J’espère que vous avez eu le temps de digérer cette plongée parfois un peu ardue dans les productions théoriques et médiatiques. Il est temps désormais d’aller prendre l’air, de prendre la route des univers exaltants des Villes-Mondes. On commencera par un trio nord-américain, en atterrissant dans la mythique New York, depuis laquelle on gagnera la québécoise Montréal pour finalement s’attarder dans l’étonnante Toronto. On se rendra ensuite dans le cœur battant de la mondialisation en gagnant l’Asie du Sud-Est, et la Cité-État de Singapour. Puis on arpentera les incontournables capitales postcoloniales européennes que sont Paris et Londres, avant de rejoindre Marseille la méditerranéenne et de sillonner des régions de France qui nous conduiront jusqu’aux ports du Havre et de Saint-Malo. On se rendra enfin dans une mini Ville-Monde, mains néanmoins grande capitale internationale, Genève. Le départ est imminent. Mais avant de s’envoler, juste quelques lignes pour vous exposer un peu l’objectif, la méthode et l’état d’esprit de ces errances en Villes-Monde.

A la recherche de la Cosmopolis

L’objectif principal de ces errances est de partir à la recherche de la Cosmopolis. A la recherche de cette Ville-Monde cosmopolite, de la ville de la cohabitation postcoloniale et post-moderne. La ville de tous les métissages. Car une précision s’impose. Toutes ces villes sont multiculturelles. Toutes ces villes renferment une étonnante diversité de populations, un échantillon du monde. Maintenant, une ville multiculturelle n’en est pas pour autant cosmopolite. Une ville multiculturelle est un lieu de cohabitation distante, un lieu-mosaïque dans lequel les communautés n’ont pas fusionné. Ou pour le résumer simplement, un lieu où les citoyens urbains vivent « ensemble séparément ». Le cosmopolitisme représente l’étape d’après. Le cosmopolitisme c’est la chimie qui naît de la proximité. Or pour que cette chimie prenne entre les communautés, pour que la ville s’hybride, il lui faut du temps mais aussi un environnement propice à cette fusion.

Sonder la Diversité dans l’Uniformité

Le deuxième objectif de ces errances est de réaliser des portraits de villes, mais des portraits thématisés. L’idée c’est « une ville, une question ». Chacune de ces villes a été choisie en fonction d’une spécificité identitaire, de laquelle a émergé une question, à laquelle il s’agira de répondre durant le séjour. A chaque fois, le but sera de  tenter de saisir si la spécificité de la ville en question peut ou non faire d’elle la Cosmopolis. Parmi toutes les configurations possibles entre identités locale, régionale, nationale, suprarégionale, internationale ou mondiale, quel combo identitaire sera le mieux à même d’accueillir la Cosmopolis ?

Plus largement, à côté de la question principale, il s’agira de dresser des portraits succincts et comparatifs de ces Villes-Monde sous l’angle de leur multiculturalité et de leur cosmopolitisme.

Dans un dernier temps, à partir de ces portraits comparatifs, je déterminerai s’il se dégage des trends communs de ces Villes-Monde.

Pour résumer, je tenterai en gardant toujours l’angle de la cohabitation, de me concentrer à la fois sur le particularisme et l’universalisme de ces Villes-Monde à la fois une et diverses.  La ville mondiale, phénomène global, est déclinée en d’infinies variantes.  Ainsi, devraient émerger de ces villes des figures de cohabitations différentes, et des trends globaux déclinés à chaque fois de façon originale.

Enfin, sonder l’état de la cohabitation à travers un échantillon de villes me permettra de me faire une impression plus générale de l’état du Monde mobile. D’évaluer si la tendance est au développement du cosmopolitisme ou au contraire au repli communautaire. Si les filles de la mondialisation se contentent d’être des villes globales aseptisées, ou sont des Villes-Monde dans lesquelles la mondialité cohabite avec la mondialisation.

