Avertissement : Ce chapitre a été rédigé avant le climax de la « crise des migrants » de l’été 2015.
Avertissement. En raison de l’évolution sémantique apparue dans les médias entre la rédaction de ce chapitre et aujourd’hui, le terme « clandestin » peut aisément dans ce texte être remplacé par celui de « migrant ».
Les Mots : Routes, Odyssée, Périple, Invasions, Envahisseurs, Espoir, Cynisme, Illusion, Rejet, Rêves, Cauchemar, Passeurs, Frontières, Eldorado, Relégation, Concentration, Enfermement, Isolement, Eloignement, Camps, Dangers, Drames, Assaut, Murs, Barrières, Clandestins, Sans-papiers, Peur, Fuite, Douleur, Schengen, Dublin, Frontex, Passages, Traversées, Précarité, Rétention, Détention, Centres, Camps, Frontières, Côtes, Sauvetage, Débarquement, Expulsions, Porte, Régularisation, Forteresse, Europe, Afflux, Hostilité, Déplacés, Réfugiés, Réfugiés économiques, Requérant d’asile, Reflux, Hors-monde, Non-lieu, Refuge, Accueil, Hospitalité, Humanisme, Xénophobie, Tensions, Manifestations, Récit, Errances, Squats, Asile, Séjour, Assignation, Attraction, Vie meilleure, Procédures, Administration, Suspicion, Traumatisme, Limbes, Capacité accueil, Place, Défi, Droit à l’asile, Destination, Abus, Visas, Protection, No mans land, Foyer, Traversées, Solidarité, Assistance, Verrouillage.
« Ces gens-là »
« La sédentarité et le nomadisme ont changé de nature. Je le dis toujours, le sédentaire, c’est celui qui est partout chez lui, avec le portable, l’ordinateur, aussi bien dans l’ascenseur, dans l’avion, que le train à grande vitesse. C’est lui le sédentaire. Par contre, le nomade c’est celui qui n’est nulle part chez lui. (…) il est mis dans des ghettos » (Paul Virilio. Terre Natale. Ailleurs commence ici)
Cette réflexion sur le Monde mobile ne peut se permettre l’impasse sur le sort de « ces gens-là », les oubliés d’une « happy globalization », ceux qui semblent de trop dans un monde plein. Une partie des réfugiés sans refuge et des anciens migrants économiques. Victimes de guerres fratricides ou communautaires. Persécutés par des États corrompus ou criminels. Rejetés par d’autres États en faillites ou protectionnistes. Victimes des rancœurs du monde. Victimes de la rupture de la trêve entre le Territoire et le Réseau.
« Ces gens-là » sont les ombres de nos villes, les perdants de la mondialisation. Les victimes d’un Monde post Schengen et post 11 septembre. D’un monde en crise idéologique, identitaire et économique globale. Les portes se referment, les lois se durcissent. « Ces gens-là » il faut s’en débarrasser plus vite. Pour que le monde s’arrête, il faut que les procédures s’accélèrent. Accélérer les procédures qui signent le temps d’arrêt du Monde. Au revoir opportunités économiques et terres promises de l’asile
Pour les uns il y a les circuits organisés. Pour les autres les routes migratoires. Pour les uns, il y a les vols à prix cassés. Pour les autres, il y a les « vols spéciaux ». Pour les uns, il y a les réseaux de solidarité. Pour les autres les réseaux criminels. Pour les uns il y a la route des vacances. Pour les autres les routes périlleuses de l’exil. Les uns ont tout à perdre et ils ont peur. Les autres ont l’espoir car ils rêvent d’une vie meilleure.
« Ces gens-là » prennent tous les risques pour atteindre des espaces d’opportunités économiques ou de protection, des Ailleurs où l’on ne veut plus d’eux, où leur présence gêne. Ces gens-là sont ceux qui rêvent, et qu’on rejette parce qu’ils nous mettent face à notre cynisme, nos désillusions, notre déclin moral, émotionnel, idéologique. Ils rêvent d’avoir ce dont certains se sont blasés, ou d’autres se battent pour préserver. Ils rêvent d’un système qui nous a déçus, durcis nos cœurs et dénué nos rêves de toute dimension lyrique. Incompréhensible vu d’ici.
On les dits Migrants de l’exil et de la misère. Catégorie homogène aux visages floutés. « Ces gens-là » sont le miroir des échecs du Monde, reflet qu’on voudrait ignorer. Ils sont ceux qui n’ont pas compris à temps que le monde se sanctuarisait. « Ces gens-là » sont ceux qui sont restés enfermés dehors ou qu’on a enfermés dedans.
« Ces gens-là », quand on ne les enferme pas, relègue pas, cache pas, excluent pas, ils errent sur les frontières et dans les villes, où ils bâtissent des mondes de l’éphémère, des territoires parallèles. Des nouveaux mondes qui enrichissent le monde.
Une partie de « Ces gens-là » sont la version contemporaine des passagers de troisième classe du Titanic partis tenter leur chance en Amérique.
Je bouge donc je suis
En dépit de la paupérisation et la déshumanisation subies sur la route des migrants, il y a beaucoup de dignité parmi « ces gens-là ». Beaucoup de gens éduqués, beaucoup de mondialisés rompus à la modernité. « Ces gens-là » réclament simplement le droit à la mobilité, leur droit au Monde. Or la fermeture des voies légales d’accès à la mobilité ont ouvert les routes de la clandestinité. « Ces gens-là », se sont improvisés Ulysse modernes, auteurs d’une Odyssée post-moderne.
