyme d’aventure. Il a fait naître des rêves, nous a amenés à vouloir découvrir le monde. Son récit a eu une influence sur notre histoire. Marco Polo a permis de découvrir d’autres cultures. Il a éveillé en Europe le désir de connaître ce qui se cache derrière l’horizon. Plus de 170 ans après sa mort, Christophe Colomb embarque pour ouvrir la voie maritime vers l’Asie. Il emporte un exemplaire du livre de Marco Polo. A côté des passages décrivant des contrées probablement riches, il notera dans la marge aurum in copia maxima – les plus grandes quantités d’or. Au début, personne n’a voulu croire Marco Polo. Pourtant, c’est avec son récit, que commence l’époque des grands explorateurs européens. Christophe Colomb croira jusqu’à la fin qu’il avait accosté sur des îles, au large des côtes chinoises, dans le fameux empire du grand Kahn. Marco Polo, lui, y est bel et bien allé. » (Marco Polo, explorateur ou imposteur ? Arte, 14 mars 2015)
A en croire ces lignes, il semblerait que le mythe Marco Polo ne soit pas étranger au monde dont on a hérité, un monde en partie dessiné par les routes de la mondialisation occidentale. Si la connexion avait débuté bien avant, désormais le bouclage du monde va s’accélérer. Les Européens sont désormais en route pour aller découvrir l’autre, tous les autres. Les grandes découvertes ont contribué au bouclage du monde. Les derniers Empires en ont terminé la connexion. Trop tard pour prendre la route de la démondialisation, trop tard pour se tourner le dos. Empire européen pas si lointain, empire américain encore en cours, certains affirmant que la mondialisation contemporaine, c’est lui. Quoi qu’il en soit, cette longue route nous a conduits au monde contemporain, monde connecté et interdépendant, fait d’échanges généralisés entre les différentes parties du globe. La mondialisation contemporaine est synonyme de mobilité généralisée : circulation des personnes, des biens, des services, des capitaux, des informations, des connaissances, des cultures. Le monde a désormais été entièrement touché par le monde. Irréversiblement.
Aujourd’hui on taxe la mondialisation libérale de vulgaire, elle n’a plus le vent en poupe, à l’image des partis libéraux qui fondent dans nos démocraties. On voudrait la rejeter pour se débarrasser de la dernière rencontre imposée en date, l’impérialisme américain. Mais en attendant de trouver meilleur modèle, dans le contexte de repli actuel, osons réaffirmer les vertus de l’économie mondialisée qui contrairement aux entités politiques closes se nourrit de la diversité. Osons lui trouver quelques qualités, comme le pragmatisme. Le mode de rencontre régi par un rapport marchand a le mérite de la clarté. Simple et efficace le langage universel qui prend le dollar comme la base de dialogue. Le commerce n’a pas de nationalité, pas d’ethnie, pas de couleurs. Le commerce, les échanges économiques font se rencontrer les peuples sur un principe simple. Pour le nécessaire et souvent pour le perfectible.
Il semblerait que le monde ne puisse se passer du monde, qu’il soit amené à se confondre et à se rencontrer, encore et encore, quels que soient la forme, le lieu, l’idéologie globalisante qui produit ces rapprochements. Ces rencontres laissent des traces. Rancœurs et rapports de pouvoir, mais aussi mélanges, enrichissement culturel, et certitude que le monde partage désormais un seul et même destin.
La mondialisation, les rencontres globales qui nous ont rendus interdépendants ont jusqu’ici été marquées par les rapports de pouvoir. Parmi ces rencontres, le déni de l’une d’elle, qui a pris fin récemment, à savoir la dernière colonisation territoriale européenne, est à la base d’une partie des crispations actuelles. A peine quelques générations après, les Européens sont pris par un phénomène d’amnésie collective, faisant comme si tout ça c’était passé il y a des siècles. La douleur béante qu’on a scellée et muselée est une bombe à retardement. Mieux vaut une bonne dispute au mutisme. Le silence empêche de dépasser ensemble, empêche un mouvement de réconciliation entre des populations condamnées à vivre ensemble. Tous cohabitent, mais des deux côtés de la frontière anciens colonisés – anciens colonisateurs, encore trop de tabous, d’arrière-goûts, de rapports de force… trop d’Histoire. L’omerta règne trop souvent encore, en-dehors de quelques intellectuels dits de la mouvance postcoloniale qui tentent de déconstruire les réalités pour mettre à jour la poursuite des dynamiques de pouvoir héritées et la perpétuation des représentations.
Pourtant, au Nord comme au Sud cette grande rencontre, venue s’ajouter à celles d’avant, se lit sur les visages, est inscrite dans les murs des villes. Après les empires qui l’ont précédée, elle a terminé de modifier irrémédiablement la démographie et la géographie. Cette rencontre a contribué à notre confusion et notre cohabitation. Elle a confondu les hommes et les mondes qu’elle a touchés. Elle a scellé pour toujours le destin des pays colonisateurs et colonisés. A la décolonisation, c’est préférentiellement au sein des anciennes colonies que les nations en croissance économique sont allées chercher leurs travailleurs invités. C’est la langue commune, et la présence des réseaux de solidarité, qui conduit plus facilement les candidats à l’émigration vers telle ou telle destination. Le Sud a également été marqué de l’empreinte de cette histoire coloniale. On la trouve dans l’architecture, le système économique, les infrastructures, et dans la présence de communautés européennes qui trouvent là-bas un quelque chose, certes lointain, de la maison. Aux traces du passé colonial européen dans les villes du Sud, répondent les enclaves ethniques nostalgiques indiennes ou caribéennes dans les villes mondiales du Nord. Témoignages de cette histoire commune, Histoire dans la Géographie.
