En ce début de 21ème siècle, l’État, à un carrefour, doit relever un triple défi. Trouver sa place au milieu du Millefeuille d’échelles de gouvernance, souder la Nation en unifiant la Mosaïque de populations, améliorer sa cohabitation avec le Marché mondial.

  • Le Diagnostic: l’État est en crise. Multiplication des échelles de gouvernance. Forme inadaptée aux problématiques urbaines et mobiles contemporaines. Incapacité à refonder une unité dans sa diversité. Perte de main mise sur l’économie. Commandé du dehors et conspué du dedans.
  • Les Symptômes: perte de légitimité, perte de pouvoir, perte de moyens, perte de souveraineté, perte de vision, perte de contrôle.

L’État et la Nation

Quelle vedette cet État, on prononce son nom tout le temps, partout. « Mais pourquoi l’État ne fait-il pas quelque chose ? », « Mais pourquoi l’État ne fait rien ? », « Où est l’État dans cette histoire ? », « Encore une fois, je vois que l’État n’est pas là où il devrait être, ne répond pas à ses missions », « Là, on a clairement affaire à une faillite de l’État », « Ce problème, ça fait des années qu’il est latent, c’est bien la preuve d’un État totalement démissionnaire », « Dans cette affaire, je trouve que l’État devrait clairement intervenir, contrairement à toutes ces autres où il fourre son nez sans qu’on ne lui demande rien », …

Tout le monde lui en veut à l’État, qui ne sait plus quelle direction prendre. C’est simple, on a le sentiment qu’il ne comble personne. Pas plus les représentants du monde mobile que les nationalistes, les régionaux, les populistes, ou les minorités. Pris entre tous ces feux, incapable de choisir un camp ou d’adopter une position claire. Il essaie d’atténuer le feu allumé par les partis réactionnaires en prenant un léger virage. Mais voilà que ce faisant, un autre foyer s’allume à l’autre bout. La voie du milieu au confort douillet de jadis ne lui est plus acquise non plus. Lorsqu’il amorce une marche arrière vers « une » France que prônent les passéistes, on l’accuse de sonner faux, ce vendu sali par la mondialisation économique. Il n’a pas encore digérer cette impossible réconciliation que déjà on l’accuse de dériver, se perdre. Girouette, sans tempérament, sans personnalité, sans ligne assumée et sans direction. Il est comme ça l’État, il avance un peu à tâtons. Il traverse la ligne de front, tentant de faire bonne figure, de donner le change, mais le dos courbé, l’œil fuyant et le regard bas, il est dézingué tous azimuts. C’est l’ère de la « politique bashing » ! Et au-dessus, ça veille aussi. Union européenne, agences de notations, organisations internationales. Épié de partout, sous tutelle, en résidence surveillée.

Grosse bête trop lourde, plus dans le coup. Qui traîne comme un boulet ses énormes sacs de dettes et de créances au peuple. Son dénigrement est aussi le résultat de la crise économique, crise de la dette et des politiques de rigueur qu’il se voit imposer. Il n’assume plus les services mais n’oublie pas de prélever l’impôt, pas toujours avec courage, contribuant à créer frustrations et sentiments d’inégalités par rapport à la redistribution. L’État doit récolter des fonds, retrouver les moyens de ses compétences. Mais tout un pan de l’économie le contourne, de grosses sommes lui échappent, circulent par d’autres canaux. A côté des multinationales ingérables, des territoires mènent une existence semi-parallèle, et de nouvelles formes d’économies se développent, notamment pour répondre à la crise. Economie informelle, souterraine, solidaire, virtuelle, modèle économique « consumers to consumers ». Echapper aux prélèvements n’est pas le fait de quelques poches de résistances, l’optimisation fiscale se pratique comme sport national collectif. Les citoyens, qui exigent plus de social, plus de services collectifs, ne saisissent pas toujours la contradiction. Moins d’impôts + plus de services + remboursement de la dette = équation impossible. Prioriser les deniers publics pour qui ? Chaque fait divers créé une nouvelle urgence, c’est le budget version 3.0, l’État au rythme des chaînes d’infos. Plus de Pain, plus de Jeu, plus de violence légitime, plus de Forces ! L’État ne parvient plus à répartir les enveloppes et gérer le budget.