La plupart de « ces gens-là » ne sont pas des migrants modernes, des candidats au ré enracinement, mais des arpenteurs du réseau post-modernes. Les mobiles de la mondialisation sont dans une logique de fluidité. Ils ne cherchent pas à s’installer définitivement dans un ailleurs. Ils veulent se déplacer, au gré des opportunités. Ils répondent à la flexibilité de la mondialisation économique. Ce que veulent « ces gens-là », ce n’est pas une hypothétique rente d’État, ce sont des perspectives. Ils ne cherchent pas le maillage étatique, celui de l’assistance tous azimuts, qui assigne et implique une unique allégeance. Ils veulent aller et venir. Ils veulent l’horizon géographique et des horizons économiques. Ils viennent des périphéries, des marges de la mondialisation, et ne veulent pas un nouvel espace clos pourvoyeur de rente. Ils veulent participer à la mondialisation. Mais comment arpenter les réseaux, aller et venir quand on n’a plus ni identité, ni papiers ? Comment rentrer quand on n’est désormais plus de nulle part ?
« Ces gens-là » sont devenus des ombres parce que tout sésame d’entrée leur a été refusé. Ils ont été privés de la plus banale et légitime expérience de mobilité, celle qui consiste juste à aller voir l’Ailleurs. Celle de l’aller-retour pour tester, confronter son fantasme, s’inspirer, compléter son monde. Énergiser les deux côtés. Hybrider les Mondes. Voyager, faire ses classes, compléter son CV. Comme tant d’autres avant. Ou simplement chercher une protection. Mais pour ceux-là aussi l’ailleurs s’est verrouillé. Parce qu’ils sont désormais plus de 51 millions.
Tous ces hommes et ces femmes sur les bateaux réclament un accès à la Cosmopolis, cette Ville-Monde où ils peuvent être à la fois eux-mêmes et avec les autres. Et pour atteindre les nœuds des réseaux de la mondialisation, « ces-gens-là » sont condamnés à des années de routes et d’errances. Condamnés à n’être plus de nulle part, si ce n’est de la route, du mouvement. Clients d’agences de voyages criminelles qui leur fournissent un enfer clé en main, ils prennent la route des humiliations et de la déshumanisation. Leur expérience de mobilité se transforme en route initiatique vers le cynisme et la désillusion. Leur Grand Tour à eux ressemble à un purgatoire. Au terme du périple, « ces gens-là », ombres d’eux-mêmes, se retrouvent pris en étau. Les uns n’en veulent pas, les autres n’en veulent plus. On est loin du triangle transnational magique « ici, là-bas, ailleurs ».
Une nouvelle hiérarchie se forme à l’arrivée. Certains seront validés comme vrais réfugiés et pris en charge par un État qui a encore quelques moyens. Les autres tenteront d’intégrer des réseaux de solidarité communautaires transnationaux. Pour autant qu’ils arrivent à échapper à l’enregistrement. Une troisième catégorie, sans papiers et sans réseaux, sera condamnée à errer. Sunt Ombres.
Floutage des hommes, confusion des phénomènes
La mobilité est devenue un phénomène totalement illisible. L’image est floutée. Les hommes qui bougent sans qu’on les ait invités rentrent tous dans la catégorie fabriquée et consacrée du « migrant ». Masse informe et clandestine, les ombres n’ont plus de visages. La confusion a été semée. On ne sait plus ni qui est l’Autre, ni pourquoi il est là. Ils peuvent être divisés en deux catégories, les réfugiés du Territoire, exilés politiques, et les réfugiés du Réseau, exilés économiques. Pour tous l’Europe a deux frontières : l’accord Schengen et l’accord Dublin.
Lesdits réfugiés économiques sont des « réfugiés » de la mondialisation, des arpenteurs du Réseau. En venant participer au marché mondial, ils buttent sur les frontières des États. Ils réclament le droit à la mondialisation. Ils ne veulent pas être des « cas Dublin », accueillis par un État unique et par conséquent empêchés de mobilité, assignés. Ils ne veulent plus déposer une demande d’asile qui les ficherait, les dé-transnationaliseraient. Pour cela, ils sont prêts à se délester de leur identité, papiers et empreintes digitales comprises. Ils envisagent l’Europe comme un seul et même espace d’opportunités et de complémentarités. Ils veulent se mouvoir dans cette Europe au gré des rumeurs d’opportunités, des réseaux d’accueil, des cousins, des imaginaires. Ils découvrent vite que l’Europe n’est pas une et unifiée. Les Villes-Mondes fantasmées sont en fait des capitales étatiques dans la réalité. Ces marchands solos ne cherchent pas le territoire d’enracinement, mais le « territoire circulatoire » (Alain Tarrius). Les réfugiés économiques sont souvent des hommes seuls, des éclaireurs, des pourvoyeurs de fonds pour leur communauté restée au pays. Leur famille s’est cotisée pour payer leur passage. La pression sur le pourvoyeur est forte, l’échec n’est pas permis.
Un « faux réfugié », ou réfugié économique, est donc un candidat à l’émigration économique, à qui la mobilité a été refusée. Un migrant économique dont la politique n’a pas voulu. Pour postuler à la mobilité, il a le choix entre deux variantes : drame de la persécution ou le drame de la misère. En fonction du sésame qui leur accordé, ils vont participer à l’économie selon trois variantes : légale, informelle, criminelle. Ils peuvent servir l’économie sans droits ou légalement, contribuant ainsi au système fiscal et système social.