Bien sûr pour que pour étoffer l’analyse, il aurait fallu étendre la typologie des lieux. J’aurais par exemple adoré vous emmener dans ces lieux de métissage que sont l’Île Maurice ou la Réunion. Mais aussi dans ces lieux où hyper modernité et tradition doivent cohabiter comme Dubaï. J’aurais pu aussi compléter le panel avec ces villes tentaculaires et inégalement mondialisées comme Sao Paolo ou Bombay. Je sais que s’il devait y avoir une suite à ces errances, je ne manquerais pas non plus de me rendre dans des villes-étapes de la route des migrants comme Athènes ou Milan, ou encore à Berlin, cette capitale du rêve européen.

L’esprit du lieu

Derrière leur apparente uniformité, chaque Ville-Monde est singulière. Chacune possède une somme de caractéristiques lui conférant une identité territoriale et une image unique. Histoire, héritage civilisationnel, contexte politique et idéologique, environnement géopolitique, politique de gestion de la diversité, géographie physique, site et situation, bâti et infrastructures, localisation et statut dans l’État-nation, composition et dynamique démographique, spécialisations économiques, culture, caractère.

La somme de tous ces éléments aura une influence sur la cohabitation. Car la cohabitation, avant d’être une rencontre entre les différents groupes qui habitent la ville, c’est d’abord toujours la rencontre d’un groupe avec un lieu. Et en fonction de leur culture urbaine, certains lieux seront plus propices aux mélanges, d’autres plus hermétiques. Même si le processus de transformation est mutuel et que dans un deuxième temps les groupes auront eux aussi une influence sur la ville. Rappelez-vous, Verena Andermatt Conley nous disait que c’est dans les vieilles capitales européennes que la Cosmopolis avait le plus de chances d’émerger.

Avant de me faire ma propre idée, et en attendant de déterminer si une ou toutes ces villes sont susceptibles d’abriter la Cosmopolis, je vais découvrir des figures de cohabitation à chaque fois singulières. New York la Ville-Monde marketing, ville du business et des communautés, Genève la discrète, la feutrée, Ville-Monde des organisations gouvernementales et des cloisons invisibles, Londres la communautarisée, Ville-Monde de la tolérance-ignorance, Singapour, Ville-Monde de la mondialisation assumée et de l’harmonie multiculturelle contrôlée, Montréal la métropole régionale, ou encore Marseille la méditerranéenne à laquelle l’Europe fait les yeux doux. Certaines de ces Villes-Monde sont de vieilles connaissances. D’autres des terres vierges à déchiffrer et défricher.

La démarche

J’aimerais incarner à travers ces errances quelques ingrédients que je vous ai exposés dans la première partie. D’abord appliquer la stratégie de l’aller-retour, l’idéologie de l’escale, de la mobilité-fluidité. Voyager de manière hybride, en pratiquant des va-et-vient entre Ici et tous les Ailleurs. Ne pas s’ancrer, ne pas s’installer, ne faire que passer pour mieux errer. Une plongée dans la mondialisation, dans l’accélération du monde, requiert à minima des voyages en vitesse, des escales courtes, des errances low cost. Pour calquer la forme sur le fond. Pour mieux rester bâtarde. Parce que le but est d’arpenter ces Villes-Monde comme une ajoutée, sans communauté, sans clan. Seule cette attitude métisse me permettra d’avoir un regard véritablement extérieur, sans être influencée par une quelconque attache. La rapidité conjuguée à l’esprit métis me permettront de vous livrer certes une imposture, car me direz-vous, quelle arrogance de se livrer à une analyse qui tient un tant soit peu la route en se contentant de faire des escales. Mais si ce devait être une imposture, soyez certains qu’elle sera réalisée avec un maximum de sincérité.

Si j’ai adopté ce mode d’escales, c’est aussi parce que je veux avant tout privilégier les sensations. J’aimerais non pas vous livrer des analyses approfondies, mais capter des atmosphères, des ambiances. C’est là-dessus que je vais me concentrer. Pour approfondir, il existe une littérature foisonnante, des enquêtes de terrain produites par des gens qui l’ont fait mieux que je ne pourrais sans doute jamais le faire, et dont je me servirai ensuite pour creuser mes intuitions et compléter l’analyse.