Si la gestion du budget est un casse-tête, que dire des tentatives de réformes. Lorsque l’État tente de faire passer des réformes, il se trouve toujours au mieux une moitié pour s’y opposer. Entre les partis qui pratiquent une politique de l’anti-consensus et la colère des mouvements sociaux, relayés avec zèle par les médias. Les médias… devenus le relais des malheurs de la bête. Sans toutefois adopter une autre perspective, un point de vue différent de celui de la bête à terre. Une bête empêtrée jusqu’au cou dans un jeu politique, champ social qui joue pour lui-même, déconnecté de l’intérêt commun. Buts du jeu ? Promettre puis défaire. Gains du Jeu ? Crises politiques internes et perte de crédibilité. Vus de la nation, les partis font tous la même politique, mentent en faisant des promesses électorales non tenues et se disputent tout le temps. Leur comportement est inadéquat, ils n’ont plus la stature. La nation demande le divorce. Motif : perte de confiance.

La charge est lourde. L’État, pris dans des constants paradoxes, peine à faire passer un message clair. Sur tous les fronts, il n’a plus de ligne clairement définie, devenu lui-même flux, voire tourbillon. Lui, il est un peu ces villes, un peu ces campagnes, un peu tout le monde et surtout personne. A l’ère de l’utopie des identités figées et pures, on n’accepte plus son ambivalence, sa complexité, son pragmatisme. On le somme de se DÉFINIR !!! Dans un monde où l’hybridité est mal perçue, celle de l’État n’échappe pas à la règle.

Une Bête-État abattue, fatiguée, acculée. En bout de course ? Elle ne parvient plus à contenir les colères, les aigreurs, les ardeurs qui bouillonnent de l’intérieur. Entre ces régions qui affichent fièrement leur identité et narguent un État qui lui ne sait même plus qui il est, et qui dans le même temps deviennent proactives pour attirer chez elles des multinationales, sortant leur épingle du jeu, gagnant en puissance et aspirant à davantage d’autonomie. Entre ces métropoles, poids lourds économiques des États, qui prennent leur distance, font leur petit commerce entre elles, les snobent et s’organisent sous forme de réseau, s’affranchissant du territoire pour se connecter à leurs sœurs. Entre ces communautés qui refusent de lui prêter allégeance unique, éternelle et indéfectible, et qui osent lui faire l’infidélité d’aspirer à être « bi ».

Nargué, snobé, trompé, et conspué par tous les autres… A bout, l’État voudrait s’enfuir, mais son adversaire le Monde mobile, vexé, lui refuse le droit d’entrée. L’État n’a nulle part où aller.

L’État et le Monde mobile

« La métaphore de la racine exprime la catégorie de l’État-nation lui-même, qui est représenté comme une unité close, à la population homogène et au mode de fonctionnement dominé précisément par la délimitation même, par la territorialité et, donc par l’exclusion. » (Jonathan Friedman, 2000). Ce diagnostic, posé par les chantres du transnationalisme, pose l’État-nation d’emblée comme incompatible avec la fluidité caractérisée du monde mobile, avec lequel il est aujourd’hui censé cohabiter.

A côté de ses détracteurs, le monde mobile et son rejeton le transnationalisme, sonnent également comme une remise en cause, une provocation à l’État. En développant les échelles de gouvernance globale, locale voire régionale, le transnationalisme redimensionne l’importance du modèle territorial d’allégeance, jusqu’ici référent hégémonique, celui de l’État-nation. Devenant une des échelles de gouvernance pertinente, le pouvoir de l’État est diminué.

L’État et les flux

Cependant, le transnationalisme ne signe pas la mort de l’État, mais l’exhorte à ne pas se déconnecter de la mondialisation économique et ses rejetons. En empêchant la réalisation, le déploiement des différents flux, les États encouragent les pratiques de détournement, et contribuent à leur perte de contrôle. En apportant les mauvaises réponses, l’État, dans sa volonté de contrôle absolu, se prive de la détermination des conditions dans lesquelles ces flux continueront à se dérouler. Un souffle se répand tant bien que mal, irrépressible, mais il lui échappe. La mondialisation génère continuellement de nouvelles formes créatives d’adaptations aux règles institutionnelles.

