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Little India
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LE PROJET COSMOPOLIS
Tentons déjà d’y voir un peu plus clair en divisant la communauté transnationale en deux périodes d’immigration (Bruneau, 2001). La première diaspora a débuté dans le cadre de l’Empire britannique, remonte à 160 ans environ, et s’est disséminée dans l’Océan Indien, les Caraïbes et le Pacifique. Elle est constituée à la fois par une diaspora prolétaire de travailleurs sous contrat de l’Empire britannique venus remplacés les esclaves noirs émancipés, d’une diaspora marchande et d’une diaspora d’auxiliaires de l’Empire. Cette première diaspora a développé une conscience identitaire commune et une plus forte homogénéité culturelle, forgée en partie par le racisme et la discrimination en période coloniale et post-coloniale. La deuxième diaspora est la diaspora plus récente ayant migré en Europe et dans le Nouveau Monde. Il s’agit à la fois d’une ré-émigration après la décolonisation de la première diaspora vers le Nouveau Monde et l’Europe occidentale (surtout en Grande Bretagne) ; des descendants de la première diaspora, qui constituent depuis la fin du 19ème siècle une population intermédiaire (petits commerces, petites industries, métiers tertiaires) ; et l’émigration permanente d’une élite intellectuelle indienne. Ces migrants appartiennent aux classes moyennes et supérieures, ils possèdent des moyens financiers et de communication leur permettant de maintenir des liens plus forts avec leur pays d’origine. On peut ajouter les migrants économiques, les migrants politiques comme les Sri Lankais, les représentants des firmes internationales, ainsi que les travailleurs non qualifiés, qui ont des contrats temporaires dans les pays du Golfe ou dans les villes mondiales d’Asie du Sud Est.
Avec l’entrée de l’Inde sur la scène internationale, dans la mondialisation, les migrants ont augmenté de manière substantielle, augmentant dès lors aussi leur visibilité dans les sociétés d’installation. Ces vingt dernières années, on a assisté à de nouvelles vagues de migrations indiennes développant de nouvelles identités.
La communauté transnationale indienne a été créée, définie du dehors par l’État indien lui-même. Cette construction va ensuite être renforcée par le discours unificateur et l’action du gouvernement nationaliste hindou du Bharatiya Janata Party (BJP). Voyons comment la communauté transnationale indienne a été récemment institutionnalisée et comment son identité a été instrumentalisée.
Sa création remonte à l’apparition de l’Inde sur la scène internationale, et s’inscrit dans un changement de paradigme lié à la mondialisation, qui valorise désormais la mobilité et le cosmopolitisme. Au moment de la libéralisation économique de l’Inde au début des années 1990, l’État commence à percevoir le potentiel des populations expatriées. Le « Overseas Indian » devient alors le « Non Resident Indian », Indien qui ne réside pas en Inde, et avec lequel il faut renouer des liens. En 1997, le parti nationaliste BJP arrive au pouvoir, avec un discours sur la “New India”, la renaissance de l’Inde. Ce gouvernement va mettre en œuvre une véritable politique vis-à-vis de ses expatriés, voués à devenir des ambassadeurs de l’Inde, à jouer un rôle dans sa montée en puissance.
L’année 2003 marque la création du « Global Indian », qui permet de rassembler les « People of Indian Origin », les émigrés anciens ayant une autre nationalité, descendants des migrants partis suite aux mouvements de main d’œuvre dans le cadre de l’Empire colonial, et les « Non Resident Indians », qui recouvre tous les émigrés récents depuis 1970 et qui ont un passeport indien. Avec la « famille indienne globale », c’est l’idée d’une nation globale qui émerge. En parallèle, le gouvernement créé une journée des expatriés, “Overseas Indian Celebration”, durant laquelle on célèbre cette famille indienne globale et met en avant les contributions des expatriés, qui constituent désormais une fierté nationale. La vision du « brain gain » a remplacé celle du « brain drain ».
Mais cet État puissamment globalisé doit en même temps être puissamment indien. Le Gouvernement nationaliste va donc amener le principe de l’Hindutva, soit le nationalisme culturel hindou. Il désire donc créer une « famille indienne globale » qui soit avant tout une famille hindoue, avant tout composée de migrants qualifiés, vivant avant tout en Occident (Edwards, 2008, 458). Cette famille va donc contribuer à la création de divisions internes, entre Hindous, Musulmans, Sikhs, etc., des clivages qui peuvent se transmettre dans l’espace diasporique.
