Pour dépasser le Temps 3, et voir le monde vrai, le monde hybride

 

Les Mots : Hybride – Hybridité – Hybridation, Bâtard, Métisse – Métis – Métissage, Syncrétisme, Sang mêlé, Multiethnique, Multiracial, Binational, Multiculturel, Diversité, Mélanges, Créolisation, Mulâtre, Cosmopolite – Cosmopolitisme, Universalité, Géographie transculturelle, Esprit cosmopolite, Esprit métisse, Citoyen du monde, Nomadisme, Ubiquité, Bazar, Bricolage, Compositions, Créations, Erratique, Richesse.

Renversement de perspective

Si la perte de repère représente le côté pile des conséquences de la globalisation, heureusement pour notre moral, il existe aussi un côté face, plus lumineux. Ainsi ce chapitre se veut le reflet inversé du chapitre « C’est la criiiiiiise ! Repli et tentation démondialisante… ». Un peu comme ces récits qui proposent différentes fins, on retourne au début de la l’histoire, on chausse des nouvelles lunettes pour adopter une perspective différente, on choisit une autre variante à l’intrigue, en proposant une suite différente au chapitre « Invasions dans toutes les directions ». Dans cette version, la mondialisation met toujours la planète en mouvement, la mobilité généralisée modifie encore les identités et reformule les cultures, recompose les lieux, redessine les territoires. L’homme bouge, faisant de cette planète un immense bazar. Sauf qu’on part du principe que le bazar donne naissance à de nouveaux espaces avec leur propre cohérence. Que le bazar n’est plus synonyme de problème mais de désordre exaltant, de défi.

Et qui dit figure inédite et originale, dit forcément besoin de nouveaux mythes. Le problème si situe donc au niveau du télescopage entre ce nouvel ensemble cohérent et les visions, les cadres et les règles établies. Notre Diver-Cité se trouve régulée et étouffée par des visions du passé et des normes édictées pour un monde autre. On essaie tantôt de plaquer de vieilles règles sur un monde nouveau, tantôt de déterrer un vieux monde et le confondre avec le monde vrai. Ce sont ces incohérences qui aboutissent à une cohabitation secouée.

Le monde vrai, c’est l’hybridité, la transformation des hommes et des mondes dans et par la mobilité. Aucun espace n’échappe à l’influence des mondes. Dans un processus logique, il y a interpénétration et réinterprétation des cultures d’abord, transformations des lieux, souvent, transformation des visages, aussi. Aujourd’hui, on est bel et bien déjà tous hybrides dans nos identités. On est tous métisses déjà dans l’âme, si ce n’est dans nos gênes. L’authenticité des cultures est un leurre, le puritanisme une idéologie contre-productive. Choisie un peu au hasard, la grande division des hommes basée sur des identités culturelles primordiales, est elle-même un bricolage. On est parvenu à diviser les hommes sur des bases culturelles, mais pour cela il a fallu beaucoup bricoler. Preuve que le monde est un grand bricolage. D’ailleurs à côté, le vrai monde, le monde authentique continue d’exister. Car la vraie authenticité aujourd’hui, elle se situe du côté du bricolage, du métissage, de l’hybridation, bref des croisements. Des mélanges synonymes de poésie, d’aspérité, de complexité, d’inattendu, de changement, de défi.

Pourquoi un éloge de la Mobilité ?

Parce qu’explorer le monde est la meilleure façon pour lutter contre l’obscurantisme. Parce que l’ailleurs, le mouvement élèvent, enrichissent, ouvrent les voies. Parce que l’extérieur, la rencontre avec l’autre permet de progresser. Parce que l’ailleurs permet de se détacher et de relativiser nos identités. Parce que pour créer, régénérer, inventer et réinventer le monde, il ne faut pas se circonscrire ou s’assigner. Parce que dans une vision progressiste, « mouvementiste » du monde, rien n’est figé, tout est en perpétuel mouvement, et tout est perfectible. Parce que bouger, c’est prendre le « risque » de découvrir qu’on se ressemble désormais tous un peu.

Migration déplorée ou voyage loué, la mobilité est toujours considérée comme anomalie, parenthèse, extra-ordinaire dans le grand ordre. Une vision en totale contradiction avec nos vécus contemporains. Banalisons le mouvement pour en finir avec cette vision réductrice et extrême, qui l’envisage trop souvent comme un drame, faisant rimer le plus souvent déplacement avec arrachement ou déchirement. Pour en finir avec une vision deux poids deux mesures, qui oppose d’un côté le voyage associé à des notions positives comme la curiosité, l’ouverture à l’autre ou l’évasion ; de l’autre la migration, forcément définitive, forcément résultante d’un failli. Pour preuve ce discours d’une femme politique influente entendu dans un talk show, affirmant qu’on ambitionne tous d’élever nos enfants là où on est nés, et que par conséquent l’immigration, la mobilité, est toujours vécue comme un drame. La migration n’est pas plus définitive qu’un voyage un peu prolongé n’est la volonté de tout quitter, de se ré-ancrer ailleurs. La recherche de déstabilisation temporaire n’est pas forcément couplée avec une quête de stabilité ailleurs. La mobilité n’est pas une fin, pas plus qu’elle ne nous définit. La mobilité est une circulation, elle doit être banalisée. Il faut en finir avec cette vision qui conçoit le mouvement, la migration, comme quelque chose de définitif, au lieu de l’envisager dans la fluidité. Cette vision est responsable du surinvestissement de la composante identitaire liée au mouvement. Comme si nos identités étaient définies uniquement par lui.

Pourquoi un éloge du Bâtard ?

J’aimerais que ce chapitre soit un hommage aux bâtards idéologiques, aux nomades, aux métis. Aujourd’hui, on sur médiatise les appartenants, les déterminés, les communautés, et on occulte un peu tous les autres, ceux qui ne ressentent pas le besoin de s’affilier exclusivement ou ceux dont les gênes croisés ont déterminé le destin. Il faut donner la parole aux biculturels, multiculturels, multi-identitaires, aux partisans de l’hétérogénéité face aux bâtisseurs de prétendues homogénéités. Dernièrement, le bâtard souffre. J’aimerais faire un éloge du Bâtard pour consoler et donner la parole aux sans famille, sans tribu, aux métis, aux rebelles qui refusent de se définir, de se localiser. Au non-affiliés, non-identifiés, aux croisés qui ne sont pas reconnaissables. J’aimerais dédier ce chapitre à tous les autres, ceux qui ne font pas partie d’une communauté définie mais de la société. Ce sont eux qu’on devrait charger d’édicter les nouvelles règles, réinventer et reformuler le vivre ensemble, de donner une nouvelle couleur, une nouvelle saveur au monde. Les métis et les bâtards doivent endosser le rôle d’harmonisateurs, de rassembleurs, de passeurs, de ponts, dans une société à la fois éclatée et figée. Les valeurs portées par le bâtard sont remises en causes par l’avènement de l’esprit sédentaire, par le sacre des rois de l’assise, des certitudes, par les tenants de la maîtrise identitaire, par ceux qui maîtrisent parfaitement leur paysage et ne se mettent pas en danger.