En ce qui concerne la mobilité des hommes, l’État-nation joue toujours un rôle dans les processus migratoires, que ce soit lorsqu’il décide d’ouvrir ou de fermer ses frontières, ou ne les ouvrir qu’à un type de migrants. Il peut décider d’enfermer dedans ou assigner dehors. Décider qui entre, quel type de permis de séjour il octroie, qui a droit à la naturalisation, si ses citoyens ont droit ou non à la double nationalité. L’État continue donc à définir le cadre, les limites, la citoyenneté, mais il a au-dessus de lui des institutions supranationales qui valident ou pas ses mesures, et en son sein des individus qui ont la possibilité de s’installer dans les nœuds du réseau, en contournant ses mesures. Ce ne sont pas seulement les politiques d’immigration et d’octroi de la citoyenneté qui ne sont plus adaptées, mais également l’aménagement du territoire et les conditions pratiques d’installation des groupes de passage. L’État doit réformer les règles et les conditions pratiques d’installation, les flexibiliser, pour qu’elles répondent mieux à la fluidité des mobilités. Car si aujourd’hui les flux restent tributaires des États, le souffle du monde mobile transperce ses murs.

L’État et les communautés transnationales

Si l’État rechigne tant à laisser entrer, c’est aussi par crainte de voir se former sur son territoire des communautés, de nouvelles minorités culturelles. Car historiquement, les diasporas, les communautés en réseau, constituent des ennemis pour l’État. A l’époque de l’établissement des États-nations puis du nationalisme dominant, un groupe linguistique ou culturel se doit d’être circonscrit dans un État. Dans cette optique, les diasporas, qui transcendent les frontières et développent d’autres types de loyautés, sont vues comme des « ennemis de l’intérieur » (Helly, 2006, 18). Ces groupes constituent plus que jamais un danger pour l’État en période de mondialisation consacrée, qui avantage les transnationaux, et leur permet de jouer un rôle économique croissant, en marge des États.

Paradoxalement, tout en combattant nomades et minorités à l’intérieur, l’État peut créer une frange nomade de son peuple, qu’il exporte. En gros, il peut participer, jouer un rôle dans la construction de sa propre communauté transnationale, à laquelle il va accorder des droits politiques. Changeant de vision sur la mobilité, il peut prendre conscience de l’utilité de ses émigrés, et les intégrer à distance à la nation, les instrumentaliser économiquement, politiquement, en faire des ambassadeurs sur la scène internationale. Il peut agir au-delà de son territoire pour étendre sa souveraineté et diffuser et renforcer son identité nationale. Mais lorsqu’il se referme, il se lance dans un double mouvement. A l’externe, en tentant de rapatrier sa communauté expatriée, perte pour la nation. A l’interne, sa guerre contre le monde mobile se manifeste par un durcissement des politiques migratoires, appuyées par un dénigrement de l’autre.

Les flux humains constituent donc un gros dossier que l’État doit gérer avec le monde mobile. Il doit à la fois gérer les hommes venus d’ailleurs à l’intérieur de ses frontières, mais également gérer ses hommes partis et répartis dans l’ailleurs.

L’État et le marché mondial

Comme les hommes suivent toujours le marché, le plus gros dossier État-Mondialisation porte sur une tension entre l’État qui continue à décider qui entre pour voter, et l’économie qui décide de qui entre pour travailler. Les travailleurs invités par l’économie mondialisée sur le sol de l’État se sont substitués aux travailleurs invités par l’État.

Si l’État continue à déterminer à qui les droits de citoyenneté sont accordés (priorité : celui qui veut s’enraciner et prêter allégeance, celui qui paie des taxes), le monde économique, et souvent en opposition / contradiction / désaccord avec l’État, détermine lui qui a le droit de travailler. Sa préférence allant principalement vers deux types de mobiles, à la fois les cosmopolites aux compétences recherchées, et les travailleurs bon marché pour les basses besognes, clandestins et sans droits. Le marché mondial draine dans son sillage un troisième type formé par les communautés transnationales, qui suivent les règles de l’économie mondialisée délocalisée pour créer leur propre « marché ».

La fluidité de la main d’œuvre conditionnant leur existence-même, les villes mondiales, cœurs de l’économie-monde, sont amenées à détourner les consignes de l’État et leurs politiques migratoires. On a donc une dichotomie sur le même sol, entre une économie qui se nourrit de la Cosmopolis, et un État en repli. Le détournement des politiques migratoires ne constitue pas le seul sujet de discorde. La question fiscale est sensible, avec des firmes transnationales apatrides fiscalement, qui jouent avec le réseau pour échapper aux prélèvements étatiques qui voit ainsi leurs rentrées fiscales fondre. Ensuite, elles ont aussi des visions différentes de la gestion de la diversité. Pour les multinationales, la diversité est un capital, pas un problème. Ainsi les entreprises mondialisées ont souvent une vision bien différente de la laïcité. Une vision qui peut ressurgir sur l’espace, entre une laïcité stricte imposée dans les lieux de République et une liberté de pratique dans les lieux de commerce.