L’année 2015 marque un nouveau tournant dans les relations entre le gouvernement nationaliste indien et sa communauté transnationale qui détiendrait plus de 100 milliards de dollars d’actifs en Inde. Le Premier ministre Narendra Modi a récemment assoupli l’octroi des visas pour les familles émigrées depuis plusieurs générations et exhorté la diaspora indienne à revenir au pays pour y exercer ses talents, et bénéficier des opportunités que le pays a à leur offrir.
Le degré des liens politiques et économiques diffère entre les émigrés de l’époque coloniale et la communauté transnationale liée à la mondialisation. Pour les premiers, la référence culturelle à l’Inde reste très présente, mais il y a eu une dissolution des liens matériels avec la mère patrie. Les seconds l’ont quitté plus récemment, et possédaient des moyens de communications et financiers qui leur ont permis dès leur migration de rester en contact aussi bien avec l’Inde qu’avec les autres membres de la communauté.
Les liens politiques sont le type de liens le plus faible, surtout chez les migrants les plus anciens, qui ont acquis la nationalité de leur pays d’accueil, et dont la relation avec l’Inde s’est affaiblie au cours des générations. Un engagement plus important existe parmi les émigrés de la classe moyenne, les entrepreneurs à succès de l’époque mondialisée. Certains de ces émigrés pratiquent un nationalisme à longue distance, et peuvent même soutenir financièrement des activités politiques en Inde. Aux États-Unis par exemple, des organisations nationalistes ont contribué à la réorientation politique de l’État indien. Le caractère récent des liens politiques est lié aux efforts de l’État indien.
Au niveau économique, les remises représentent un lien important, notamment via les travailleurs sous contrat provisoire du Golfe Persique qui renvoient leur salaire en Inde. Au niveau des investissements, malgré tous les efforts déployés par le gouvernement indien pour attirer les investissements de sa communauté, le bilan reste assez mitigé, même si les immigrés récents investissent davantage en Inde. C’est dans le développement des NTIC et l’émergence de l’industrie logicielle en Inde que la communauté transnationale exerce un rôle majeur. Des ingénieurs ou industriels de l’informatique, formés ou oeuvrant aux États-Unis externalisent des activités ou créent des entreprises en Inde. Ils ont créé de puissantes associations, comme le réseau IndUS Entrepreneurs, dont l’objectif est de répliquer le modèle de la Silicon Valley en Inde.
Pour tous, le lien le plus fort avec la mère patrie reste le lien culturel. C’est la culture qui offre le fondement identitaire le plus fort et créée cette “sphère publique d’exilés” dont parle Arjun Appadurai. Les anciens migrants qui ont quitté l’Inde au moment où la vision simultanée restait inaccessible, sont particulièrement concernés par le maintien culturel. Il s’agit pour eux de préserver et transmettre une culture, une identité typique qui se dérobe, une identité en « danger ». Leur vision relève davantage d’une Inde statique, une Inde fantasmée.
« Je pense que dans chaque culture il y a des paramètres qui te rappellent ton identité : ta façon de manger, de t’habiller, mais aussi ton comportement envers les autres dans la vie sociale. Donc nous sommes venus avec notre culture, et nous nous battons pour la préserver » (Échappées Belles, Kwazulu Natal, 7.4.13). Reportage à Durban, plus grande communauté indienne hors d’Inde, arrivée au début 19ème pour travailler dans les champs de canne à sucre.
Les nouveaux migrants ont eux pu conserver un lien avec l’Inde dès leur migration. Ils ont de surcroît l’image d’une Inde « mobile », mondialisée, en mouvement, où les identités y sont également devenues hybrides. Mais dans un monde en mouvement où les enjeux liés à l’identité culturelle ont pris des proportions extrêmement importantes, les nouveaux émigrés ne renient pas non plus leur héritage culturel.
Quel point commun y a-t-il entre un ouvrier expatrié dans le Golfe, un cadre urbain expatrié de Bombay à New York, un Indo-britannique londonien, un Indo-Singapourien, ou un descendant d’Indien vivant à la Réunion dont le voyage en Inde relève du pèlerinage ? Entre un Pakistanais, un Tamoul, un Sikh, un Bengalais et un Bangladais ? Existe-t-il un imaginaire collectif, une identité globale commune, une identité pan-indienne transcendant la diversité ? Et si oui, sur quelles bases, comment la définir ?