Les réfugiés politiques sont en danger de persécution ou fuient une guerre. Ils sont les réfugiés d’États qui ne les protègent plus mais les menacent, et viennent souvent en famille chercher la protection d’un autre État. Phénomène structurel et surtout conjoncturel, les demandes d’asile fluctuent au gré des tensions internationales et des guerres. La grande majorité des désormais plus de 51 millions de réfugiés a trouvé protection dans les Suds. Une minorité frappe aux portes des Nords.
Rapport 2014 HCR. Réfugiés dans le monde
Fin 2013, quelque 51,2 millions de personnes étaient déplacées internes ou réfugiées dans le monde. Pendant les six premiers mois de 2014, environ 5,5 millions de personnes supplémentaires ont été contraintes de fuir leur domicile, dont 1,4 million à l’étranger et le reste à l’intérieur des frontières de leur pays. Compte tenu des retours et des réinstallations intervenus pendant la même période, des décès et naissances, le HCR évalue à 3,4 millions le nombre de personnes supplémentaires ayant besoin d’aide à fin juin 2014 par rapport à la fin de 2013. Les principaux pays de départ sont : Syrie, Irak, Afghanistan, Erythrée, Pakistan, Somalie, Soudan, RD Congo, Birmanie.
Les réfugiés sont supportés en majorité par les pays limitrophes, les pays les plus pauvres. A fin juin de l’an dernier, le Pakistan était le pays qui accueillait le plus grand nombre de réfugiés (1,6 million), devant le Liban (1,1 million). Suivaient l’Iran (982’000), la Turquie (824’000), la Jordanie (737’000), l’Ethiopie (588’000), le Kenya (537’000) et le Tchad (455’000).
Au niveau du nombre de déplacés internes, le rapport 2013 de l’IDMC indique qu’ils étaient 33.3 millions (+ 8.2 millions par rapport à 2012).
Les réfugiés ont besoin de l’aide des États. Mais les caisses de certains États sont vides. Ils sont au bord de la faillite. D’autres voient leurs infrastructures, leur bâti et leur sol saturés. D’autres ont peur pour leur identité. Or le réfugié politique apatride est disposé à accueillir un nouveau modèle, celui de l’État qui lui a offert l’hospitalité. Les États devraient dès lors les considérer davantage comme une chance d’affirmer leur identité que comme un risque de la dissoudre.
Ces réfugiés se retrouvent au milieu des deux guerres menées par l’Occident. Une guerre contre le monde mobile, contre l’immigration, guerre offensive. Une guerre contre le terrorisme, guerre défensive. Au milieu, les millions de réfugiés syriens et autres Boat People qui fuient les guerres ou les fondamentalistes d’Afrique ou du Moyen-Orient. Pour partie, les réfugiés fuient les ennemis de l’Occident, ceux avec lesquels elle est en guerre. Ces réfugiés sont des réfugiés parce qu’ils choisissent la mobilité aux idéologies du repli.
Réfugiés économiques ou réfugiés politiques, ces Ulysses qui accostent sur les côtes, traversent montagnes, déserts et fleuves sont Pakistanais, Afghans, Ethiopiens, Erythréens, Camerounais, Soudanais, Irakiens, Somaliens, Libyens, Syriens, Maliens, Guinéens, Birmans, Sri Lankais, Tibétains, Nigériens, Iraniens, Mexicains, Haïtiens, Vénézuéliens… Autant de potentiels mondes à découvrir.
La création du clandestin, du sans-papier
Réfugiés économiques et politiques à qui on refuse le tampon peuvent tenter dans certains cas de rentrer chez eux. Tous les autres rentreront eux dans la catégorie du clandestin. Les lois ne sont pas divines, mais produites. On créé des lois qui crée des illégaux. On créé des lois qui créent des illégaux et qui justifient des mesures. Car la politique d’accueil ou de non-accueil est raison d’État, et fluctue en fonction des dynamiques géopolitiques internationales. La stigmatisation du migrant est aussi fonction du contexte idéologique dominant globalement. Quand le Monde mobile et du Réseau affichent une bonne santé, le migrant représente celui qui est pleinement mondialisé. Quand la géopolitique et les intérêts nationaux prennent le dessus, le migrant c’est celui qui a échoué, qui fuit son territoire, qui est infidèle à son État. A qui l’asile est accordé reflète enfin le type de société que l’État veut créer.
En menant une guerre aux migrants, les espaces politiques clos cherchent à mener une guerre contre le monde transnational. Ils veulent empêcher que des gens traversent les frontières pour participer à l’économie globalisée en transgressant leurs lois. Le clandestin est aussi le résultat d’un État face à un impossible aveu d’impuissance. Un État qui doit avouer qu’il ne peut pas tout. Le clandestin c’est encore le résultat d’un État qui doit gérer l’héritage des fantasmes véhiculés par les mouvements populistes.
Ces vagabonds cristallisent les crispations parce qu’ils symbolisent une double défaite des espaces clos. Les migrants économiques signent la défaite des politiques qui ne font plus qu’accompagner les puissants marchands. Défaite d’un pouvoir politique qui s’est laissé déborder par la mondialisation et la circulation qu’elle a engendrée. Les réfugiés politiques symbolisent l’échec d’États incapables de ne pas user de la violence légitime contre leur propre peuple pour se légitimer.