Mais voilà, sur les terres de partage européennes, ceux qui sont à la base de cette confusion continuent à marquer la différence entre les uns et les autres, inventant sans cesse de nouveaux termes qui contribuent à une scission de leurs nations. Les anciens colonisés, dont la population britannique originaire du sous-continent indien, des Caraïbes et de l’Afrique de l’Est, ou les Français originaires du Maghreb ou d’Afrique de l’Ouest, tant qu’ils ne seront pas simplement juste Anglais ou juste Français ne bénéficieront pas de l’égalité des chances. Dans le domaine économique par exemple, la marge de progression est grande.
De plus, les anciens colons semblent avoir définitivement tourné le dos à leurs anciennes colonies, en se barricadant dans leur forteresse européenne. Ainsi les anciens travailleurs invités sont devenus des migrants plus du tout invités. Or laisser entrer ces candidats travailleurs plus du tout invités est l’occasion de permettre une colonisation à l’envers, désorganisée certes, mais souhaitable pour apaiser les cœurs et égaliser les bourses. Mais la crise économique et identitaire que traverse l’Europe conduit plutôt à un mouvement de fermeture. Ainsi, aux rhétoriques nationalistes des colonisés du Sud pendant la colonisation, pour chasser le colon et rendre les pays à des nations en train de se définir, répondent aujourd’hui les rhétoriques nationalistes des nostalgiques, prétendant chasser ces mêmes anciens colonisés pour rendre pareillement les pays à des nations en train de se redéfinir. La rhétorique nationaliste naît toujours de la présence de l’autre, colon ou immigré. Heureusement pour le monde on trouve partout des modérateurs, les hybrides assumés, les nouveaux modernes décomplexés, les anciens modernes relativistes. Les post-modernes. Ceux qui ne veulent pas être tenus pour responsables de l’héritage de leurs aïeux dominateurs. Ceux qui ne veulent pas être stigmatisés et enfermés dans un rôle de victimes. Alter ego mondialisés. Pourfendeurs d’une improductive guerre des victimes, opposant néo-colonialistes désabusés et anciens Suds abusés.
Il est désormais venu le temps pour un monde véritablement post-colonial, un monde pas seulement décolonisé sur la carte, mais dans lequel les rapports de pouvoir hérités sont désormais dépassés. Voyons maintenant d’où vient en partie cet héritage.
Les hommes ont toujours été amenés à se rencontrer. Par goût et par nécessité. Mais pour diminuer la peur de l’inconnu, transformer les flots tumultueux en croisière d’agrément, les hommes ont besoin d’ajouter des rapports de pouvoir à la rencontre, de mêler attirance et domination. On doit et on veut aller vers l’autre, mais ce qu’on veut surtout, c’est la promesse d’un ailleurs, d’un autre, dont on peut jouir, qu’on peut dominer et domestiquer.
Pour ce faire, au moment de leur conquête mondiale des 19ème et 20ème, les Européens ont eux inventé un concept devenu si puissant qu’il influence encore aujourd’hui notre vision du monde. Ce concept c’est l’exotisme. L’exotisme, c’est donner une couleur particulière à un peuple ou un lieu, et ce faisant, l’assigner, faire en sorte qu’il reste à sa place, n’évolue pas et ainsi faire respecter l’ordre du monde. L’exotisme doit satisfaire le goût des autres et l’attrait pour l’ailleurs, tout en le débarrassant de la peur de l’aventure. L’exotisme doit permettre de goûter à la mobilité sans être bouleversé, sans perdre ses repères. En gros, l’exotisme consiste à inventer l’autre pour le dominer.
« L’exotisme, en tant que catégorie de la pensée, détermine des pratiques qui ont un effet réel sur le monde réel ; et parmi ces pratiques, celles qui ont permis ou permettent à l’Occident de dominer ou d’exploiter le reste du Monde. » (« Qu’est-ce que l’exotisme ? » Jean-François Staszak, 14) Au début de l’histoire, l’exotisme, c’est la construction occidentale de l’autre et de l’ailleurs à l’époque coloniale. Représentation du monde, discours puissant sur l’ailleurs, qui a servi comme doctrine d’appui à la colonisation européenne. Les Européens vont déterminer une norme, le centre occidental, et considérer tout ce qui diffère de cette norme définie, soit tous les territoires coloniaux, comme exotiques. Seront associés à la notion les ailleurs lointains et chauds, bizarres mais domesticables. Les ailleurs colonisés étant par ailleurs considérés comme des civilisations moins avancées, ce qui est considéré comme exotique est donc considéré comme inférieur.
Des imaginaires géographiques clés en main vont être créés, des ensembles homogènes de stéréotypes, des décors types, qui correspondent aux prétendus univers des ensembles coloniaux : proche-oriental, moyen-oriental, extrême-oriental, océanien, africain. Ces imaginaires lointains et attirants vont agir comme arme de propagande colonialiste, et susciter du désir pour l’Empire.
Au-delà d’une doctrine, l’exotisme va devenir une passion européenne. Un attrait pour l’autre teinté de condescendance et d’un sentiment de supériorité. Créé dans la deuxième moitié du 19ème, durant une période de lassitude pour la civilisation européenne teintée d’un anti-modernisme, l’exotisme, fascination condescendante pour l’ailleurs, goût pour l’ailleurs, implique aussi un goût pour l’antan, et donc pour les civilisations antérieures.