Moi, j’ai créé ma propre table ronde de bâtards. J’ai tendu l’oreille à leurs murmures, attrapé au vol des bribes de leur discours. J’aimerais maintenant rendre hommage à tous ceux qui ont le courage de contrer les tendances et vous livrer un condensé de leur parole.

J’aimerais rendre hommage à … Ceux qui ont décidé de porter leurs racines en eux, comme un bagage. Ceux qui se sentent à la fois chez eux et étrangers partout. Ceux qui renoncent à un port d’attache définitif. Ceux qui portent leur pays natal partout à l’intérieur d’eux. Ceux qui en raison d’arbres généalogiques complexes faits de déplacements et de croisements vivent dans un décalage permanent, un décalage qui constitue à la fois une richesse et souvent une violence extrême dans une société rétrograde, une société qui se communautarise. Ceux qui refusent d’être mis dans un tiroir. Ceux qui acceptent ou revendiquent d’être de nulle part, qui parlent une langue universelle. Ceux dont le pays natal s’appelle le détachement. Ceux qui pensent que l’ubiquité est la meilleure façon d’être au monde, qui reconnaissent l’importance des racines et le courage de ne pas s’enfermer dans l’enracinement. Celui qui chante qu’il n’est « ni l’un ni l’autre », qui chante « je suis, j’étais et resterai moi » qui chante qu’il est « Bâtard ». Celui qui cherche constamment à rassembler des gens, des genres, des philosophies, qui a une petite ville dans la tête, une « Cosmopolitanie », où tout peut se mélanger. Celui qui affirme « Jamais je ne dirai qui je suis ». Celui qui crie que la fuite peut être salvatrice, le déplacement parfois nécessaire pour exister et qui appelle à l’insurrection. Ceux qui se sentent déracinés au bon sens du terme, ne savent pas dire d’où ils sont, préfèrent d’ailleurs dire où ils sont que d’où ils sont. Ceux qui combattent les fausses idées sur la notion d’identité, à savoir que sous prétexte d’être héritiers d’une culture, ils ne devraient être rattachés qu’à ça, alors que notre monde c’est le métissage avec le monde, un monde où toutes les cultures sont à disposition. Celle dont la maison est constituée de petits morceaux répartis sur tous les continents, qui en mouvement perpétuel a décrété que sa maison était là où se trouvait son cœur. Ceux qui crient que l’identité restera toujours quête insoluble. Ceux qui crient que l’identité est un problème quand elle vous tombe dessus de l’extérieur.

Plus généralement j’aimerais rendre hommage au plus grand des bâtards, l’artiste. L’artiste se refuse d’appartenir, refuse l’assignation pour pouvoir embrasser toutes les autres vies, car c’est à ce prix-là qu’il peut repenser le monde. Il est conscient que trop d’enracinement empêche l’élévation et le travestissement. Trop de certitudes empêchent le décentrement. Contacts et brassages sont nécessaires à la création, la production de nouveaux mondes. Alors l’artiste va voir ailleurs. Un ailleurs qui correspond à un ailleurs géographique, ou à une simple posture d’ouverture. On vit dans un monde éclaté, constitués d’individus éclatés qui tentent de se reconstituer. L’artiste, c’est celui qui va à la rencontre de ses parts manquantes, cherche chez l’autre les parts manquantes en lui. Être en cours de définition, il se nourrit de l’autre pour compléter son identité. Rechercheur de vies, il aime à se fondre et vivre la vie des autres pour enfiler de nouveaux costumes et enrichir son monde.

Enfin, j’aimerais rendre hommage à  Hermès, Dieu des bâtards et Dieu de ce projet « dieu des mélanges, des rencontres et de tous les commerces », « dieu toujours en mouvement, en quête inlassable », qui « vole plutôt qu’il ne marche », « dieu de l’espace parcouru où l’arrêt n’est qu’une étape, tout en inquiétude, jamais en repos », un Dieu à « l’intelligence rusée et souvent espiègle » (Michel Field, le Soldeur, 227-228)

Pourquoi un éloge de l’Hybridité ?

Déjà pour compléter les mots famille, terre natale, racines, communauté, migration avec amitié, réseau, multi-appartenances, métissage, mobilité. Ensuite, comme cette réflexion se présente comme un arbitrage de la lutte contemporaine entre racines et mouvement, déclenchée par la dernière mondialisation, il est temps d’afficher son camp et de prendre un peu la défense du monde du réseau, de faire une modeste ode aux multi-appartenances, aux métissages. Il est temps de célébrer le mouvement et l’hybridité, avant de les banaliser, les normaliser. Il est temps de dédramatiser avant de désacraliser. De célébrer les opportunités de la mondialisation et laisser pour un temps ses menaces de côté. Il est temps d’opposer avant de réconcilier. Parce que l’hybridité, in fine, pourra contribuer à l’accomplissement des grands idéaux universels.

Parce l’intérêt de ce monde-ci résulte des influences réciproques, des recompositions permanentes. En dépit des crises, ce que ce monde-ci a de plus passionnant à nous offrir, c’est cette redéfinition perpétuelle. Les lieux comme les gens trop authentiquement eux-mêmes, trop authentiquement préservés, figés, n’ont aucune saveur géographique ou sociologique. Villes musées ou hommes caricatures font peut-être partis du patrimoine mondial, mais le patrimoine n’arrête jamais de se dessiner. Parce que la recherche du pur, du semblable, l’obsession tribaliste, particulariste nous ont montré combien elles pouvaient dégénérer. Parce que les sociétés en vase clos, consanguines, sont condamnées à disparaître, tout comme les cultures qui ne se nourrissent plus d’apports extérieurs se délitent et les empires qui se replient déclinent. Pour en finir avec l’idée que c’est l’ouverture qui conduirait à la  disparition, alors que la disparition est provoquée par la peur et la fermeture. Les apports extérieurs sont eux synonymes d’énergie nouvelle et de recompositions créatives.