L’identité des expatriés indiens ne se définit pas uniquement par rapport à un territoire particulier. Au niveau le plus basique, elle est le fruit d’un mix entre la région d’origine et d’installation. Leurs parcours migratoires se caractérisent souvent par des déplacements multiples qui peuvent aller de Calcutta, Bombay ou du Pakistan à Londres, Oxford, New York, Toronto, avec détour préalable par l’Afrique de l’Est ou ailleurs.
Ces circulations ont créé des identités fortement hybrides, associant des éléments de différentes cultures, et négociant entre elles. Certains membres de la communauté transnationale sont nés à Londres, tout en ayant reçu la transmission des valeurs et des traditions indiennes. Ils vont mélanger et bricoler avec les éléments de ces cultures, par exemple en vivant à « l’occidentale » tout en pratiquant leur religion, en portant le vêtement traditionnel, et en pratiquant un certain patriotisme à l’égard de l’Inde.
Il existe une communauté indienne cosmopolite liée aux villes globales, où l’expatrié peut retrouver le même type d’environnement et mode de vie et a le sentiment d’appartenir à une « indianité » globale. Il ressentira moins de décalage entre Bombay et Toronto qu’entre Bombay et son village d’origine. Dans le même temps dans les villes globales, les identités ont tendance à s’homogénéiser « toute la vie culturelle – mariages, vêtements, sens de la pudeur et de l’honneur, hiérarchies sociales – s’érode au contact d’une culture globale matérialiste. » (Bardolph, 1997, 171). L’enjeu pour les migrants sera de renégocier leur indianité dans la mondialisation, de contrer cette homogénéisation, ce schéma qui conduirait inéluctablement à une dissolution culturelle progressive.
Mondialisation et renégotiation identitaire
« My shoes are from Japan, these trousers are from England, the red hat on my head is Russian but the heart remains Indian. » (Shree, 1955, Raj Kapoor in : Mohammad, 2007, 1032)
L’entrée de l’Inde dans la mondialisation a signifié l’arrivée de la consommation à l’occidentale, rapprochant la nouvelle classe moyenne indienne et les expatriés indiens vivant dans des espaces mondialisés, favorisant l’émergence à travers le monde d’une nouvelle « caste » d’Indiens, qui se ressemblent de par leur niveau d’éducation et l’anglais, comme principal point commun au-delà des différences socio-culturelles propres au monde indien. Mais cette entrée dans la mondialisation a également provoqué une crise identitaire en Inde, qui se retrouve face au paradoxe de la mondialisation : entre valorisation de la mobilité et peur de l’homogénéité culturelle. Pour gérer la crise identitaire, le gouvernement nationaliste indien a créé le principe du Hindutva, soit le nationalisme culturel hindou. Ce nationalisme culturel permet de vivre la société de consommation, tout en gardant des traditions fortes. Avec l’Hindutva, modernité et tradition sont rendues compatibles, le matérialisme est accepté s’il se conjugue à la spiritualité.
Inde et espaces d’expatriation s’étant désormais rapprochés, c’est à l’échelle globale que l’identité indienne devait être renégociée.
Bollywood a contribué à la création de la « sphère publique d’exilés » (Appadurai, 1996), en mettant en scène des expatriés et les « replaçant » en Inde, en plaçant des éléments de la culture indienne, rituels, musique, religions, vêtements traditionnels, éléments de patriotisme, cuisine, mariages, tradition du henné, dans les espaces diasporiques. En rapprochant ainsi ces espaces de l’Inde, ils deviennent des extensions de la nation indienne. En montrant une indianité qui se porte sur les corps, on montre que l’Inde peut se trouver partout, et les traditions indiennes sont flexibles et portables. La proximité n’est pas géographique, mais culturelle. Le cinéma fédère les Indiens dans un imaginaire collectif, car tous les Indiens de par le monde peuvent le regarder et se sentir Indiens.
Bollywood a également contribué à la renégociation de l’identité indienne mondialisée en représentant des expatriés plus « Indiens » que les Indiens d’Inde, plus traditionnels, développant une identité indienne authentique « represented by religious ritual, elaborate weddings, large extended families, respect for parental authority, adherence to norms of female modesty, injunctions against premarital sex, and intense pride and love for India » (Ganti, 2004, 42-43 in : Bhattacharjya, 2009,57). Ce faisant, Bollywood a offert un modèle pour l’identité indienne globalisée.