L’exotisme, dans sa dimension originale c’est donc l’invention de l’Orient (Edward Said) et du Sud par l’Occident. C’est l’assignation de caractéristiques à l’autre, et l’ancrage chez lui d’un sentiment d’infériorité. Cette vision a créé un imaginaire puissant autant pour les colons que les colonisés. Les uns considérant les autres comme exotiques, et les autres se considérant comme tels. L’exotisme créé un rapport ambigu aux ailleurs et aux autres fait d’attirance, de curiosité, de fascination, de désir, de volonté d’appropriation.
Ses influences sont immenses, les imaginaires conditionnant des pratiques qui elles-mêmes ont un impact sur l’espace. L’exotisme a eu et a encore un impact sur les lieux, les économies, les rapports sociaux. Il a créé des normes, des objets, des lieux, dont une grande partie des lieux produits par le tourisme.
L’exotisme a surtout créé un mode de rapports des Occidentaux vis-à-vis du monde. Ce grand malentendu originel détermine encore souvent leurs rapports au mouvement, aux autres, qui consiste à envisager les rapports à l’autre comme positifs s’ils sont choisis, déterminés, et dominants. Ce type de rapport est encore présent à travers notamment l’attitude en tourisme ou le rapport aux migrants du Sud.
L’exotisme a aussi contribué à fixer et figer le passé, à assigner le monde, donc à propager l’idée de lieux, de peuples, de cultures statiques. Cette vision a donc une responsabilité dans le malentendu universel actuel, dans le délire de pureté, de recherche d’essence, de civilisations prétendument définissables. Il a contribué à essentialiser des identités culturelles préalablement hiérarchisées.
Enfin l’exotisme va contribuer à faire naître un certain type de tourisme, dans lequel les lieux sont appréhendés comme des ensembles de stéréotypes figés et qui donnent lieu à un spectacle, à une mise en scène de l’autre par l’autre. L’industrie touristique va transformer les lieux en spectacles pour les rendre conformes aux images, elles-mêmes reproduites encore et encore par les touristes validant ce qu’ils étaient venus chercher. L’exotisme ne pousse pas à l’exploration, mais invite à un voyage dont le but est d’expérimenter et de reproduire des imaginaires attirants et connus, mis en lumière par la publicité touristique, qui se concentre sur quelques images et lieux stéréotypés.
« le développement du tourisme international et l’essor actuel de la curiosité pour les cultures de l’autre manifeste un goût de l’exotisme plus fort que jamais. La mondialisation semble avoir produit de l’exotisme et non l’avoir fait disparaître. » (Jean-François Staszak, 7)
Très en vogue durant la période coloniale, l’exotisme fut dépassé lors du règne de la modernité et de l’utilitaire, période durant laquelle on ne cherche plus à s’approprier des cultures autres inférieures mais à jouir du même partout et à développer ces autres selon un modèle unique de modernité. Le monde post-moderne, appuyé par un désenchantement de la modernité, voit un retour en force de l’exotisme, qui s’exprime notamment à travers le « goût pour l’Autre et « les cultures du monde » » (Staszak, 13). Les mondialisés sont désormais en recherche d’authenticité. Et les Occidentaux paniquent face à la modernisation et la disparition des sociétés traditionnelles de l’ailleurs. Après avoir voulu sauver les autres en les développant, les sauver en les modernisant, il s’agit maintenant de les sauver en les préservant. Avant l’autre était ce qu’il n’est pas encore et doit aspirer à devenir, c’est-à-dire « nous ». Désormais l’autre est ce qu’on n’est plus, à notre grand regret, c’est-à-dire prétendument authentique. Il doit rester notre passé, rester préservé. On pourrait taxer cette posture de néo-coloniale, si elle ne s’appliquait pas tout autant à nous qu’aux autres, si le goût pour l’antan ne conduisait pas à « s’exoticiser » soi-même.
Si on cherche à satisfaire cet attrait pour le passé en réinvestissant nos terroirs, ce goût pour l’immobilisme peut aussi être satisfait à travers la mobilité. Problème, l’ailleurs n’est pas plus authentique qu’il n’est modernisé à notre image. L’ailleurs est hybride. Ce nouvel exotisme en terres hybrides est donc source de malentendus et conduit à des situations cocasses. Les hommes sont mal à l’aise et perturbés face aux lieux hybrides, aux réalités incasables. Ainsi l’autre ne serait ni moderne exactement comme nous ni plus authentique ? Ni tout à fait nous ni plus tout à fait « eux » ? Cet attrait pour de nouvelles formes de tourisme exotique s’accompagne d’un désir de rencontre authentique. On ne veut plus d’une mise en scène créée dans un territoire réservé aux touristes, mais d’un tourisme en immersion, qui induit des populations à rejouer leur passé et sur-jouer leurs cultures pour satisfaire aux stéréotypes nostalgiques.
Désormais, voyager en omettant de consommer local ou voyager en faisant vivre l’industrie touristique est considéré comme vulgaire par l’élite. Refuser « d’exoticiser » l’autre en voyage, c’est se voir accuser de rechercher la maison, de ne pas faire un voyage authentique. Or, ne pas considérer celui qu’on visite comme différent, c’est adhérer au postulat d’un monde hybride. C’est considérer que l’autre n’est pas pittoresque, mais mondialisé. La véritable posture post-moderne consiste à aborder tout le monde de la même façon à priori, dans une posture neutre. D’arrêter de constamment parler pour les autres, mais de se laisser guider par lui. C’est lui qui me donne la clé, le chemin, l’attitude à adopter.