Parce que je suis un rejeton de la génération multiculturelle, celle qui ne veut pas choisir. Nous sommes les enfants de la mondialisation contemporaine, les maillons d’une Histoire, les passeurs entre deux étapes, deux époques. On a grandi avec l’idée que la mobilité était un droit, un acquis. Que tous les mondes nous étaient accessibles, et pas uniquement virtuellement. Que les différences étaient l’occasion de louer les spécificités dans un esprit d’ouverture, de volonté de découvrir, progresser, s’enrichir, s’influencer, se modifier au contact les uns des autres. Nous ne nous laisserons pas brider nos pulsions nomades, museler nos échanges, fermer nos frontières. On nous a offert des espaces mondialisés, un langage commun, un formidable terrain de jeu à recomposer pour nous éclater. Là se situe notre aventure à nous, notre grande expédition. Un espace pas vierge, pas pur, pas primordial, pas authentique, pas sauvage, pas naturel. Un espace à redessiner, avec réappropriations, petites mutations et grandes progressions. On nous a offert le Bazar en cadeau. Et c’est terriblement grisant. Vous dites Crises !!! On vous répond opportunités ! Vous dites problèmes ? On vous répond défis. Vous dites difficultés ? On vous répond stimulations. Vous dites c’est plus comme avant ? On vous répond : tant mieux.

Vers un monde post-ethnique et post-racial ? Les étapes du métissage

Le métissage est un processus qui conduit progressivement de l’ère de la différence à l’ère de l’indifférenciation. De la simple influence aux identités hybrides, aux unions intertribales, il existe plusieurs types de métissage, qui peuvent constituer des étapes ou coexister temporellement. N’en déplaise aux partisans de la racine, se pourrait-il qu’on se dirige à terme vers un monde post-racial, post-ethnique, vers un métissage généralisé ?

Essayez d’imaginer « the whole picture » : notre monde en mutation, brouillé à priori par la mondialisation, obéit à une évolution, des étapes. La grande transhumance représente la première phase. Cette rencontre universelle aboutit à l’hybridation culturelle. La rencontre des cultures conduit souvent au métissage des hommes, qui s’unissent et mélangent ainsi leurs ethnies, leurs origines. Je parlerai de métissage des géographies au lieu de métissage génétique, biologique. En mêlant nos chairs, on unit non pas des gênes différents, mais des géographies et des cultures. Si le monde mobile a conduit à un métissage identitaire déjà bien ancré, influences ne veulent pas forcément dire mélanges, et le métissage culturel n’aboutit pas forcément au métissage des hommes. Un monde hybride culturellement peut ne pas aboutir forcément à l’union des ethnies.

Pour se réaliser, le processus doit se conjuguer avec une volonté que j’appelle l’esprit métisse, qui l’accompagne et lui permet de franchir les étapes. Il donne également lieu à des réactions, qui freinent pour un temps sa progression. Le processus de métissage s’accompagne enfin d’une inévitable redéfinition de la nation et du vivre ensemble.

Vous y êtes ? Mélanges des ethnies égal plus d’ethnies, de races, de stigmatisation, de rejet. Egal une société composée majoritairement d’individus bizarres. Egal indifférenciation généralisée. L’hybridation peut donc conduire à terme à la réalisation d’idéaux d’égalité et de fraternité, si elle aboutit à une société où nous sommes tous de fait des étrangers, des minorités, des non-spécifiés. Ou pas. Mais dans tous les cas, elle doit accoucher d’un monde où on peut choisir d’être traditionnaliste ou progressiste, nomade ou sédentaire, métissés ou pas, un monde où il n’y aurait plus surinvestissement et survalorisation de l’identité culturelle. Parcourons un peu ces différentes étapes.

Topinambour et communautés mondialisées

Le processus de métissage provoque des réactions conservatrices, qui le ponctuent de contre-étapes, d’amorces de retour. A chaque fois que le taux d’ouverture maximum semble avoir été atteint s’amorce une phase de repli. Les chapitres qu’on a abordés précédemment correspondent à ces différentes phases. Ainsi, le sacre du réseau a été suivi par le retour des communautés et du territoire. Un élan réactionnaire qui a abouti à une lutte idéologique entre partisans de la mondialisation et de la société multiculturelle et partisans d’un retour à la maison. D’un côté, la mondialisation est vue comme un modèle perfectible, ses bavures comme des erreurs de parcours. De l’autre, la déception est à la hauteur de la réaction. Ils ne veulent plus redéfinir les termes de l’échange, mais en finir avec l’échange. L’économie mondiale, le projet mondial sont en crise. Mais l’autre est toujours là. Le rejet de la mondialisation se fait en bloc, on lui intime de se retirer avec ses rejetons qui menacent les identités.

Des nostalgiques s’élèvent aux quatre coins du globe, criant leur aversion pour l’autre, l’homme qui vient d’ailleurs, migrant ou colon. Les uns craignent une acculturation asymétrique, les autres un renversement du pouvoir. Les uns fustigent une modernisation imposée, les autres une modernisation qui les a fait décliner. Les blessures de l’Histoire font oublier les responsabilités contemporaines. Le mimétisme du rejet empêche toute réconciliation. Ils se retranchent dans des cultures qu’ils voudraient primordiales. Se ré-enracinent si profondément qu’ils prétendent désormais chasser l’occupant. Mais primordialisme et fondamentalisme sont cousins, et la nostalgie peut mal tourner. L’isolement reste une utopie.

L’étape réactionnaire actuelle au grand bazar, qui se manifeste par une survalorisation de la communauté au détriment de la société, par la tentation de retour à la tradition et de rejet de la modernité, je la perçois comme le retour à la « Communauté » (« Gemeinschaft ») du sociologue Ferdinand Tönnies, dont on a parlé précédemment. Retour en force du religieux, exode inversé au village, retour à la nature, au terroir, recherche des racines, déferlante de l’esprit de tribu. Retour d’une communauté certes, mais d’une communauté 2.0, une communauté mondialisée, une tribu déconnectée ni de son contexte historique ni de son environnement. Une communauté qui emprunte des ingrédients à la « société ». Transposé puis adapté et plaqué à la communauté, le sacre de l’individu devient ainsi la survalorisation de l’identité du groupe. Ce retour à la communauté se fait dans un cadre dominé par la modernité. On assiste à l’avènement de la « communauté moderne », une communauté qui fait cohabiter et bricole entre tradition et modernité. Bricolage d’un lien social qui est une hybridation entre communauté et société. Volonté de retour à une entité pré-moderne, qui justifie l’exclusion de l’autre. Mais passé lui aussi par la modernité, l’autre est en fait semblable. Ce retour des traditions conduit à un monde encore plus complexe, plus hybride, qui aurait fait non seulement la synthèse de ses peuples, mais la synthèse de ses époques, de son Histoire. En sus d’avoir un monde hybride géographiquement, où cohabitent les mondes, le processus aboutit à un monde hybride historiquement, un monde post-moderne, qui fait cohabiter les époques pré-moderne et moderne, traditions et modernité.