On le voit, les productions culturelles, le rôle de l’imagination, les discours sont importants pour créer un sentiment d’appartenance à une communauté affective partageant les mêmes expériences. Si Bollywood a créé une identification et un lien en montrant des expériences similaires d’expatriation, la littérature diasporique en anglais, les récits de déplacements multiples des romanciers post-coloniaux comme M.G. Vassanji qui se définit comme « Canadian African South East Asian » également. Ces romanciers traitent de sujets comme la double appartenance, les choix du départ motivés aujourd’hui en grande partie par l’augmentation des vies possibles, la vie communautaire, les clivages qui perdurent, les difficultés d’adaptation, le regroupement induit par le groupe majoritaire, le rôle de la religion, les hybridations et les bricolages, l’évolution et le rapprochement de la culture indienne avec la culture mondialisée.
Pour faire partie d’une communauté affective transnationale, l’expatrié doit pouvoir écouter la même musique, lire les mêmes journaux, voir les mêmes films, avoir accès à la même littérature et communiquer avec sa patrie partout. La transmission des productions culturelles et des traditions communes se fait notamment grâce aux technologies de la communication et aux médias, qui jouent un grand rôle dans la création d’un espace collectif d’imagination.
En plus des fondements d’une identité pan-indienne globale – à savoir les productions culturelles, l’expérience du déplacement, l’hybridité, la culture mondialisée, le sentiment de fierté nationale, la nourriture indienne, un intérêt économique commun, ou encore des coutumes partagées comme autant d’éléments unificateurs -, il existerait, au-delà de l’hétérogénéité de l’espace indien, une unité d’idées et de valeurs, un fond culturel commun, une indianité, une identité fondamentale propre au monde indien. Cette identité résulterait de la profondeur historique de la civilisation indienne, un héritage lié à sa très longue histoire, et basée notamment sur les castes, la culture védique ou le sanskrit (Bruneau, 2003). En dernier ressort, la pan-indianité a aussi été définie du dehors, par une vision homogénéisante et les discriminations raciales qui ont conduit à développer une conscience identitaire commune.
Les expatriés peuvent avoir plusieurs appartenances, plusieurs couches identitaires qui s’emboîtent. Leur identité est constituée d’éléments de la région d’origine, du pays d’accueil, du pays d’origine, d’éléments de pan-indianité, transnationaux, linguistiques ou religieux. Ils les adaptent en fonction des contextes, bricolent entre ces niveaux d’identités, pas forcément en contradiction les uns avec les autres. Ils piochent dans ces registres parfois conflictuels, le plus souvent complémentaires.
Ainsi, les nombreux sous-groupes identitaires peuvent activer un degré d’appartenance plutôt que l’autre en fonction du contexte. La communauté tamoule a par exemple créé, au-delà des clivages déjà propres à ce groupe, la World Tamil Confederation, qui permet de rassembler tous les Tamouls émigrés. Parfois leur identité tamoule primera, d’autres fois c’est leur identité pan-indienne qui prendra le dessus.
Enfin l’identité indienne n’est pas forcément liée à la nationalité indienne, l’identité politique diffère de l’indianité. Les expatriés peuvent être citoyens d’autre pays et se « sentir » indien, car l’indianité est quelque chose qu’ils portent en eux. Ils peuvent aussi opter pour une appartenance culturelle au-delà des clivages, sans se reconnaître dans le nationalisme hindou (Wardlow Friesen, 2008).
La communauté transnationale indienne développe une territorialité à l’échelle du Monde (Lévy, 2003), globale et locale, formée par des réseaux transnationaux et des territoires identitaires. Leur œcoumène s’étend au globe, et leur territorialité entre mouvement et ancrage, comprend trois éléments : « Ici », soit l’appropriation de lieux, de quartiers ethniques avec marquage identitaire et recours à l’iconographie ; « Là-bas », soit le territoire d’origine, auquel sont toujours liés les membres de la diaspora notamment par des éléments culturels, mais également comme lieu de mémoire, lieu-référent ; « Ailleurs », l’aire de déploiement de la communauté. Les trois sont reliés par l’identité collective (Goreau-Ponceaud, 2008, 12).