A côté de l’industrie touristique, l’exotisme postmoderne se manifeste aussi par l’explosion de l’économie ethnique et de l’industrie d’objets exotiques, et s’exprime notamment à travers les mises en scène dans les quartiers ethniques touristiques des Villes-Monde.
Mais l’Histoire a fait son œuvre. Dans une réalité désormais post-moderne, on est potentiellement tous exotiques, tous potentiellement amenés à être « folklorisés ». La diminution de la puissance occidentale conduit à un intérêt moindre pour la culture occidentale, et à l’augmentation de l’attrait pour d’autres cultures, y compris pour les Occidentaux eux-mêmes. L’Occident en déclin, devenant lui-même une minorité, après avoir essentialisé et « exoticisé » les autres, devient à son tour exotique pour les civilisations en progression qui désormais voyagent. Il existe désormais un attrait pour un Occident musée, qui répond au stéréotype des grosses pierres et des ruelles sinueuses, d’un certain art de vivre….
Se lancer dans une réflexion sur le Monde mobile sans aborder le tourisme me paraissait inconcevable, encore fallait-il trouver sous quel angle l’aborder. Il s’avère que le tourisme a pleinement sa place dans ce chapitre pour plusieurs raisons. Héritier de l’exotisme, il est aussi lié à la colonisation, car il constitue la perpétuation de la rencontre mondiale menée par l’Occident sous d’autres formes. Après avoir colonisé l’autre, l’Occident va désormais visiter l’autre. D’autre part, d’abord marqué de l’empreinte du pouvoir occidental, comme les colonisations et l’exotisme, le tourisme s’égalise, se transforme à mesure que le monde se multi polarise, se mondialise, se post-modernise. Enfin, prendre le tourisme comme exemple, c’est encore considérer tous les types de mobilités comme étant égales par ailleurs, à savoir pas opposables, répondant à un phénomène global. Face à l’hystérie d’une prétendue invasion planétaire des autres, mettre en lumière le phénomène d’invasions le plus majeur aujourd’hui, et le considérer comme mode de mobilité égal, permet de remettre les choses en perspective.
Le tourisme apparaît comme la rencontre globale majeure aujourd’hui. En guise de mise en bouche, un chiffre : le monde voit aujourd’hui circuler plus d’un milliard de touristes. En comparaison de ces migrations éphémères, les 232 millions de migrants internationaux (3.2% 2013) apparaissent comme des amateurs des mobilités ! Si ça semble à priori insensé de rapprocher ces deux phénomènes, comme toute mobilité, le tourisme a lui aussi un immense impact sur les sociétés, les identités, les cultures, l’environnement, l’économie, les territoires. Il modèle les paysages et les régions. Il possède un réel pouvoir de transformation du monde. Le tourisme est un phénomène sans précédent. Aujourd’hui une part importante des hommes, des infrastructures, et des territoires sont réservés et engagés dans cette rencontre du monde.
Le tourisme est une invention européenne du 19ème siècle né à la fois la de la « villégiature », un tourisme-territoire des aristocrates anglais et de la pratique du Grand Tour, un tourisme de réseau. Le tourisme est l’articulation de deux éléments, d’une mobilité et d’un ancrage provisoire (Lévy-Lussault), un passage. Le tourisme signifie habiter provisoirement ailleurs. Le tourisme crée donc territorialités et territoires.
Le tourisme est un système-monde, un fait social total. Un monde en soi. Un monde parallèle. Avec ses habitants, ses lieux, ses territoires, ses réseaux, ses lois, ses valeurs, ses institutions, ses pratiques, ses rapports, ses infrastructures. Comme toute mobilité, le tourisme contient une dimension marchande.
Le tourisme c’est ce type de mobilité qui donne un sentiment de liberté et de puissance. C’est la possibilité de réaliser son propre bouclage de la planète, de se constituer un imaginaire élargi avec les territoires de son choix, d’enrichir son identité en bricolant avec les lieux.
A l’heure du repli identitaire et de la crise économique mondiale, ce mode de rencontres semble pourtant faire l’unanimité. Le tourisme représente le premier poste du commerce mondial ! Rien de moins qu’un dixième de l’économie mondiale est concernée, mobilisée pour la rencontre mercantile du monde. Une grande partie des économies mondiales sont donc consacrées à la rencontre des ailleurs et des autres. Le tourisme compte pour plus de la moitié du PIB de certains pays, est la principale source économique de nombreux pays en développement, jusqu’à une quasi mono-économie pour d’autres. Rien qu’en France, il créé 7.5% des emplois.
En 2013, le tourisme a contribué pour 7’000 milliards de dollars à l’économie de la planète, correspondant à 9,1% du PIB mondial, et enregistrant une hausse de 6% par rapport à l’année précédente. En 2013 toujours, le tourisme a employé 266 millions de personnes, soit 1/11 emploi dans le monde. 2014 a connu une progression de 4.4% de touristes internationaux, atteignant nouveau record de 1,135 milliard. Et l’an dernier, l’industrie du tourisme a vécu sa cinquième année de hausse consécutive après la crise économique globale de 2009. Les projections annoncent jusqu’à 1,8 milliard de touristes internationaux d’ici 2030 ! (Chiffres : Organisation Mondiale du Tourisme. OMT) Au regard de ces chiffres, la dépendance des mondes à l’égard de la grande rencontre globale semble colossale.