La logique communautaire poussée à son paroxysme conduit au choc des civilisations, lui-même une étape dans le processus d’hybridation du monde. En perte de repères, les groupes s’accrochent à leurs racines pour affirmer leur identité. Pour ce faire, ils inventent l’idée d’une culture originelle intouchée, qui leur permet ensuite de mieux se réinterpréter dans le grand brassage mondialisé. Ils célèbrent le folklore. Le folklore cohabite avec le processus d’adaptation et d’acculturation réciproque à l’œuvre, mais il contribue à freiner le processus d’hybridation. Il permet de se présenter à l’autre paré de l’habit mystifié de l’authenticité. Le folklore, c’est figer un lot de traditions pour les dépasser. C’est créer ce qui a existé là-bas ou avant, pour affirmer son identité, comme un préalable à la coexistence dans le futur et dans tous les ailleurs. Le folklore, c’est une présentation pour les autres, une mise en scène de traits grossiers, une simplification choisie et concertée pour se présenter, entrer en contact. Si les cultures primordiales sont un leurre et ont perdu de leur saveur, elles servent à se mettre en scène, dans une posture de démonstration par rapport à l’autre.

L’immobilisme fait partie du processus, constitue lui-même une étape, une évolution, un mouvement. Il s’agit d’un retour-étape, et non pas d’un retour définitif. En parallèle aux mouvements réactionnaires, les mélanges se poursuivent. Gentiment la Cosmopolis se dessine, se réalise de fait. Pas encore en tant que projet idéologique, car la phase de décolonisation, la guérison des blessures, l’élimination des logiques de pouvoir, n’est pas encore achevée. Le processus est ponctué de contre-mouvements, jusqu’au jour où, face à l’évidence des mélanges, face au degré de confusion, la posture réactionnaire ne sera plus tenable, exploitable, défendable.

L’esprit métis pour réaliser la Cosmopolis

L’esprit métis accompagne le processus de métissage du monde, il le transforme en idéal, en projet, soutient un processus qui aboutira à un monde constitué à terme uniquement de minorités. Son mantra ? « Cosmopolites de tous les pays, (unissez) mélangez-vous ! »

D’un côté, on a l’idéal (-type) du Territoire, le modèle une « tribu » = un  espace continu. Le monde de l’ordre et de la tradition. L’harmonie qui précède l’ennui. Le monde feutré de l’immobilisme et du silence. Un idéal qui se prolonge dans ses produits dérivés : familialisme, tribalisme, stato-nationalisme, multiculturalisme, communautarisme. En tant que figure exclusive, il conduit à la bataille des États contre la mobilité, bataille contre-productive, conduisant plus les peuples sur les routes, faisant d’eux des déracinés, des victimes, et non des mobiles. De l’autre, on a l’idéal (-type) du Réseau, la « nomadologie », la glorification du mouvement, de la modernité, de la mondialisation. La glorification de l’Homme sans lieu et de tous les lieux. En tant que figure exclusive, il conduit au chaos et à la perte de repères généralisée.

L’esprit métis c’est l’attitude qui fait converger, se confondre, permet de dépasser ces deux formes exclusives du territoire et du réseau, de l’ancrage et de la mobilité, état nomade et état sédentaire. Car pour se référer à l’image de l’arbre et de la pirogue de Joël Bonnemaison, la pirogue est toujours creusée dans l’arbre, « hommes-flottants » et « hommes-lieux » ne s’opposent pas.

L’esprit métis, c’est faire fusionner modernité et tradition en adoptant une attitude post-, qui permet le retour des traditions dans un monde multiple et mélangé, sans contradiction ni heurts.

L’esprit métis c’est la posture du locataire, du passager, c’est prendre acte du caractère évanescent, provisoire de toute chose. Accepter le caractère hasardeux et précaire de sa condition socio-économico-politique, du fait que les hiérarchies sont fonction des contextes historiques, ne sont jamais immuables, et partant de là, envisager sa solidarité à l’Autre dans la perspective d’un éventuel renversement.

L’esprit métis c’est transformer la formule qui voudrait que « ni + ni = à rien », à « ni + ni = + ». L’esprit métis c’est la mutation du « nowhere » en « everywhere », du sans identité à humaniste.

L’esprit métis c’est dire aux membres des communautés, vous n’avez pas à choisir, vous n’avez pas à vous enfermer, vous n’avez pas à faire de choix exclusif. Vous pouvez appartenir sans être identifiés et enfermés dans une seule appartenance. Vos racines vous donnent une force, préalable à une rencontre harmonieuse. Voici votre terrain de jeu, composez-vous comme bon vous semble. Ne renoncez à rien, mais accumulez, ne soyez pas dans une démarche de réduction territoriale, ethnique, raciale, religieuse de votre identité mais dans l’abondance, la superposition. Soyez celui qui cherche et non celui qui sait. Privilégiez la route au but. Nourrissez-vous du monde. L’esprit métis, c’est donc la valorisation des multi-appartenances, sans contradiction avec les appartenances particulières. L’attitude métisse, c’est le mieux par le plus. Une posture d’accumulation des possibles, une aptitude à la juxtaposition. C’est le refus d’une appartenance exclusive, dans un monde qui s’est rétréci et a multiplié les opportunités d’élargir ses identités.

L’esprit métis c’est adopter une posture d’ouverture à l’autre et au changement. Une gourmandise de l’autre, une curiosité. Une soif de l’Autre, une volonté du vivre ensemble, de la découverte, du dépassement de soi. Une logique d’ajouts, d’enrichissement. L’esprit métis aime autant sa famille de sang que sa famille élective. L’amitié que la lignée.

L’esprit métis c’est être dans les nuances, la pondération, la modération, la résilience. C’est valoriser les tentatives, les tâtonnements et les maladresses. Rejeter tout raisonnement ou posture binaire.