La communauté transnationale indienne développe des connections globales à trois niveaux : personnel, institutionnel et associatif (Wardlow Friesen, 2008). Avant tout, il faut noter l’importance de l’espace virtuel pour les communautés transnationales.
Au niveau personnel, les membres de la communauté entretiennent des contacts avec leurs proches en Inde ou dispersés, à travers des visites ou via tous les moyens de communication à disposition. Les mariages arrangés entrent également dans la catégorie des connexions transnationales personnelles. A côté de ces contacts, la grande variété de médias produits par ou pour la communauté indienne permettent de l’unifier au-delà des frontières. Presse écrite, chaînes de radio ou de télévision, sites internet, magazines électroniques, chats, forums. etc. Ces médias traitent de sujets généraux, de problématiques communes à la communauté indienne, ou d’intérêts particuliers à des sous-groupes à travers le monde. Peuvent être ou pas en anglais.
Le troisième type de connexions se compose d’associations ethniques et de réseaux d’intérêts à toutes les échelles, du local au transnational. Ils peuvent être de plusieurs natures : réseaux et associations économiques, religieuses, politiques, réseaux scientifiques transnationaux, réseaux de solidarité. Ils peuvent représenter des groupes régionaux, linguistiques, religieux ou culturels particuliers. Certaines associations coordonnent l’ensemble des associations d’une sous-communauté à travers le globe. Ces associations peuvent avoir plusieurs objectifs : maintien et transmission de la culture, langue et religion, facilitation de l’installation et intégration dans le pays d’accueil, défense des droits de la communauté, célébration de festivals religieux et traditionnels, promotion d’amitiés intra-communautaires ou avec les locaux, liaison avec d’autres communautés, création de plateformes économiques, création d’écoles, etc. Ces associations peuvent donc promouvoir des liens faibles ou forts. Ces réseaux constituent des interfaces, entre la communauté et la société d’accueil, entre les membres de la communauté à travers le monde.
Les réseaux de solidarité assistent par exemple les nouveaux arrivants, en leur trouvant un logement et un travail. Les réseaux financiers facilitent l’entrepreneuriat. Cette organisation en réseaux représente un véritable « capital spatial » (Lévy, 1999 ; 2003), un atout dans la mondialisation pour la communauté transnationale. Les « connectés » grâce à leurs réseaux, sont capables d’être plus mobiles, plus réactifs, ont une meilleure capacité d’adaptation. Ils ont des points d’ancrage et l’habitude des mélanges. Ces avantages peuvent compenser un manque de capital financier (Lévy, 2003).
La présence plus ou moins marquée d’un groupe dans un lieu est en grande partie une conséquence de l’histoire coloniale, qui aura favorisé l’implantation et la présence des réseaux communautaires, comme en témoigne une présence indienne plus marquée dans les villes anglo-saxonnes comme Londres ou New York, que dans des villes comme Paris, qui n’est devenue un lieu de migration privilégié que depuis une vingtaine d’années. Aujourd’hui, les Indiens ne migrent plus que dans les pays du Commonwealth. Avec la mondialisation, on assiste à la diversification des lieux de migration, les Indiens migrent désormais dans toutes les villes globales.
Si au niveau transnational, l’unité définie par la mère-patrie permet une sorte de « regroupement » identitaire ; au niveau local, c’est d’abord l’étiquetage par les sociétés d’accueil, ou la ségrégation spatiale qui induit le regroupement. Encore faut-il que cette vision soit validée par le désir et le besoin de la communauté elle-même. Ces dernières années, on assiste à une tendance à l’augmentation des « Little India » et à l’augmentation de la visibilité des communautés indiennes dans les villes. Une augmentation de micro-territoires due à la fois aux nouvelles vagues migratoires, mais également à la réactivation de phénomènes identitaires, eux-mêmes résultat de la mondialisation.
On pourrait croire que l’augmentation des enclaves types « Little India » reflète une tendance à la communautarisation, au vivre entre soi, alors que bien souvent elles ne sont que le reflet de l’augmentation d’une population dispersée, et donc l’augmentation d’une demande de biens et de services. Surtout dans les enclaves centralisées se joignent de nombreux autochtones désireux de goûter à cette culture, qui fréquentent les restaurants ou autres commerces, ainsi que des touristes.