Si la plus grande partie des visites concernent des touristes des « Nords », où nombreux vouent une bonne partie de leurs revenus à la mobilité et aux rencontres avec l’ailleurs, qui se rendent dans d’autres « Nords », 35% de la fréquentation revient aux « Suds », aux pays en développement, qui voient graduellement leur part augmenter.
Dans un contexte de crise économique mondiale et de replis identitaires, c’est paradoxalement la rencontre des mondes qui contribue à juguler la crise économique. S’il n’y a pas de mobilités sans échanges marchands, avec le tourisme on assiste à un renversement de la cause. Désormais l’objet de l’échange c’est la mobilité elle-même, mobilité qui représente aujourd’hui le premier poste de l’économie mondiale.
Devant ces chiffres qui donnent le tournis, on se demande si les gagnants de la mondialisation ne disposeraient désormais pas du monde à leur guise. Un terrain de jeu qu’ils pourraient traverser quand ça les arrange, verrouiller quand ça les dérange. Prendre beaucoup de place mais ne pas vouloir en laisser. Le tourisme « constitue un reflet assez fidèle de l’organisation de la planète et de ses disparités. «Migrations d’agrément » et «migrations de désagrément» se croisent aux frontières, béantes pour les uns, grillagées pour les autres, du premier monde et du tiers-monde. » (Bernard Duterme, 2006)
Vous pensez qu’il est désormais temps d’arrêter le monde ? Il est plutôt le temps pour une prise de conscience : chaque type de mobilité est synonyme de bénéfices pour soi et d’impact sur l’autre. On a trop souvent tendance à hiérarchiser les mobilités. Il y aurait d’un côté les bonnes mobilités, les mobilités pour dépenser. De l’autre les mauvaises mobilités, les mobilités pour gagner. Or une autre vision est possible, en considérant que ces mobilités correspondent à la circulation des richesses à l’échelle globale. Le marché mondial interdépendant conduit à une circulation généralisée de l’argent et des hommes. Complémentaires, mobilité pour dépenser et mobilité pour gagner représentent les deux faces du phénomène d’auto-équilibrage du monde. On va chez l’autre. L’autre vient chez nous. Des autres viennent pour gagner d’autres viennent pour dépenser. On va et on vient. Des autres vont et des autres viennent. On prend de la place chez les autres. Les autres prennent de la place chez nous. On influence les cultures des autres par nos pratiques. Les autres influencent nos identités par leur pratique. Il y a équilibre tant que les vannes restent ouvertes et les circulations peuvent se déployer. Il suffit d’arrêter le mouvement dans un sens et tout le système se grippe.
Je m’interroge, ne serait-ce pas l’autre en soi le problème, mais, davantage que son installation, ses manques de moyens ? Cette hiérarchie financière des mobilités conduit à des contradictions, des positions ambivalentes face aux cultures des autres, qui semblent surtout poser problème lorsque l’autre est pauvre. On stigmatise certaines cultures mais on drague les riches qui les portent. On jette le migrant mais on drague le touriste. Alors qu’ils font tous partis du même système de circulation de l’argent et des hommes. Sur un même territoire national étranger peuvent cohabiter des touristes et des migrants d’une même nationalité, vivant simultanément et parallèlement une expérience du pays « visité » très différente.
Comme toute rencontre globale, celle-ci ne déroge en rien à la règle. Imparfaite et maladroite, avec ceci près qu’elle contient en elle-même une forme d’imperfection qui lui offre un grand potentiel de progression. Le tourisme a ses détracteurs et ses partisans. Les uns y voient un facteur de paix et de rencontre des peuples, un enrichissement économique et humain, en un embellissement du monde.
Du côté des opposants on dénonce un néo-colonialisme producteur d’inégalités qui de surcroît standardise le monde. Une marchandisation généralisée des lieux et des comportements. Ils fustigent sa dimension sur-consommatoire et vulgaire. A les entendre, le tourisme ne permettrait pas de réelles rencontres, provoquerait des chocs culturel et des tensions en raison de l’écart de niveaux de vie souvent très importants entre visiteurs et visités. On l’accuse d’apporter dans le sillon de la modernité l’emprise de l’argent, qui détruit les organisations traditionnelles en y détournant les gens. En outre, le tourisme permettrait des abus et ferait naître des réseaux mafieux. Ses détracteurs le considère comme un monde en bulle, décontextualisé, et qui succombe à l’excès d’un libéralisme qui fait et fait faire de l’argent, peu importe les régimes politiques. Enfin l’industrie touristique n’échappe pas à la critique sur l’ambivalence des firmes transnationales, qui certes distribuent du travail, contribuent à la circulation des richesses mais s’en approprie surtout une grande partie.
On retrouve avec le tourisme notre triade des mobilités : échanges marchands, goût pour l’autre et l’ailleurs, et pouvoir. Le tourisme répond aux codes de l’exotisme, à savoir l’attirance pour un ailleurs qu’on veut dominer, s’approprier. Cette fois, les lieux ne se conquièrent plus par la force, mais par l’argent.
A première vue, le tourisme se présente donc comme un autre mode de colonisation occidentale, comme une nouvelle conquête globale du monde, du plus petit recoin du monde, une conquête touristique du monde, qui conduit à l’économisation de toute la planète. Mais une colonisation éphémère et en réseau, sous forme « d’économie-monde ». Certains voient dans le tourisme un « nouvel usage occidental du monde » (Bernard Duterme, 14).