L’esprit métis c’est la capacité de s’adapter, de se fondre, se réinventer.

L’esprit métis c’est une aptitude qui n’est liée ni au lieu de naissance, ni au statut socio-économique. Il touche tous les statuts et toutes les géographies. Il n’a pas de classe sociale, est à portée de l’élite mondialisé comme de l’immigré sans-papiers, et est de toutes les provenances. L’esprit métis va au-delà du cosmopolitisme, trop connoté élite mondialisé, c’est une posture susceptible d’être défendue par toute classe socio-économique, et toute origine.

L’esprit métis, c’est fluidifier ses mobilités. Circuler sans forcément s’enraciner, sans aspirer au mode de vie des « locaux », des ancrés, des sédentaires. Passer sans s’assimiler.

L’esprit métis c’est donner autant d’importance à « où l’on va » que « d’où l’on vient ». Refuser le surinvestissement de la composante territoriale de l’identité, liée au territoire d’origine.

L’esprit métis n’oppose pas le migrant à l’autochtone. On véhicule tout un tas de fausses idées en affirmant que l’homme est défini par son mouvement. L’esprit métis n’a rien à voir avec le statut d’immigré ou pas. C’est une disposition qui n’est pas de cet ordre-là. Notre rapport à la mobilité n’est pas forcément défini par notre condition de migrant, d’autochtone, d’indigène ou d’assigné. On trouve aussi bien des sédentaires à l’âme nomade que des migrants à l’âme sédentaire, des migrants sédentaires, partisans d’un ré enracinement, et des migrants errants. La sédentarité n’est pas l’apanage de l’autochtone. Le migrant ne souscrit pas forcément à l’idéal du réseau.

L’esprit métis perçoit son rapport à l’autre dans une posture universaliste, en sa qualité d’être humain, qui transcende lieu de naissance et d’établissement. Le danger dans ce grand théâtre qu’est le Monde, c’est de sur jouer, devenir une caricature, une surinterprétation de soi-même au lieu de vouer une part de son énergie à devenir un peu l’autre, s’ouvrir à l’autre, établir les conditions du dialogue. Le danger c’est le surinvestissement d’une seule composante de notre identité, qu’elle soit territoriale, nationale, religieuse.

L’esprit métis mène au brouillage des peuples et des nations, il transcende le nationalisme, dépasse le multiculturalisme, élargit le cosmopolitisme. Le métis peut apprécier l’ordre, être circonscrit dans un État, mais il n’est pas défini par cette appartenance. Le métis n’est pas apatride ou bâtard, il a l’esprit bâtard.

En somme, l’esprit métis c’est faire le choix de la complexité, c’est la capacité à embrasser passé et présent, tradition et modernité, ici, là-bas et ailleurs, communauté et société, c’est trouver un équilibre entre ses racines et ses ailes, ses semelles de plomb et ses semelles de vent, ses assises sédentaires et ses pulsions nomades. L’esprit métis, conduit, in fine, à la réconciliation du Territoire et du Réseau. De l’État et du monde mobile.

L’esprit métis, cosmopolite, universaliste, doit conduire d’une société diversifiée de fait à l’idéologie qu’elle finira par accoucher. L’esprit métis accompagne le Projet Cosmopolis, cette volonté du vivre ensemble, qui constitue un défi, un travail quotidien.

L’hybridation est un défi qui concerne tout autant l’autochtone que l’ajouté. C’est un processus mutuel et pas unidirectionnel. C’est dire oui aux cultures, non à la fermeture. De cultures figées résultent des lieux sans saveur géographique ou sociologique, sans substance. Méfiance et repli sont de toutes les couleurs, de toutes les ethnies et de toutes les classes sociales. On doit exiger de l’autre l’ouverture qu’on pratique soi-même. On doit faire un pas vers l’autre, privilégier le dialogue, communiquer pour comprendre les peurs, les blocages. Autochtones ou ajoutés doivent avoir la volonté de dépasser la dépassée guerre des victimes. Il faut un minimum de confiance en la capacité de l’Autre à s’ouvrir, du temps pour s’apprivoiser. Il faut une volonté de dépasser les rencontres avortées. Trop d’Histoire, trop de politique, trop de rancœurs. Trop d’Histoire à panser, encore. De peurs, de culpabilité. Dans un monde plus plein où la rencontre est un défi.

Si la société multiculturelle est une réalité, le cosmopolitisme lui est bien une idéologie, une manière d’être au monde. On observe un temps de latence entre les deux. On vit ensemble, reste à construire le vivre ensemble. On ne veut pas d’angélisme ou d’idéalisation, mais du pragmatisme, du compromis, du travail. Après tout, la Cosmopolis est le fruit de l’économie mondialisée, forme pragmatique par essence.

Hybridité des cultures et des lieux

Aujourd’hui, il n’existe plus de monde n’ayant subi l’influence du Monde, des mondes. Sédentaire ou mobile, on est tous touchés par le cosmopolitisme, le métissage culturel, les irrémédiables influences et la confusion des mondes. L’hybridité est un phénomène universel qui touche les cultures. Acculturation réciproque, modifications et réappropriation au contact de l’autre, adaptation sans adoption. Sélection et bricolage d’éléments. La mondialisation n’est jamais synonyme d’homogénéisation mais de réinterprétation, de reformulation inédite. On appelle le processus glocalisation, à savoir la rencontre entre trends globaux et contextes locaux. En s’interpénétrant, les mondes empruntent, sélectionnent et refaçonnent. L’hybridité est synonyme de synthèse et pas de fusion. Les identités se modifient et se recomposent dans un processus mutuel.

L’hybridité culturelle, contient deux faces. D’un côté les productions culturelles hybrides, cuisine fusion ou world music, représentent la face joyeuse de la mondialisation, celle qui fait consensus, le « happy cosmopolitanism ». Le processus de fabrication de métissage culturel, appelé aussi glocalisation, donne lieu à des productions culturelles qui mélangent les genres, les lieux, les époques, les styles. L’hybridation c’est une fabrique à configurations inédites, l’hybridité c’est le « Best of many Worlds », des recompositions inscrites dans nos murs, sur nos vêtements, dans nos assiettes, dans nos allures. L’hybridité est à la fois ancrée et portative.