C’est la création de grands ensembles d’échanges d’inclusion-exclusion, la fermeture des frontières qui transforment les potentiels migrants économiques en sans-papiers. C’est le changement des politiques d’asile qui transforment une partie des réfugiés en clandestins potentiels. Le requérant d’asile dépose une demande d’asile. Si elle est acceptée, il devient réfugié et est réintégré. Si elle est refusée, il devient migrant clandestin. Au gré des durcissements législatifs, le cercle des potentiels clandestins s’élargit. Cependant, les espaces clos ont le pouvoir de réhabiliter les ombres. Le statut de non-droit peut être régularisé a posteriori. Dès lors, l’illégal devient à nouveau fréquentable. Parfois, le clandestin est aussi dépendant des catégories des institutions internationales. Ainsi en 2015, les « faux réfugiés » Erythréens devenus clandestins ont été réhabilités par les Nations Unies qui ont conclu qu’ils fuyaient un pays dirigé par la peur, pas la loi. Ainsi les Erythréens ont accédé au statut plus légal plus légitime et plus envié de réfugié politique.
Cette criminalisation de la mobilité, le sort réservé à cette immigration indésirée fait fonction d’avertissement lancé par les États, face au désir de mobilité, désormais de plus en plus vue comme un acte négatif. Les conditions réservées aux sans défense qui contestent la puissance étatique, compense le manque de possibilité de s’attaquer au véritable adversaire, à savoir les puissants réseaux de l’économie mondialisée. Les États démondialisent par le bas, faute de pouvoir démondialiser par la haut. Symbole d’une face moins glorieuse de la mondialisation, les migrants économiques devenus clandestins politiques sont montrés en exemple pour justifier qu’elle s’arrête.
Hors grands ensembles communautaires clos, ceux qui circulent et une partie des migrants économiques d’hier ne rentrant pas dans les critères légaux d’immigration choisie, mais dont la force de travail intéresse potentiellement l’économie, sont donc devenus les clandestins d’aujourd’hui.
Le clandestin n’existe pas en tant que tel. Clandestin n’est pas une identité. Les espaces clos ont donc créé ces catégories et stigmatisé toute une population mobile, lui attribuant une identité entièrement déterminée par ce statut. Clandestin, sans-papiers, illégal : un statut créé qui renseigne uniquement sur un état administratif et une condition géographique. Clandestin, étiquette administrative qui a créé une image, qui a conduit à faire disparaître socialement des hommes et des femmes venus d’ailleurs.
Si la figure du clandestin est produite par des lois, elle est aussi confortée par des représentations. Catégorie fabriquée, le clandestin est surtout associé au migrant pauvre du Sud. Cette stigmatisation cache une peur d’un autre d’une autre culture ou d’une autre religion. Une peur aussi que les colonisés d’hier deviennent les colons d’aujourd’hui. Une peur d’une colonisation à l’envers, celle des Suds qui tentent de se frayer un chemin vers les Nords.
Les clandestins sont devenus un fantasme, une image, celle d’une masse informe, d’une horde d’envahisseurs. En devenant masse clandestine, le migrant n’a plus ni visage ni parole. Pour éviter que l’empathie se crée, il faut que l’Autre reste l’Autre. Confusion à dessein. En le gardant à distance on ne réalise pas que l’Autre c’est nous.
Victimes d’États qui les persécutent, d’autres qui les chassent, victimes de la marginalisation produite par le grand marché, « ces gens-là », sont aussi victimes des images. Image tronquée d’un eldorado chimérique et image tronquée de leurs propres terres, de la vision qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs possibilités. Victimes aussi du flux continu d’images de flux d’envahisseurs sur les flots dont on abreuve les potentielles sociétés d’accueil, et qui créent chez ces derniers panique et rejet. Ils sont les victimes de la circulation des images tronquées et de l’arrêt sur images des hommes.
Au final « ces gens-là » ce sont nous. Aussi, déjà, simultanément. Nous tous qui réclamons la même mobilité. Opportunités économiques et accès aux réseaux mondiaux. Nous tous qui réclamons le droit de confondre lieux et imaginaire, de ne pas se contenter des territoires virtuels. « Ces gens-là » ce sont nous, Européens clandestins aux États-Unis, Européens réclamant la libre circulation sans condition à la Suisse, ou encore clandestins suisses en France pour accéder à la propriété. « Ces gens-là » c’est donc nous, mais pas tout à fait. Car nous on ne traverse pas l’Atlantique en bateau pneumatique.
Monde Sanctuaire, Monde des Marges
Le phénomène de sanctuarisation ne concerne pas seulement les migrants internationaux, ceux qui ont une autre nationalité, les autres, les différents. La sanctuarisation et la mise en Ombres s’applique à la misère dans son ensemble. Il touche toutes les marges de la globalisation qui veulent rejoindre la globalisation, tous ceux qui à l’intérieur comme à l’extérieur réclament une vie meilleure. Dans un monde en dé-globalisation, en dés-intégration, en éclatement à toutes les échelles, on assiste à un phénomène global de sanctuarisation. Pour retenir et contenir les marges, des frontières nationales, supranationales, mais aussi intérieures sont créées et renforcées. Pour ne pas laisser vagabonder les pauvres, il faut renforcer la fermeture vis-à-vis de l’extérieur mais aussi créer des sanctuaires internes. De l’extérieur, on rejette surtout les exilés ruraux et pauvres des Suds, pas le Sud dans son ensemble. A l’intérieur, on circonscrit les tribus nomades, les gens du voyage ou ceux dont les structures traditionnelles ont été bouleversées par la modernité, et qui entament leur exode rural. Les marges, ce sont ceux qui sont privés de mobilité, sociale ou géographique.