Mais le tourisme possède ses vertus. Mode de rencontre éphémère, le tourisme semble aujourd’hui être un type de mobilité mieux toléré que d’autres. Cette rencontre globale organisée, cadrée, sur base libérale, apparaît comme un bon compromis à une époque de crise de la mondialisation et de tendance à la démondialisation. Accueillir le touriste, ce migrant éphémère en réseau qui pratique un semi-nomadisme marchand comporte des intérêts.
Mobilité « marchandisée », installations éphémères, visas éphémères, rencontre codifiée, les termes de l’échange sont clairs : la rencontre est à la fois marchande et éphémère. Ces visites éphémères à potentiel économique induiraient des bouleversements moindres sur les identités. La rencontre entre les cultures est temporalisée. On tolère mieux l’envahisseur semi-nomade, de passage, qui n’a pas vocation à remettre en cause l’organisation sociale aussi profondément que s’il s’installait. Les autres sont en permanence là, mais ne s’installent pas.
La tolérance envers ce type de mobilité vient donc surtout de la dimension marchande affirmée du tourisme, qui sert d’intermédiaire clair dans la rencontre. Les autres sont là, mais ils rapportent de l’argent. Le tourisme fonctionne ainsi comme un rééquilibrage, une redistribution des devises du monde, où ceux qui possèdent davantage réinvestissent leurs surplus ailleurs. Le tourisme peut donc agir comme facteur de développement économique pour des régions qui ont été exclus de la production mondialisée.
Fonctionnant comme langage commun de base, derrière cet échange matériel, la rencontre est possible. La rencontre établie sur une base d’abord matérielle n’est pas contradictoire avec la rencontre culturelle. Et si le tourisme comprend toujours une mise en scène dont plus personne n’est dupe, cette dernière permet la première approche.
Rejeton de la mondialisation libérale, le tourisme se révèle comme un révélateur en miniature de tous les enjeux, les dynamiques et les contradictions de la mondialisation contemporaine. Le tourisme participe à la marchandisation, folklorisation et disneylandisation du monde, qui devient un décor.
Déjà, une grande partie de l’économie touristique mondiale est en mains de firmes transnationales, de multinationales qui fonctionnent en réseau, et entretiennent un rapport ambigu avec le pouvoir territorial. Si elles ne peuvent détourner les lois sur la mobilité, elle possède leur lobby, le WTTC (World Travel & Tourism Council) qui appelle les gouvernements à assouplir les politiques de visas et mettre en place des politiques fiscales adaptées. Si les firmes transnationales organisent les flux, les États ont le pouvoir de les autoriser ou pas. Un État vers lequel on se tourne d’ailleurs pour réglementer, pour cadrer les termes de la rencontre, lorsqu’une trop grande déréglementation du tourisme conduit à des abus de comportements ou financiers.
Le tourisme conduit à la fois à l’uniformisation du Monde et à la différenciation des mondes. Par un mode de développement standardisé, il uniformise les lieux et les cultures, en même temps qu’il les hybride. Il participe à la dynamique de réaffirmation des identités culturelles, à la fois pour soi, en réaction à la crainte d’uniformisation, mais aussi pour l’autre, l’identité culturelle étant mise en scène pour satisfaire le touriste. De plus, les territoires doivent désormais se démarquer et s’affirmer pour attirer les touristes. Le tourisme marque donc l’avènement de l’identité territoriale. Les lieux n’échappent pas plus que les hommes à la frénésie identitaire contemporaine.
Gros consommateur d’espaces aux effets territoriaux importants, le tourisme n’échappe pas aux questionnements au sujet des conditions dans lesquelles doit se dérouler cette mobilité, du mode de cohabitation souhaitable entre autochtones et visiteurs, du type d’intégration à préconiser, entre territoires parallèles et territoires intégrés. Les territoires des touristes et des locaux peuvent s’ignorer, se superposer, se croiser ou se confondre. A l’origine d’un vivre ensemble éphémère et constant, le tourisme implique donc les mêmes tensions et les mêmes modes de cohabitation à disposition que les autres types de mobilités.
Les touristes peuvent s’isoler ou être mis à distance dans des territoires importés, des implantations artificielles, lieu clos, hors-sol, qu’on appelle complexes touristiques. Les touristes peuvent aussi pratiquer une territorialité mixte, en fréquentant un mélange de lieux dédiés et de lieux partagés. On ne remarque même plus ces lieux dédiés, tant l’infrastructure touristique tentaculaire et en perpétuel réinvention fait aujourd’hui partie de notre paysage. Hébergements, hôtels, sites dévolus, stations, restaurants, loisirs, transports, monuments, hauts-lieux, campings, attractions. Les touristes peuvent aussi s’approprier et entrer en compétition avec les espaces des autochtones. La cohabitation pacifique et distante peut devenir cohabitation conflictuelle.
Dans une posture exotique traditionnelle, le tourisme conduit à la création de comptoirs, pour demeurer entre soi, le visité n’étant qu’un élément de la mise en scène. Dans une posture exotique postmoderne, le touriste se veut en immersion, il s’invite littéralement dans l’intimité de l’autochtone. Il ne veut plus s’isoler dans des lieux exempts de la culture locale. Ce tourisme peut parfois se révéler plus problématique pour les populations locales, car plus intrusif. La tendance actuelle à confondre territoires du touriste et du résident représente certes un enrichissement culturel et social, mais n’est pas exempt de tensions. Désormais, le touriste veut s’intégrer, mais ce désir peut créer des tensions si ce souhait est unilatéral. Pénétrer dans le territoire de l’autre revient parfois à transgresser l’accord commercial de base. Voyager dans le respect des populations locales, c’est aussi accepter que certains pays préfèrent séparer strictement territoires du touriste et territoire du résident.