Je me suis donnée comme mission de tenter de percer la richesse, la grande complexité, les mystères de la Ville-Monde au-delà de sa relative simplicité narrative. Mais pour cela, encore faut-il être se mettre dans l’état qui convient. On peut traverser cent fois un lieu sans rien voir. Le lieu se ferme à vous, il vous reste hermétique. Il faut décider d’ouvrir ses yeux pour que la ville s’offre. C’est un peu comme un neurone, une connexion à enclencher. Il faut déjà se mettre en état d’accueillir ses confidences, la mettre en condition qu’elle s’offre à vous. Du coup, avant de prendre l’avion, j’ai occupé mon été à faire de mon esprit un espace vierge, une terre à conquérir, pour mieux me faire l’éponge de ce que j’allais découvrir.

Voies empruntées

Je vais donc privilégier le ressenti et l’observation pour percer les mystères de ces villes. Maintenant reste à définir l’objet d’observation privilégié. On le rappelle, le but c’est de dévoiler la Cosmopolis, la ville susceptible de faire la fusion du monde, des mondes. J’aimerais tenter de définir comment le cosmopolitisme s’exprime à la fois sur l’espace et dans l’identité de la ville. De dégager quelques principes de son organisation territoriale, et la figure spatiale qui s’en dégage, entre jazz et mosaïque. De capter un peu son atmosphère, prendre le pouls des identités. D’évaluer le degré de mélanges et de métissage des lieux et des cultures.

Pour cela, la méthode qui s’impose est de déchiffrer les dynamiques de cohabitation dans la ville. Qui vit où, avec qui, comment, et pourquoi, pour autant qu’il y ait un pourquoi. Pour saisir ces dynamiques de cohabitation j’ai décidé de scruter la territorialité propre à chacune de ces Villes-Monde. Observer la distribution des espaces et des territoires, relever les traces de mixités culturelles, d’hybridités. Ma stratégie ? Tenter de faire parler à la fois le plan, les murs et les gens. Comment ? En privilégiant l’errance pédestre et les conversations spontanées, en m’adonnant à des prises de vues photographiques et vidéo.

D’une part, j’irai explorer dans chaque ville une poignée de territoires communautaires subjectivement sélectionnés, et y observerai leur territorialisation : morphologie, types de commerces, marquage ethnique, lieux de culte, esthétique, agencement, équipements, coprésences. Simultanément je parcourrai les espaces publics, les lieux de rencontre, car ce sont dans ces parcs, ces rues, ces places, ces centres commerciaux que se retrouve la diversité de la Ville-Monde. Ce sont dans ces espaces à priori par appropriés par un groupe dominant que les différentes communautés s’apprivoisent et commencent à faire émerger à force de contacts superficiels une sorte de mixité. Dans ces espaces partagés, je serai attentive aux dynamiques de coprésences. Comment les populations interagissent entre elles ? Observe-t-on plutôt des groupes mono-ethniques, pluri-ethnique, ou a-t-on atteint le stade du grand brassage qui aurait confondu les visages ?

L’espace et les territoires devraient m’aider à déterminer plus largement les comportements et les stratégies résidentielles des communautés dans la Ville-Monde. Avec le temps, les communautés ont elles tendance à délaisser leurs territoires et à s’assimiler, ou assiste-t-on à une ethnicisation durable du paysage urbain ? Le territoire ethnique constitue-t-il une étape transitoire ou les migrants ont-ils tendance à y demeurer ? En gros, le modèle assimilationniste de l’École de Chicago est-il toujours d’actualité ? Les migrants quittent-ils le quartier ethnique de première arrivée pour un quartier plus aisé mais toujours ethnique ? La ville est-elle toujours cette production vivante en constante évolution où les groupes se succèdent ? La tendance est-elle aux quartiers mono ou pluri ethnique ? En fonction de la réponse à toutes ces questions, je pourrai déterminer si ces Villes-Monde ressemblent à Multiculturalis, une ville où chaque communauté vit de son côté, ou à Cosmopolis, la ville de tous les mélanges. La réalité se situera probablement quelque part entre les deux, dans un modèle hybride.