Des « Little India » se sont créés dans les villes de l’Archipel Mégapolitain Mondial. Ces « Little India » sont relativement récentes au Canada où la concentration des Bangladeshis à Toronto par exemple contraste avec celle des années 1990, ou encore à Paris, où l’inscription territoriale s’est accélérée depuis une vingtaine d’années (Servan-Schreiber, 2007 ; Goreau-Ponceaud, 2008). Ces enclaves indiennes se diffusent à la fois dans des quartiers anciens de villes récentes, comme à Singapour ou Kuala Lumpur, où ces enclaves ont connu une revitalisation et de nouvelles concentrations avec l’arrivée de nouveaux immigrants. Mais en Occident, les quartiers ethniques indiens occupent surtout des quartiers récents dans des villes anciennes, comme Southall dans la banlieue de Londres, véritable lieu symbolique, où le regroupement à l’origine induit par la ségrégation, a ensuite été accentué par les vagues successives d’immigration. On trouve également plusieurs lieux de concentrations à New York, comme Jackson Heights (Leclerc, 2005). Bien sûr les références régionales conduisent à des spécificités, mais elles s’en trouveraient presque gommées dans les villes mondiales, où l’hybridation avec la ville créé un type de lieu tout à fait identifiable.
En France, les communautés indiennes se distinguent du « communautarisme » britannique, mais produisent également des schémas d’intégration différents de « l’intégration à la française » (Servan-Schreiber, 2007).
Les communautés indiennes développent une territorialité hybride, complexe, entre l’intégration et le communautarisme, « entre ancrage et mobilité et entre ouverture et fermeture » (Goreau-Ponceau, 2008, 10).
Fonctions des enclaves ethniques
Les pratiques territoriales sont diverses, tous les migrants d’origine indienne ne vivent pas regroupés, loin s’en faut, mais ils prennent plaisir à se retrouver, à retrouver des sensations, des goûts, des odeurs, ou d’acquérir des produits, dans ces « Little India », enclaves économiques, culturelles et religieuses, qui leur fournissent restaurants, magasins, temples, mosquées, centres culturels, et tous types de services. Ces enclaves sont avant tout des espaces marchands, souvent seule une minorité d’immigrants y vivent, mais elles permettent de connecter les membres de la communauté dispersés dans la ville globale.
Les enclaves ethniques permettent de recréer partout, en particulier dans les villes globales, la même territorialité. Outre la présence de la communauté culturelle, de marqueurs territoriaux et d’une iconographie qui se réfère au territoire d’origine, ils peuvent y retrouver tous les éléments de la vie quotidienne, satisfaire des besoins pratiques et culturels : accès aux mêmes biens et services, denrées alimentaires, produits médiatiques et autres produits culturels. Ils peuvent y résider et y trouver un emploi.
Les lieux religieux permettent le ressourcement identitaire, des voyages imaginatifs, l’apprentissage des normes et des valeurs propres à la communauté (Goreau-Ponceaud, 2008, 7-8). Ces territoires qui permettent de vivre culture et traditions communes diminuent le déracinement et la nostalgie, permettent une intégration plus douce.
“In Both Victoria Park and Regent Park « I didn’t feel I came to a foreign country, this was like, maybe, going from Khulna (a district town in Bangladesh) to Dhaka (the capital city) that is all… nothing was different. We were surrounded by our own people, same culture same everything » » (Ghosh, 2007, 238).
Les Little India ne sont pas seulement des interfaces entre ici et là-bas, ils constituent également des interfaces entre la société d’accueil et la communauté. Ils permettent aussi de circonscrire et de mettre en scène l’identité culturelle, l’altérité, sont des « lieux d’exotisme pour les populations qui ne sont pas originaires de l’Asie du Sud, mais aussi exotisme pour les populations du sous-continent. » (Leclerc, 2005)
Hétérogénéité des pratiques et des enclaves
Au-delà de la sur-généralisation des communautés sud-asiatiques, unifiées de l’extérieur par les sociétés d’accueil, elles ne forment pas un groupe homogène, il existe différents sous-groupes, Sikhs, Tamouls, Punjabis, etc., qui aboutissent à des situations, des pratiques territoriales diverses. A côté des regroupements économico-culturels « pan-indiens », l’existence de « Little India », « Little Jaffna », « Little Punjab » ou « Bangla Town » attestent de la diversité des communautés.