La mondialisation redessine les marges, et diminue la pertinence d’un raisonnement qui pense en termes de Nords et de Suds. La mondialisation économique s’est affranchie de son créateur, lui ôtant son instrument de domination. Elle a pris son autonomie par son fonctionnement transnational, en se démarquant des entités politiques territoriales, poussant les gouvernements occidentaux à réagir et se poser comme opposants à leur propre création en mettant des barrières sur la route d’un réseau global qui s’est peu à peu affranchi de leurs frontières. Quoi qu’il en soit, le réseau de firmes occidentales, en jouant sur les différences de coûts à l’échelle mondiale, a fait entrer dans le monde connecté du réseau de nombreux lieux dits du Suds, et déconnecté de nombreux territoires dits du Nords. Les nouvelles marges, marges du réseau, sont donc distribuées à la fois en Occident et aux Suds.
Cette phase de mondialisation qui s’accompagne d’une idéologie post-coloniale et post-moderne, a abouti à une nouvelle hiérarchie mondiale multipolaire, avec des nouveaux centres parmi les anciens pays colonisés, qui ont su entrer dans le réseau et s’adapter à ses règles. Cette nouvelle hiérarchie permet aujourd’hui aux autres de visiter l’Occident, ainsi qu’aux nouvelles régions marges occidentales d’utiliser les mêmes outils que leurs cousines du Sud, en se « touristisant », se mettant en scène pour créer une nouvelle manne économique. Le tourisme agit donc comme un palliatif pour les nouvelles marges, les périphéries de la mondialisation.
Si le tourisme, métaphore de la mondialisation, apparaît à priori comme creuseur d’inégalités entre Occidents et anciennes colonies, elle s’avère creuseur d’inégalités autres, là où les inégalités classiques tendent à se juguler. Le mouvement, toujours et encore le mouvement. Ici mouvement de l’Histoire qui nous dit qu’aucune situation n’est jamais statique. Les flux, les mouvements donc, engendrant des retournements.
En attendant, le tourisme permet aux nations européennes de juguler la crise économique. Ainsi en est-il de l’Espagne ou la Grèce, dans une moindre mesure la France, où on procède à une requalification spatiale des anciens bassins industriels, d’une récupération touristique de lieux existants vidés de leurs fonctions premières.
En sus d’un tourisme comme palliatif à la crise économique. Le tourisme se présente comme un palliatif aux replis identitaires et au rejet de l’autre. L’autre qui a encore une utilité. On le voit par exemple dans des pays comme l’Egypte, où mouvements conservateurs et une partie de la société civile sont en désaccord face au sort touristique. Le tourisme fournit du travail. L’autre est certes différent mais constitue une ressource économique importante, donc je ne me ferme pas à l’autre. On voit le drame pour un pays comme la Tunisie, qui paie pour le repli du monde, à cause de quelques assassins. Au-delà des médias, de la géopolitique et des nationalismes, le tourisme est aussi l’occasion pour certains peuples « ennemis » d’apprendre à se connaître, à se voir en vrai. Ainsi, à travers le tourisme s’opère par exemple gentiment un rapprochement sino-japonais.
Dans le même ordre d’idée, un pays qui véhicule une image raciste fait diminuer sa fréquentation touristique, se privant ainsi d’une part importante de son PIB. Le tourisme se présente donc comme le type de mobilité pour lequel on veut se montrer sous son meilleur jour.
Le tourisme est une rencontre des plus perfectibles, mais une rencontre qui s’améliore. Il devient durable, alternatif, éthique, solidaire. Et surtout il se démocratise. Il s’ouvre à toute une nouvelle classe moyenne de pays émergents. Le tourisme se présente comme une rencontre à priori inégalitaire mais à potentiel égalitaire. Le développement de l’industrie touristique permet d’uniformiser un peu les revenus, contribuant à sortir de la dichotomie entre riches qui voyagent, pauvres qui accueillent. Il est à la fois révélateur des disparités et égalisateur de ces disparités.
La démocratisation du tourisme s’accompagne des pleurs des élites, qui fustigent le prétendu vulgaire « tourisme de masse ». Voilà une réactivation sur un autre mode de la bataille pour les mobilités. Après le respectable expatrié et le migrant économique parasite, voici le bon touriste, habitué du monde, et le mauvais touriste, masse indistincte et sans distinction, et horde chaotique. Voilà qu’aux hordes occidentales viennent se greffer les classes moyennes des pays émergents. Je crois qu’on l’aura compris. Les dominants ne tolèrent pas qu’on leur vole leurs mondes. Ni chez eux, ni ailleurs. Même agoraphobie, qu’elle s’appelle touristophobie ou xénophobie, même mouvement de rejet devant ce surinvestissement des autres dans leurs lieux. Les hiérarchies, celles qui voient les élites se partager sous et espaces, doivent être conservées. Ainsi le bon touriste, issu des rangs de l’élite du tourisme, ne s’amasse pas vulgairement sur des sites démodés. Non, lui recherche le rapport « authentique » avec un autre préservé et différent… Boutade mise à part, ce touriste confirmé n’est pas conscient que sous son éthique se niche des rapports de pouvoir.