De l’autre la cohabitation culturelle engendre davantage de tensions. La culture en mouvement, c’est l’expression la plus naturelle du quotidien d’un groupe géographique qui évolue, se nourrit, s’adapte, diversifie ses bases au gré du monde et des époques, tout en conservant ce je ne sais quoi d’insaisissable, d’unique, une âme, un souffle, une mentalité, un accent, un vivier de savoirs. Les cultures ne sont jamais ni déconnectées de leur environnement, ni totalement autonomes. Dès leur naissance, le mélange est constitutif de leur existence. Le constat d’hybridité des cultures nous amène à dépasser le culturalisme. Le culturalisme, c’est cette doctrine du premier tiers du siècle dernier qui postule que le monde est divisé en aires culturelles, en cultures locales formant des systèmes relativement clos. Qui dit que la culture (soit l’ensemble de valeurs, de lois, de normes, des représentations collectives) est en dernière instance le critère déterminant d’explication des conduites humaines. Qui dit que la culture détermine la personnalité.

Les culturalistes n’ont pas tort, mais comme toute théorie, tout courant, ils offrent une réponse partielle et située. Une théorie qui est le fruit de son époque, et qui comme toute proposition intellectuelle, dans son application stricte, contient des effets pervers. Ils sont, toujours dans une perspective de plasticité et d’accumulation, porteurs d’une théorie amenée à être dépassée, complétée, enrichie, refaçonnée. Aujourd’hui, les cousins du culturalisme, tous basés sur des logiques de différences, « choc des civilisations » des géopoliticiens ou  multiculturalisme, en dépit de leurs desseins à priori opposés, soutiennent le puritanisme actuel, et conduisent à la division à l’heure du grand rassemblement. Ils s’opposent, mais basés sur la même logique, renforce le communautarisme. Cette vision basée sur la différenciation des hommes par la culture est aujourd’hui à dépasser pour célébrer les cultures métisses, des cultures vivantes et vibrantes, qui conduisent à de plus réjouissantes conséquences.

Comme la géographie est culturelle, qu’elle subit l’influence et est constamment redessinée par les cultures, et que les cultures sont désormais hybrides, les lieux sont eux-mêmes hybrides, post- et transculturels. Façonnés par des cultures jamais cloisonnées, elles-mêmes influencées par leur environnement, se modifiant au contact de leur géographie. Les imaginaires géographiques façonnent les lieux. Mais cette grande rencontre des imaginaires, si on adopte une posture évolutive, ne conduit pas forcément à un affrontement, mais conduit à l’inventivité. En fait, la rencontre des cultures aboutit à la création d’un nouvel ensemble, avec ses propres codes.

Métisser la définition de la Nation pour sauver l’État-Nation

Le grand brassage mondial a abouti à la formation de nations complexes. Cette complexité fait la richesse des nations contemporaines. Pour survivre, l’État-nation va devoir s’adapter, redéfinir les traits de sa nation, coller à la réalité, créer l’unité dans la diversité, comprendre qu’une nation mélangée représente avant tout une force. Métisser la définition de la nation nécessite quelques conditions, qu’on peut résumer en quelques mots.

Tolérer. Les gouvernants, pour la plupart eux-mêmes le fruit d’arbres généalogiques complexes et multinationaux, doivent renoncer à surfer sur la vague du particularisme-exclusion, et permettre aux citoyens de faire cohabiter leurs multiples identités sans contradictions. Ils doivent permettre aux citoyens de cumuler les identités et les appartenances, leur donner la possibilité d’être binationaux ou de développer une identité religieuse transnationale. De cumuler sans être accusés de traitrise et sans ressentir de la culpabilité. D’appartenir à différents ensemble sans contradiction. D’être pleinement national et autre chose. Ils doivent donner aux citoyens la possibilité de bricoler, hiérarchiser, faire converger dans un processus dynamique leurs multiples identités, relevant de différentes échelles. Car on peut être forts de plusieurs cultures tout en se sentant faire partie d’un destin commun, celui de la terre qu’on s’est choisie.

Comprendre. Que dans une nation basée sur des principes universalistes, l’apport de cultures différentes n’est pas incompatible avec les principes de la nation. Tout est question d’agencement. L’universalisme n’est pas incompatible avec le particularisme.

Travailler. On ne fait pas fusion sur une seule génération, peut-être même pas en quelques décennies. Les choses progressent, mais il faut continuer le combat. Le défi se situe à la fois du côté de l’ajouté qui adopte dans un premier temps l’attitude la plus naturelle qui soit et qui relève d’un déplacement récent, à savoir un besoin de protection, de repli, qui ne relève pas du communautarisme. Le défi se situe aussi du côté des autochtones qui doivent accepter le résultat du processus accéléré de mobilités. Celui qui arrive a peur de se perdre, va figer le lieu de départ en produisant un imaginaire géographique mythifié. Celui qui voit arriver l’autre a peur de disparaître, va opérer un retour aux traditions, dépoussiérer, convoquer les ancêtres pour se différencier.

Respecter. Tout est une question de rythme. Il faut créer les conditions du rapprochement, ne pas se fermer la porte, tout en respectant les étapes, le rythme de chacun, le rythme de l’Histoire.

Accepter. Les États-nations postcoloniaux doivent redéfinir la nation en acceptant la nation postcoloniale, une nation aux origines multiples, ils doivent parvenir à la fusion de cette nation qu’ils ont contribué à créer. Ils doivent accepter de modifier leur rapport aux anciens colonisés, prenant acte du changement des rapports de force globalement. Prendre acte que le monde post-moderne et post-colonial a signé la mort de l’assimilation et de l’acculturation asymétrique, au profit d’un processus mutuel de métissage généralisé.

Repenser. Métisser la nation signifie aussi abandonner l’idée-même de définir, de figer l’identité nationale. Une nation multiculturelle, cosmopolite, et unie, est une nation qui évolue constamment, ensemble.

Dépasser l’idée du gagnants-perdants. Repenser la nation ne signifie pas substituer le règne des minorités à l’immobilisme, n’en déplaise aux conservateurs réactionnaires dépités face à la recomposition identitaire et démographique de leurs États. Repenser la nation ne veut pas dire substituer un pouvoir à un autre, mais faire quelque chose de neuf ensemble, dans une démarche constructive où chacun est gagnant. Il ne s’agit pas d’un renversement du pouvoir, mais d’un renversement de la logique, un changement de vision. Inclure ne signifie pas se faire exclure, mais embrasser son Histoire pour parvenir à cet idéal d’égalité inscrit dans les constitutions.