(Philippe Rekacewicz. Bulletin Vivre ensemble no 144/septembre 2013)
Parfois, il y a rencontre entre les marges, rencontre des « Suds ». Par exemple entre les marges de l’intégration nationale et les marges de l’intégration internationale. Des villages européens moribonds peuvent ressuscitent grâce aux réfugiés. Les marges se rencontrent aussi dans les villes mondiales, où miséreux nationaux et miséreux de l’exil partagent un même destin. Parfois ça aboutit à la solidarité et à l’organisation des marginalisés. Parfois ça conduit à une guerre de la misère entre les relégués.
Marginalisation des vagabonds transnationaux
L’ordre doit lutter contre la circulation de la misère ou du différent. Le vagabondage est un délit. Celui qui erre doit être placé en détention. Ou chassé loin de l’organisation sociale pour ne pas la troubler. L’ordre ne peut tolérer que la misère ou la différence continuent à le défier. Il faut mettre à distance quand on ne peut plus enfermer ou s’enfermer.
Pour reléguer ceux de l’extérieur, les ensembles clos ont à leur disposition toute une batterie de dispositifs. Dans le domaine du marché du cloisonnement, l’innovation est sans limite. L’univers concentrationnaire occupe de plus en plus d’espace. Camps humanitaires ou camps de réfugiés pour l’enfermement sur place. Pour ceux qui ont réussi à traverser, de l’autre côté les attend toute une infrastructure carcérale : centres ou camps de rétention, centres fermés d’enregistrement, centres d’accueil, centres d’hébergement, centres de détention. Chaque État a ses spécialités, son mode de relégation. Parmi les inventions qui font fureur, on a ouïe dire que l’Australie exportait ses réfugiés indésirables dans deux centres de rétention offshore, deux pays d’accueil gérés par des compagnies privées qui leur sont tout spécialement réservés. On réserve donc un sort sur mesure à des réfugiés qui même en période de pic, représentent au maximum 2% des personnes migrant en Australie. D’autres pays optent pour d’autres variantes, par exemple en envoyant des requérants d’asile très haut sur des montagnes. Quand toutes les possibilités sont épuisées, pour les rendre invisibles, on peut toujours leur faire emprunter des passages réservés et fréquenter des lieux désignés. Bientôt on les cachera peut-être pour les protéger des saluts nazis, ou des incendies de leurs foyers. Quand leur détention coûte trop cher, on renonce à les enfermer. Avant leur relégation sur les chemins de l’ombre, on peut préalablement prélever l’ADN de ces prétendus criminels. Une manière de ficher ces ombres qui n’ont plus ni identité ni adresse. On les laisse entrer et errer dans les marges. Mais lorsqu’ils deviennent trop visibles, leurs camps de fortune seront évacués.
Malheureusement, l’obsession de la sanctuarisation peut se révéler funeste. La Méditerranée, lieu de passage, s’est muée pour beaucoup en espace clos lui aussi, celui d’un cimetière. En Malaisie et en Indonésie on a trouvé des charniers de migrants, venus pour la plupart du Bangladesh ou de Birmanie.
La Forteresse européenne
L’Europe fait partie des espaces clos qui sont entrés en guerre contre l’immigration. Elle a fait Communauté. Et qui dit communauté dit inclusion et exclusion. Dit nouvelles frontières et nouveaux murs. La communauté européenne a donc consacré la libre circulation des personnes comme droit fondamental à l’intérieur, en l’érigeant comme La sacro-sainte valeur européenne, et s’est muée en Forteresse pour l’extérieur. Le droit fondamental à circuler sonne en fait comme un auto-enfermement. Face à un monde qui change, la communauté dresse des barricades toujours plus hautes pour se protéger de l’extérieur, barricades qui se fissurent constamment. A l’intérieur de la Forteresse, c’est la solidité de la liberté de circulation qui se fissure. Les circulations intérieures créent des tensions, annonçant éventuellement un futur retour de barricades internes.
La Forteresse s’est dotée au fil du temps de moyens colossaux pour empêcher d’entrer tout Autre qui vient de l’extérieur, désormais clandestin potentiel. La politique migratoire pratiquée est basée uniquement sur la dissuasion. La menace qui pèse sur la Forteresse doit être traitée à hauteur de l’importance qu’on lui attribue. On est dans une logique guerrière, dans une politique de guerre. L’Europe dispose de l’Agence, Frontex, qui œuvre à la mise en place d’une économie de guerre avec ses soldats mobilisés aux frontières, en mer ou dans les airs. L’Agence gère l’importante infrastructure guerrière déployée : hélicoptères, avions, navires, radars, caméras thermiques, sondes, détecteurs. Guerre stérile et soldats déprimés par leur impuissance face à la bataille menée. Guerre aux coûts humains et financiers exorbitants. Guerre illusoire face à un monde désespérément mobile.
Madame, Monsieur, bonsoir… Au sommaire de ce Journal….
Mais cette incompréhensible frénésie, cette hystérie ne s’arrête pas là. Au surinvestissement politique s’ajoute une surreprésentation médiatique. Pas un jour sans que la planète clandestine ne fasse parler d’elle. La guerre contre le Monde mobile est largement relayée par les médias, usant du vocabulaire des invasions et de la peur. Avant la guerre totale, le terrain avait déjà été préparé, associant l’image du demandeur d’asile à un abuseur, dans le meilleur des cas. A un criminel pour que le tableau soit complet. Slogan qui a fait fureur.