Alors que la rencontre touristique s’améliore pour les uns, elle peut se muer en cauchemar pour les autres… le tourisme serait-il allé trop loin ? Les habitants de Venise ou de Barcelone semblent le déplorer. Le « hola » atteint désormais les villes. Le territoire des touristes a mangé tout l’espace, imposant ses pratiques et reléguant les résidents en périphérie. A Venise, les touristes se sont réapproprié les territoires des résidents. La mise en scène a petit à petit englouti le lieu. Dans un autre registre à Barcelone l’économie touristique a pris tant de place, transformant la ville en petite colonie par et pour les touristes. Ainsi la maire de Barcelone va prendre des mesures pour freiner cette invasion et rendre un peu de leur ville aux habitants.
Longtemps à l’abri des replis, le tourisme, lorsqu’il transforme trop les territoires, lorsqu’il détourne trop violemment les ressources, lorsqu’il s’approprie trop de territoire, lorsque les modes de vie entrent trop en télescopage, conduit au même type de rejet que les autres mobilités.
A l’image des autres mobilités, le tourisme fait se déplacer et se rencontrer les imaginaires. Il permet le mouvement comme expérience du monde pour laquelle fondamentalement on est fait. Donc à l’image des autres rencontres du monde, le tourisme se révèle aussi perfectible qu’incontournable.
Ce qui apparaît comme une évidence à travers l’histoire des mondialisations, c’est que l’enjeu c’est toujours la géographie, la conquête du monde, qu’elle soit territoriale, touristique ou économique. L’enjeu c’est la mobilité, la compétition mondiale pour la mobilité, pour le monde.
Colonisations territoriales et colonisations en réseau, ces phases de mondialisation placées sous le signe de la domination, de la conquête, ont contribué paradoxalement à créer un monde postcolonial et post-moderne, en uniformisant, hybridant et interconnectant les mondes. Anciens colons et colonisés se retrouvent sur les mêmes terres, l’impérialisme économique de réseau américain a fait émerger des pays qui ont surpassé le maître dans le maniement des codes de la mondialisation, créant un monde multipolaire. Puissances en explosion et puissances en déclin petit à petit se rejoignent et s’égalisent. Ambivalente domination qui aboutit à un monde sans plus de dominants.
Ces phases de mondialisation nous ont conduits d’un monde moderne, où un seul monde, l’Occident, choisissait les termes de la modernité, à un monde postmoderne, où le système de valeurs unique a été complété par une pluralité de modèles. Les valeurs autrefois dominantes ont été relativisées pour laisser de la place aux autres voix, aux autres voies, permettant l’exploration d’alternatives créatives.
Modernité ⇒Diversité (s) ⇒ Hybridité. Aujourd’hui, on se situe au carrefour entre les phases de Diversités et d’Hybridité, dans une phase d’affirmation des cultures. Construire la société postmoderne, c’est atteindre la phase d’hybridité, de mélange des savoirs différenciés. Construire un monde non pas d’une multitude de certitudes, mais un monde sans certitudes, un monde où on célèbre les incertitudes, un monde où plus personne n’aurait le pouvoir de parler pour les autres, un monde plus égalitaire sans plus de culture dominante. On est globalement, tous « modernisés », on ne reviendra pas là-dessus. Désormais, on va devoir dessiner le monde de concert. Un monde qui ne signe plus le triomphe d’une seule civilisation à la fois, mais un monde où cohabitent des civilisations fortes.
Mondialisations – Colonisations ⇒ Ville-Monde
Création de la mondialisation contemporaine, la ville-monde hybride et diverse est le résultat de toutes ces phases et phénomènes cumulés. Lieu des destins inextricablement liés des anciens colons et anciens colonisés, lieu de la cohabitation des puissances d’hier et des puissances d’aujourd’hui. Lieu où on goûte au soulagement d’être désormais tous des minorités. Lieu de l’exotisme généralisé, de la mise en scène de tous en attendant l’hybridité généralisée.
On se situe au stade du processus de mondialisation qui marque le début d’égalisation des termes de la rencontre. C’est peut-être sur les legs de ces rencontres manquées qu’on parviendra finalement à véritablement fonder la Cosmopolis. Bâtir la Cosmopolis comme une chance de se servir de toute cette Histoire pour en faire quelque chose de positif, l’opportunité de bâtir sur ces rencontres bâclées un monde non pas à défaire, ni une guerre des victimes et une compétition des rancœurs. Les erreurs commises et les douleurs provoquées ne doivent pas être vaines. La ville-monde, résultante ultime des rencontres globales, nous est offerte comme une chance de construire ensemble sur le legs des rencontres passées. La ville-monde signe l’émergence d’un lieu définitivement post-moderne et post-colonial, à savoir le lieu de la confluence, d’une rencontre qui ne serait plus dominante et unilatérale.
La Ville-Monde apparaît comme l’étape ultime de ces rencontres. Il ne s’agit plus de rencontrer l’autre en le colonisant, ni par le voyage. Cette fois c’est le voyage qui se déplace, c’est le monde importé. L’exotisme généralisé. On ne parle plus de l’exotisme comme discours colonial, ou de l’exotisme comme appui de la mise en tourisme du monde, mais d’un caractère exotique global. Lorsqu’on est si mélangés qu’on est tous des minorités, alors on devient tous à la fois exotiques et cosmopolites. Autres et mêmes. Tous étranges. Plus d’étrangers. La ville-monde est productrice d’un exotisme qui ne serait plus mise à distance mais mise en présence.