L’État et le régionalisme

De nombreux chercheurs remettent en cause non la Nation, mais le modèle stato-nationale, soit la conjonction de l’État et de la Nation, ou pour le dire autrement de l’État comme cadre des Nations.

L’écrivain autrichien Robert Menasse, réfléchissant à des alternatives à l’Europe des États, penche vers une fédération polymorphe, une Europe des Régions, plutôt qu’un grand empire. « J’ai la vision d’une Europe post-nationale, qui met en place les conditions nécessaires pour que les régions puissent fonctionner en tant que principales entités administratives. » Pour lui, « les nations sont par essence agressives, contrairement aux régions. Les régions ne font pas la guerre pour étendre leur territoire. » (Hebdo, novembre 2013). Pour lui l’Europe pèche au niveau de son Conseil des Ministres, là uniquement pour défendre des intérêts nationaux et pas européens. Comme pour la mondialisation, les États joueraient donc à demi au jeu des grands ensembles.

Dans les années 1960 déjà, Denis de Rougemont proposait le régionalisme comme modèle adapté pour l’Europe. Il envisageait l’Europe comme un réseau articulé autour de pôles urbains, considérant les États-nations comme une utopie, et de mauvaises bases pour construire l’Europe. Il leur préfère la région, qui elle répond à des enjeux fonctionnels. Lorsqu’on lui oppose la complexité d’une organisation régionale, voici ce qu’il dit : « La région, comme le réel, ne sera jamais assez complexe, alors que l’État-nation ne sera jamais assez simplificateur. » Il entrevoit toutefois la possibilité pour les régions de s’organiser en fédérations nationales de régions.

Incurable l’État ?

Et demain, l’État aura-t-il encore des cartes à jouer ? L’État reste ce cadre rassurant, qui définit nos conditions d’existence. Mais le cadre ne doit ni étouffer, ni enfermer. L’État c’est un peu ce père-référent duquel on cherche la reconnaissance, vers lequel on revient chercher protection après les coups du sort. Mais aussi celui qui se doit d’être modèle, duquel on exige tout, auquel on ne pardonne rien. Socle et bouc émissaire. Dans l’ombre duquel on se construit. Avec lequel la relation finit par s’apaiser…

A la fois tyrannisé et possédant les moyens d’être tyran, l’État doit d’abord prendre acte que pour éviter de disparaître, il faut emporter l’adhésion, et pour cela il faut éviter de vouloir faire disparaître. Parlant de ses minorités, il devrait cesser d’inventer des communautés à l’intérieur de la nation et en stigmatiser certaines, empêchant la bonne cohabitation, créant des mouvements contestataires, et au final le desservant. Certains représentants du pouvoir, devant leur perte de contrôle, de leurs prérogatives, de leur légitimité, sont devenus des instigateurs de la « crise » et ont instrumentalisé les populations. Un travail sur les consciences de longue haleine dont toutes les divisions que l’on connaît aujourd’hui constituent les effets.

Ces dernières années, le Monde mobile a été décrédibilisé, diabolisé. Et si ça allait mal avant la revanche de l’État, force est de constater que c’est pire aujourd’hui avec le chemin emprunté vers la déconnexion du monde mobile. Réveille-toi mon grand, on est au 21ème siècle, on ne combat plus ce et ceux qui bougent, on s’en sert. Oublie la période moderne, et entame ta phase post-moderne. Trouve des compromis avec le monde mobile, en adoptant des mesures fiscales au lieu de lancer une guerre fiscale. Inspire-toi des entreprises mondialisées en termes de dialogue interculturel, de gestion de la diversité, d’aménagement de la laïcité.

La mondialisation est un jeu. Jeu d’échelles identitaires. Jeu d’échelles de gouvernance. C’est le désordre. Le grand bazar. Il faut accepter ce désordre. Composer. Pour avoir une chance de demeurer une des références identitaire et un échelon de gouvernance. Pour se maintenir, le territoire-État doit faire un compromis à la fois avec les espaces et les micro-territoires de la mondialisation, en somme, avec les territoires du réseau. Il doit surtout ASSUMER son caractère hybride. Son goût du compromis, son rôle de modérateur. Ne pas se laisser tyranniser par les injonctions à être pleinement ceci ou pleinement cela. L’État est au centre, le centre dirige l’État, et ça doit rester comme ça.