De plus, toutes les communautés n’ont pas tendance au regroupement. Pour preuve les schémas d’installation et la territorialité différente que développent les Bengalais et les Bengladeshis à Toronto (Ghosh, 2007). Les Bengladeshis, accueillis le plus souvent dans des réseaux de solidarités familiaux à leur arrivée, ont tendance à se regrouper dans des enclaves ethniques comme Regent Park et Victoria Park. Les Bengalais, attirés par le cosmopolitisme de Toronto, pratiquent davantage la dispersion territoriale.
Les stratégies résidentielles dépendent aussi beaucoup du statut économique et professionnel. Les migrants professionnels forment rarement des enclaves ethniques.
Une capitale pour la transnation
Certaines associations désirent doter la communauté transnationale indienne d’une capitale, hors de l’Inde, pour correspondre aux spécificités de leur identité. Leur choix se porte sur l’Île Maurice, où 70% de la population est constituée par des personnes d’origine indienne. « L’objectif est de doter la diaspora, une entité sans territoire propre, d’un symbole politique fort, une capitale. L’ensemble de l’île est dénommée Chota Bharat, traduction en Hindi de l’anglais « Little India », car elle rassemble des populations originaires de différentes parties de l’Inde (marchand du Gujarat, coolies du Tamil Nadu, de l’Andhra Pradesh au Sud, du Bihar au Nord) » (Leclerc, 2005).
Grâce à ses réseaux, le migrant est déjà transnational, connecté globalement avant d’émigrer. En amont, ils affectent les raisons de la migration, et les processus. Au-delà des raisons économiques ou de regroupement familial, la migration résulte de « l’augmentation des vies possibles » (A. Appadurai, 1996), de l’appel de l’Occident, du prestige social, d’un but personnel. La présence de membres de son entourage dans tel lieu encourage la décision. Les connections transnationales institutionnelles et sociales vont affecter le choix du lieu, les choix résidentiels, les pratiques territoriales, les expériences d’habitation. Des types de réseaux, des liens transnationaux différents vont conduire à des expériences d’émigration différentes. Par exemple les Bengalais se servent pour migrer de liens transnationaux institutionnels (agences d’immigration, écoles, employeurs), alors que les Bangladeshis utilisent des liens transationaux communautaires, « familiaux », religieux.
Les enclaves sont aussi liées aux réseaux. L’enclave est la manifestation locale du phénomène global. La création de ces territoires sont dépendants des réseaux économiques de la communauté, en sont la résultante. L’économie en réseau aboutit à la création du lieu. Les lieux de culte que sont les temples hindous par exemple appartiennent à des associations transnationales qui financent et construisent ces édifices dans de nombreux pays. Le commerce ethnique utilise et s’appuie aussi sur des réseaux de solidarité ethniques pour son financement, son approvisionnement, son recrutement. Les réseaux sont préexistants et conditionnent les territoires.
Les diasporas sont les mieux armées dans ce monde globalisé, elles possèdent les clés du Monde mobile. La communauté transnationale indienne en présente une bonne illustration. Avec son réseau étendu, son identité culturelle forte, la maîtrise des codes de la mondialisation, la langue anglaise, une large présence dans les pays anglo-saxons, elle possède de nombreux atouts, un véritable capital géographique, qui lui permet de s’ancrer partout, d’évoluer aussi bien dans les espaces cosmopolites des villes mondiales, que dans les territoires de la communauté.
Difficile de saisir ce qui fait réellement l’identité de la communauté transnationale indienne. Elle serait basée sur des éléments culturels et des traditions communes, davantage marquée sur les corps, rassemblée par les productions culturelles et les médias dans un espace collectif d’imagination. Souvent définie par les autres, au regroupement hindou opéré par le gouvernement nationaliste indien répond le regroupement pan-indien induit par les sociétés d’accueil. A la fin, au-delà de sa diversité, statuts, époques et religions peuvent converger et se confondre dans l’économie ethnique. En tous les cas, la communauté transnationale indienne, pour autant qu’elle existe, illustre parfaitement le paradoxe de la mondialisation. Elle possède une identité culturelle très forte en même temps qu’elle dément le communautarisme culturel par son hybridité. Pour reprendre Arjun Appadurai, les identités des expatriés sont donc déterritorialisées et transnationales, cosmopolites et hybrides, mélangées, bricolées, toujours renégociées.