Désormais on nous abreuve régulièrement d’images d’invasions relayées en boucle. Associées aux mots, elles créent une véritable psychose. Pour les mots, on parle de La ruée vers l’Europe, Prêts à tout, Demandeurs d’asile, l’Europe débordée, Afflux massif, Les chiffres explosent, Du jamais vu, Chiffres qui s’envolent, Centres qui débordent, Appel à l’aide, Flux ne tarit pas, Capacités accueil saturées, Risque de pompe aspirante, des centaines de milliers de potentiels immigrés illégaux en route, …
Territoires du Monde de l’éphémère
Le monde prémoderne avait sa Route de la Soie. Le monde post-moderne a ses Routes des Clandestins. Routes des nouveaux aventuriers, des nouveaux caravaniers sans caravanes. Les routes des clandestins ont donné naissance au monde de l’errance, des couloirs et des camps. Au monde du passage et de l’éphémère. A toute une géographie. Ils vivent le long des frontières, errent dans des hors-mondes. Ombres furtives sur les chemins ou ombres errantes des villes.
Les routes des clandestins sont ponctuées de camps, de villes-étapes, de points de passage, de zones de transit. Souvent les non-lieux de passage deviennent des lieux d’ancrage forcé, et donnent naissance à de nouveaux territoires, de nouvelles territorialités. Lorsqu’ils parviennent à quitter les « non-lieux » de passage, et à se re territorialiser, n’ayant pas quitté le non-droit, ils sont poussé à innover, à inventer de nouveaux modes d’organisation sociale.
Parmi les non-lieux se trouvent tous les camps de réfugiés qui après quelques années deviennent des villes organisées, à l’image du camp de Zatari en Jordanie et ses 80’000 habitants syriens. Ceux qui tentent la route découvriront peut-être toutes ces zones de transit, non-lieux devenus des hauts-lieux. Melilla, Tarvisio, Lampedusa, Calais ou Mytilène pour ne citer que quelques-uns d’entre eux. Dans tous ces points de non-passage les murs s’élèvent, et des territoires s’organisent. Ces zones-Frontières deviennent des points d’ancrage provisoire. Cette communauté de statut se regroupe par communautés nationales sous les tentes de Calais comme dans la forêt de Melilla. Ces no mans land constituent des escales vers de nouvelles destinations. Pour les plus chanceux, ces ombres des frontières pourront aspirer à devenir ombres des villes, nouveau décor urbain. D’autres seront enfermés dans d’autres camps, d’autres centres.
Perdants de la mondialisation économiques, ces migrants ont été ensuite condamnés par le politique. Ils sont devenus les sous-hommes condamnés aux « non-lieux » (Marc Augé). Ils sont les « exilés de l’externalisation » condamnés au « Non.Stop Circus », à l’errance éternelle (Paul Virilio). Ils sont les réfugiés de « l’Exurbia », condamnés à « l’exterritorialisation », et survivant dans une « circulation habitable », parce que nul ne peut les reloger, eux et le milliard à venir. Ceux qui échouent dans des camps, dans les espaces de transit organisés, construisent des « zones grises d’une extraterritorialité », condamnés à être « enfermés dehors », (Michel Agier). Voilà pour la vision de chaos mondialisé développée par quelques auteurs très optimistes.
Arrivés dans la ville
« C’est là, dans les marges des grandes villes du monde, de Lima à Los Angeles, de Lagos et de Pékin, de Calcutta et de Manille que s’invente pour une grande part le monde de demain. Dynamisme social, créativité entrepreneuriale et vitalité culturelle caractérisent les trajectoires de ces migrants qui revivifient les sociétés dans lesquelles ils arrivent. Des sociétés qui souvent les considèrent à tort comme une menace pour leur bien-être matériel et leur identité nationale. » Doug Sanders
Les plus chanceux vont parvenir à gagner la Ville-Monde, où après le degré zéro de la territorialisation, celui des dortoirs improvisés, ils vont ériger des territoires parallèles, des formes géographiques inédites dans les marges urbaines. Dans les bas-fonds des Villes-Monde se croisent des gens venus du monde entier. A force de se croiser, les Ombres se regroupent, s’organisent, retrouvent un peu de dignité. Ils se réapproprient des espaces abandonnés, où ils développent de nouvelles formes de vie communautaires. Rencontre des marges. Territoires informels, économie et territorialité informelles pour hommes aux statuts informels. Dans ces lieux, les migrants recréent de nouveaux espaces de socialisation, puis toute une économie destinée à cette nouvelle ville se forme. Les communautés reforment un mini-monde, multiculturel, à l’image du bien nommé quartier Metropoliz de Rome. A Rome où l’espace réinvesti par les migrants porte d’ailleurs le nom de « pidgin city » (Adriana Goni Mazzitelli).
Le réveil et le sursaut des Ombres
Dans les Villes-Monde, les Ombres commencent à s’organiser, à créer de nouveaux territoires. Les Ombres peuvent aussi être intégrés, avec ou sans papiers, aux réseaux de solidarité transnationaux, aux communautés transnationales. Dans les médias et les productions culturelles, les Ombres commencent à se raconter, à creuser un tunnel vers la sortie de leur incarcération de statut. A se ré humaniser à travers le récit. A se raconter pour créer un pont. A côté de cette réhabilitation par le territoire, le réseau et le récit, les Ombres s’adaptent et organisent leur résistance au repli. Ils empruntent sans cesse de nouvelles routes et adaptent leurs assauts aux murs toujours plus hauts. Le sursaut des Ombres passe aussi par la politique. Ils tentent donc de faire entendre leurs voix par exemple en se rendant à Bruxelles, pour tenter d’adoucir l’Union européenne sur le sort des sans-papiers. Enfin, les ombres commencent à se révolter. Des émeutes commencent à éclater face à leurs conditions.