Être pragmatique. La nation est plus qu’un discours. Elle prend corps dans un lieu de vie, un espace partagé. La nation c’est donc aussi, et surtout, dans les interactions quotidiennes, dans les problématiques les plus concrètes qu’elle prend forme, se dessine, se redessine au jour le jour.

Réaliser. Nationalisme étatique et communautarisme répondent aux mêmes logiques : ordre et homogénéité. Ils sont en compétition parce que de la même espèce. Le communautarisme n’est ni plus ni moins qu’un ultranationalisme, qu’il soit religieux, ethnique, tribal, politique, culturel ou territorial. Le communautarisme ne résulte pas uniquement des processus migratoires, il peut être importé ou endogène. Il consiste à s’enfermer à l’intérieur, considérer l’extérieur comme une menace, l’autre comme un danger. Plus le nationalisme étatique à visée homogène se renforce, plus le communautarisme se renforce. Refuser d’étendre la définition de la nation est un aveuglement, une réponse contre-productive. L’État-nation qui combat la diversité, muselle les minorités, tout comme le communautarisme qui refuse toute transformation au contact de l’autre sont des formes sociales condamnées à disparaître, par refus d’adopter toute stratégie d’adaptation. Repenser la nation s’avère donc inévitable pour ne pas disparaître.

Unir les tribus pour réaliser la Cosmopolis ?

« On est des bâtards, on est des des des gens qui savent pas vraiment qui ils sont ni d’où ils viennent. Et c’est très bien comme ça. »

« Et ben d’accord on est des bâtards. Mais on est des millions de bâtards. Il faut tous qu’on couche ensemble pour que y’en ait encore plus. Tu sais quoi ? parce que le jour où y’aura plus que des bâtards sur terre, la paix elle reviendra. Les bâtards c’est l’avenir de l’humanité. »

« On appelle ça la vitalité hybride. »

« La quoi ? »

« En biologie. Deux spécimens qui s’accouplent avec des patrimoines génétiques éloignés on appelle ça la vitalité hybride. »

« C’est beau. »

Extrait du film Le Nom des Gens

On l’a vu au début de cette présentation, l’hybridation comporte plusieurs séquences. Ainsi, on peut très bien vivre sous le même toit et se contenter de se croiser dans les couloirs. Dans la phase de multiculturalisme, s’influencer sans se mélanger apparaît comme le meilleur compromis possible pour éviter l’infidélité à sa tribu. Les communautés peuvent très bien s’entendre sans se mélanger. A côté de la cohabitation existe un autre processus, qui fait partie du processus. A un moment du grand brassage, les individus se sont apprivoisés et commencent à s’unir entre tribus, à faire des enfants mélangés. Certains voient le métissage interethnique comme un projet idéologique, comme la solution pour sauver la nation, pour en finir avec le repli. Les unions intertribales donnent naissance à des enfants métis, à savoir des êtres qui ne sont plus ethniquement déterminés. Les êtres post-modernes sont invités à se mélanger jusqu’à ne plus pouvoir être reconnus, stigmatisés, assignés, classés, identifiés ethniquement, racialement ou religieusement. Si le mélange améliore la cohabitation, il permet aussi d’en finir avec la notion de races. Car plus il y aura de dégradés, moins la couleur pourra être considérée comme une race.

Le terme de métissage ou de métis prend des connotations et recouvre des réalités différentes à travers l’histoire et les géographies. Union entre Noirs et Blancs, entre Indiens et Blancs, entre Juifs et Allemands. Le terme est adaptable et a souvent fait parler la génétique là où il s’agissait de rapports de pouvoir. Les métis furent les premiers à être stérilisés par les nazis au nom de leur projet funeste. Aujourd’hui, le métis s’entend à la fois comme un être issu de deux cultures ou de deux couleurs. Tabous, persécutés d’hier, souvent considérés comme des moitiés, les métis sont aujourd’hui présentés comme les symboles du monde de demain.

Même si en de nombreux lieux du monde des siècles de métissages se lisent déjà sur les visages, une marche vers le mélange des nationalités, des cultures, des ethnies, des religions est en cours globalement, dans des pays aux histoires radicalement différentes. En France, les mariages mixtes représentent aujourd’hui une part importante des unions. De plus en plus de personnes se déclarent métis à Londres, New York ou Toronto. Les couples mixtes sont tendance ou chics. Ils sont aussi caricaturés et explosent au box-office. Le Japon, pays homogène s’il en est, a récemment sacré une hafu, en élisant sa première miss métisse. Cependant, dans le contexte actuel, les unions mixtes ne sont nulle part une évidence. Pour faire avancer les choses, accélérer le brouillage et les mélanges, renforcer la société, il revient à la génération multiculturelle, la génération choc, de faire le forcing.

Dans un monde encore régi par le culturalisme, les nouvelles lignées issues du métissage deviennent parfois elles-mêmes un héritage à préserver, des tribus à figer. Une société métissée apparaît contradictoire avec les politiques multiculturelles, la diversité érigée en système politique ne favorisant guère le métissage. Consacrant les communautés, la phase multiculturelle a tendance à « invisibiliser » les hybrides. Mais l’avènement des minorités correspond à la phase postcoloniale et post-moderne des sociétés, phase permettant de remplacer une modernité unique par des versions multiples de la modernité, préalable pour la route vers la Cosmopolis.

Les États-Unis comme laboratoire

Il existerait donc un séquençage conduisant de la ségrégation au monde postcolonial et à la nation multiculturelle ; et de la nation multiculturelle à la nation métisse et à la Cosmopolis. Essayons d’illustrer ces séquences avec le cas des États-Unis.

Phase de ségrégation. J’érigerai dans le prochain chapitre le portrait de Barack Obama, premier Président américain métis. Métis au sens issu d’une union mixte, mais surtout au sens d’esprit métis. Au moment où Ann, donne naissance au petit Barack, en 1961, le croisement des « races », le métissage biologique, était considéré comme un crime aux États-Unis, crime qui portait le nom de miscegenation. Le mélange conduisant à l’atténuation progressive des différences raciales. Le sujet est encore très sensible aux États-Unis au moment où Ann mène son combat intime contre l’intolérance, et fait valoir sa propre vision du monde à venir, en s’unissant au père de Barack, un Kenyan venu effectuer ses études aux États-Unis. Quelques décennies plus tard, l’expression « Obama like » s’utilise sur la toile pour désigner un individu métis.

Si je comprends bien, cette nation formée avec l’apport de populations étrangères est également une nation ayant été jusqu’à inscrire légalement la peur du métissage, la crainte de l’atténuation des différences… Si on se base sur cette logique, on pourrait presque en déduire que le croisement de ces deux mécanismes conduit presque naturellement à une nation composée de communautés ethniques ne se mélangeant pas vraiment, donc à une nation communautarisée.

Phase postcoloniale et multiculturalisme. Ce trend se renforce lorsque le Melting Pot devient Salad Bowl, qui, avec l’intention louable de permettre aux communautés de conserver leurs spécificités culturelles, favorise dans le même temps le communautarisme en poussant les groupes à se définir, s’organiser, pour notamment bénéficier des fruits de la « discrimination positive ». C’est l’ère des politiques multiculturelles et de la décolonisation des âmes.

Dans le même temps, l’Histoire suit son irrépressible mouvement, les individus se mélangent, s’unissent, et bien que la liste des catégories socio-raciales dans le recensement américain s’allonge considérablement, la case « métisse » n’existe toujours pas. Le métis a le choix entre la case « Autre » ou cocher plusieurs appartenances distinctes. Le métis n’a pas d’existence en tant qu’être complexe, il est sommé de se choisir, de construire une identité, de choisir un camp. De s’inventer.

L’élection de Barack Obama en 2008 à la présidence des États-Unis a un temps été célébrée comme l’avènement d’une Amérique post-raciale, montrant la voie au reste du monde. Or, selon les chiffres, l’élection de Barack Obama était le fruit d’un vote communautaire, ethno-racial. De plus, son élection a déclenché la réaction violente d’une certaine classe WASP conservatrice en déclin, qui va bientôt elle-même s’organiser au sein d’une communauté appelée Tea Party, contribuant à scinder le pays en deux.

Dans le même temps, des individus ont continué à s’unir, à défier l’atmosphère communautariste ambiante, en continuant à complexifier le monde. Et Barack Obama, symbole d’une évolution, consécration d’une nouvelle bourgeoisie noire, a refusé d’être le président d’une seule communauté. Donc si son élection ne correspond pas à l’avènement d’une Amérique post-raciale, elle a ouvert une voie. Barack Obama, miroir d’une nouvelle Amérique en route, a d’ailleurs lui-même toujours considéré son élection comme une étape et non une finalité, appelant la jeunesse à poursuivre l’esprit d’ouverture.

Aujourd’hui, la phase communautaire est à son apogée en même temps qu’elle touche à sa fin. Multiculturalistes et réactionnaires vivent leurs dernières heures de gloire. On assiste effectivement à la consécration de l’Amérique des communautés qu’annonçait Arjun Appadurai, phase nécessaire pour établir une Amérique du tous « minoritaire », égalitaire. Pour l’instant, l’Amérique est encore à cheval entre ces deux mondes, la Multiculturalis et la Cosmopolis. Pour exemple, deux des premiers candidats déclarés à l’élection de 2016 sont deux représentants de « minorités », une femme et un Latino, qui jouent tous deux la carte communautaire dans leurs campagnes. L’une joue la carte du genre et met en avant dans son clip de campagne tous les types de communautés, des minorités ethniques aux minorités sociales. L’autre met en avant dans son discours la réussite d’un enfant latino.

Phase post-raciale, naissance de la Cosmopolis. Pendant ce temps, les mariages mixtes, inter-ethniques, inter-raciaux explosent aux États-Unis, au sein de toutes les couches sociales, dessinant le futur d’un monde métisse qui fera exploser les concepts de race et d’ethnie, les cases, les classifications, la nécessaire appartenance communautaire, la discrimination. L’État-nation défini et homogène touche à sa fin avec le futur avènement d’une Amérique nouvelle, post-raciale, cette fois-ci non plus post- au sens de au-delà, mais post- au sens de après. Un monde où les métis n’auront plus à cocher la case « Autre », indéfinie, mais pourront tout simplement cocher la case « Américain ».

Demain. La Cosmopolis

On vient d’effectuer un voyage à travers les différentes phases de l’histoire du métissage, du grand brassage, survolé les étapes d’une évolution conduisant à la Cosmopolis, aboutissement d’une histoire agitée. Une petite histoire courte qui a rendu leurs racines aux modernes et réconcilier les traditionnalistes avec la circulation. Une évolution qui passe notamment par une phase de rejet de la mondialisation et de la modernité, de réappropriation de la tradition et d’un certain retour à la communauté et au repli. Cette phase de Diversité des Communautés a prospéré en parallèle au métissage qui conduit lui à l’avènement d’un monde post-racial et post-ethnique, à la société métisse, qui fait fi des catégories. La Cosmopolis c’est le résultat, la synthèse de tous les modèles qui l’ont précédée. La Cosmopolis, c’est la subtile adaptation permanente entre besoin d’ordre, de cadre et droit au mouvement, entre État et mobilité.

Grâce à la phase multiculturelle, tous les mélanges seront possibles. Dès qu’on sera tous devenus des minorités non pas au sens quantitatif mais au sens où aucune communauté n’aura plus les moyens de tirer le pouvoir à elle seule, alors la guerre des clans et des victimes, pauvre idéologiquement et pas viable historiquement, déclinera. Dès que nous serons débarrassés des enjeux de pouvoir, la pertinence des enjeux raciaux, ethniques et communautaires s’amenuiseront. La Cosmopolis est tributaire de la phase multiculturelle, phase qui doit durer le temps que les politiques multiculturelles effectuent leur travail de décolonisation des consciences et d’atteinte d’une égalité de fait. L’égalité de fait des couleurs et des cultures permet le brassage. C’est la condition pour réaliser la Cosmopolis. En cela, elle aura plus de chance de voir le jour dans les pays anglo-saxons que par exemple en France, qui en campant sur son idéal républicain et se plaçant en opposition avec les politiques multi-culturelles, a voulu faire fi de la phase post-coloniale, rendant compliquée la nécessaire réconciliation si chère au développement de la Cosmopolis. Si l’idéal républicain peut sembler dans le même esprit que la Cosmopolis, pour avoir du sens, il ne peut pas se permettre d’effectuer des sauts temporels.

Malgré les différences politiques, idéologiques, historiques, notre monde esquisse des trends globaux, une marche irrépressible et irréversible faite de soubresauts mais néanmoins constante vers la Cosmopolis, vers ce monde post-racial, post-ethnique, post-tribal. Ce monde métis sera le nôtre, enfants de la mondialisation, enfants de la génération multiculturelle.