Ils ont aussi des avantages à faire valoir. Dans ce monde encore mobile, les Ombres disposent d’un véritable avantage comparatif, avec leur capital spatial, leur « savoir-circuler » (Alain Tarrius). Le long des « territoires circulatoires », ces « petits migrants » participent à un vaste réseau d’économie informelle. Ils sont porteurs de compétences et pourraient aussi enrichir l’État formel pour autant que ce dernier le laisse entrer. Parce que tous ces migrants ne se résument pas à leur condition de migrants. Leurs compétences commencent d’ailleurs même à être mises en avant par certains États européens en déclin démographique, et qui voient dans ces migrants non seulement une force de travail à exploiter, mais aussi de potentiels citoyens qui paient des impôts, participent au système social, et jugulent la dégringolade démographique.
Enfin, ils ont l’Histoire pour eux. Une Histoire qui montre que les persécutés des systèmes hégémoniques, les résistants des guerres d’aujourd’hui sont souvent les héros de demain.
Ombres et Lumière
Les Ombres se situent moins dans un non-lieu, un hors-monde, qu’au carrefour des défaites conjointes du monde du réseau et du monde du territoire, des ratés de l’économie mondialisé et des espaces délimités. Ils sont la création du pire des deux mondes. Les fruits de leurs luttes contemporaines et de leurs mauvaises alliances passées. Les conséquences d’une mondialisation qui après avoir bouleversé des structures et des sociétés traditionnelles s’est retirée sans contrepartie. D’un État qui n’a pas été capable de réguler. Ils sont la production d’une mondialisation économique au fait de son arrogance, et d’un État qui prétend refaire le monde à l’envers. Ils montrent aux deux frères ennemis que la voie à suivre se situe du côté de la réconciliation et de la mesure. Ils sont aussi les miroirs de l’échec de la Communauté internationale, incapable de peser dans la résolution des conflits à l’œuvre dans le monde.
Les Ombres se situent au carrefour de l’Histoire également, aux carrefours de deux mondes. D’un monde moderne dominé par les entités politiques et l’Occident et d’un monde post-moderne dominé par les réseaux transnationaux et qui consacrent toutes les cultures. Au carrefour d’un monde néocolonial qui justifie sa fermeture par la crainte d’une colonisation à l’envers, et d’un monde postcolonial débarrassé des sentiments de supériorité. Mis sur la route par l’Empire capitaliste, ils sont rejetés par les restes d’Empires coloniaux.
Ces gens-là, avec tout ce qu’ils nous disent du Monde, sont loin d’être des Ombres. Ils nous font de multiples révélations sur ce Monde, ils le mettent en lumière tel qu’il est vraiment.
Et à eux, qu’est-ce qui va leur être révélé au terme de leur route ? Qu’est-ce qu’ils vont découvrir au terme de leur Odyssée ? Que le monde est devenu trop petit, épuisé, plus à la mesure de nos désirs d’Ailleurs ? Qu’on est finalement tous enfermés dans un monde clos ? Clos par des frontières qui s’inventent, se redessinent et se referment, des murs qui s’élèvent, des barrières qui s’érigent au fur et à mesure de nos tentatives de libérer ce Monde. Ils vont découvrir cette lutte en marche, toujours en mouvement, jamais gagnée, cette lutte menée contre les forces d’assignation, contre la sédentarité justifiée par l’illusion d’une harmonie, et imposée par un ordre qui doit assigner pour se maintenir. Que le Monde a la phobie du stimulant désordre, du dynamique chaos. Le terme de leur odyssée est une rencontre avec une vérité historique. Celle qui montre que l’Histoire est faite de période d’ouverture et de fermeture.
Mais le terme de leur odyssée marque aussi une rencontre avec le présent. Ils vont découvrir que les caisses des États Providence sont vides, que le chômage gronde, que l’espace bâti est saturé. Que la compétition est rude dans tous les aspects du quotidien. Que s’ils s’installent eux aussi finiront peut-être par être gagnés par le cynisme, par l’aigreur quant à la distribution des bienfaits étatiques. Que cette peur de l’avenir qui a envahi les cœurs les guette eux aussi désormais. Que l’Eldorado n’existe pas.
Le temps du calcul
« Ces gens-là » sont victimes non pas de l’échec du projet mondial, mais de sa mise en suspens. Ils sont les fruits non pas d’une mondialisation qui aurait irrémédiablement échoué, mais d’une mondialisation niée. La mondialisation fait une pause. Le temps de voir si on peut faire mieux. Il semblerait que non. Le monde qui bougeait trop réorganisait sans doute à un rythme trop effréné la planète, délocalisait trop d’emplois. Le monde qu’on empêche de bouger est lui plus funeste. Il ne créé pas seulement des chômeurs mais des morts, et davantage de chômeurs. Et échoue dans sa tentative d’arrêter le monde.
Alors il semblerait qu’en regard des résultats mitigés, le coût démesuré de l’enfermement puisse être discuté. Coûts financiers. Coûts psychologiques. Coûts géopolitiques. Coûts des divisions, à force de s’entre-déchirer sur le sujet. Sujet ultrasensible et ultra politisé, Le thème des immigrés clandestins, des envahisseurs, conduit à des débats aussi passionnés que stériles. Avec toujours le même argument, en boucle, en boucle, en boucle. « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » parce que c’est la crise, pas de place, pas de boulot. Trop d’étrangers, de requérants, de criminalité, d’islamistes. Tout autre discours reste bien souvent inaudible et prend le risque d’être taxé d’antipatriotisme.
Un Monde mobile ? A méditer….
Article 13 Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
- Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat.
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays.Article 14 Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
- Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays.
Article 15 Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
- Tout individu a droit à une nationalité.
2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité.
On fait quoi alors ?
On commence déjà par se calmer.
Au cœur des crispations, le manque de solutions. Immense constat d’impuissance face à la ferveur du Monde mobile et le défi face auquel il place les gouvernements. La gestion de cette mobilité indésirable constitue une énigme, un problème sans issue. Politiques, citoyens ou migrants eux-mêmes. Personne n’a la bonne solution. Concernant les réfugiés, certains proposent d’ouvrir les frontières mais pas les caisses. D’autres ont pour crédo d’accueillir moins mais d’accueillir bien. D’autres penchent pour des admissions provisoires. Pour les migrants économiques, on propose de réintégrer quelques recours légaux à la mobilité, avec par exemple des visas de plusieurs entrées. Certains prônent pour une liberté de circulation mais pas d’installation. En somme, personne n’a trouvé la bonne recette, le bon équilibre entre lutter et accueillir. Seule certitude, on n’arrête pas le mouvement du Monde. A l’auto-enfermement, au verrouillage répondent toujours de nouvelles stratégies de mobilité. Chaque nouvelle mesure de rejet annoncée crée une urgence à la migration. Qu’est-ce qu’on fait alors ?
Déjà, on arrête d’avoir peur. On n’arrête pas le monde, alors autant arrêter de le craindre, d’essayer d’avoir confiance dans l’auto-régulation de ce gros corps global.
On prie nos gouvernements d’arrêter de participer au repli global. Repli qui contribue à créer plus d’invasions, invasions qui servent à justifier le repli à posteriori. Invasions qu’on présente comme la cause alors qu’elles sont la conséquence. Le repli accroît les mobilités, en venant ajouter des exilés du territoire aux arpenteurs du réseau. On les prie d’arrêter de s’enfoncer dans ces luttes stériles qui tournent à l’absurde. Lâcher un peu de lest. Organiser les circulations au lieu de vouloir à tout prix les arrêter.
On exhorte nos gouvernements à modifier leur vision des migrations. Considérer que les déplacements ont toujours un caractère définitif revient à condamner les gens à abandonner définitivement d’un côté et à rester définitivement de l’autre. Cette vision créée des voyages d’arrachement, transforme les migrants de la mondialisation en diasporas du déchirement, en exilés de la démondialisation. Il faut fluidifier la vision des circulations, les considérer comme des allers-retours, des états provisoires.
On console nos gouvernements de n’être pas les États omnipotents qui peuvent tout assumer. On les encourage à laisser se développer des modes d’organisation, des stratégies qui viennent des migrants eux-mêmes. A accepter la mondialisation par le bas et le recours aux réseaux transnationaux.
S’ils veulent à tout prix intégrer, on invite nos gouvernements à faire un état des lieux de la situation. Si la mondialisation créée des déséquilibres, les exilés des marges internationales pourraient contribuer à rééquilibrer les marges nationales, réinvestir territoires et compétences délaissés.
Comme les migrants se situent à l’intersection des tensions entre monde du réseau et monde du territoire, on prie pour la réconciliation des marchands et des politiques, qui en d’autres temps ont prouvé qu’ils pouvaient vivre en harmonie et en complémentarité.
On congédie et on remplace les médiateurs. Car aujourd’hui on a le choix entre deux types d’agressions : Le ton alarmiste des chevaliers de l’apocalypse, ou celui, tout aussi contre-productif, de la culpabilisation. Deux manières d’aborder les mobilités qui contribuent à nous diviser. On a le choix entre être bombardés par une rhétorique et une imagerie de l’envahisseur, ou être affublés du prisme de la culpabilité.
On s’interroge sur les réels effets de ces mobilités dans notre quotidienneté, et on prend la mesure de la distorsion entre les discours, les images et la réalité. Justifient-ils le degré de rejet ?
Dans un monde où les images circulantes prennent plus de poids que les réalités des lieux, on travaille à modifier les discours et les représentations. On modifie nos visions des migrants, mais on œuvre surtout à la réhabilitation de l’image des ailleurs géographiques. A défaut de sauver le monde, en changeant les images et les mots, on changera l’imaginaire et le monde qu’ils créent.
On communique. Si les Forteresses ne peuvent pas accueillir le Monde, elles n’ont pas pour autant besoin d’être agressives.
On réaffirme notre humanité commune. Les Ombres c’est Nous tous. Ombres des marges. Ombres de nous-mêmes quand on perd une partie de notre humanité, la capacité à l’empathie. Ombres aussi tous ceux qui ont été déçus par la mondialisation.
Pour tous ceux qui sont restés enfermés dedans, il leur reste à espérer n’avoir pas à aller un jour frapper à la porte de ceux qui sont restés enfermés dehors et qui ont poursuivi la route ou s’en sont retournés construire là-bas, avec un blessure ancrée.
Finalement si la solution c’était l’Europe ? Une Europe qui pourrait prendre le contre-pied du repli global, et devenir la cheffe de file d’une nouvelle tendance, d’un renouveau de l’ouverture et de l’accueil. Une Europe, dont l’ADN est fait d’exils intérieurs et de conquêtes extérieures, une Europe avec sa tradition d’hospitalité, qui a l’habitude du Monde. Une Europe en fermeture-déclin qui déciderait de sa renaissance, et serait ainsi à nouveau au centre du monde, de l’innovation, en inspirant au monde un nouveau vivre ensemble.