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Dionne Brand

Dionne Brand est une auteure canadienne, née en 1953 à Trinidad. Avant tout connue pour son œuvre poétique, elle écrit aussi des fictions et des essais, et a été couronnée par des prix littéraires à plusieurs reprises. Outre son activité littéraire, Dionne Brand est également cinéaste, professeure et activiste. Elle vit à Toronto depuis 1970, où elle a fait ses études. What we all long for a été publié en 2005 et traduit en français en 2011 sous le titre Les Désirs de la Ville.

Still Other Voices….

Quel bonheur, quelle excitation de refaire le voyage vers Toronto, même si celui-ci n’est que mental cette fois-ci, même s’il ne durera que le temps de ce compte-rendu !

This time the sound, the voice is the one of Second Generation young grown-ups, black, half black, or Vietnamese who surely don’t want to be only this: race, roots, whatever. Neither to be Canadian. By the way, what could possibly that mean? They are two things, themselves and inhabitants of a city, a global one. They of course are influenced by their families’ histories, by what they’re going through with them. They’re mostly trying to escape from them, engaged in a struggle for freedom and making up news ways.

Le temps de What we all long for, on va suivre le parcours de quatre amis dans la vingtaine, Tuyen, Carla, Oku et Jackie, quatre membres de la Seconde Génération qui cherchent leur place dans la Ville-Monde.

Sous la plume de Dionne Brand, on vibre avec ce groupe d’amis de Toronto, on partage leurs espoirs, leur lutte pour trouver leur place, leur propre voie, une voix nouvelle, inédite, dans la ville globale et le monde globalisé. Dionne Brand questionne avec lyrisme les notions de choix, de déterminisme et de hasard dans la construction de nos identités, de nos existences. Elle nous offre une vision pleine d’espoir sur l’avenir de ces acteurs qui feront demain notre monde globalisé. Cet espoir, elle l’illustre elle aussi avec cette génération charnière, une génération mondialisée qui vit des expériences communes, similaires, indépendamment de leur couleur ou leur origine.

C’est parti, on colle notre œil à travers l’ornière de leurs portes d’entrées, on embarque avec eux sur leur vélo pour déambuler dans les rues de la ville, de Bloor Street à Danforth, de Kensington Market à High Park, de College Street à Alexandra Park, de Queen Street à Eglinton, de Yonge Street à Korea Town, de Little Italy à Dundas Street.

La ville en question, c’est Toronto. Et quelque chose de nouveau est en train de se passer à Toronto. Une nouvelle identité est en train d’émerger. Et cette nouvelle voie, elle est incarnée par ces quatre personnages et leur quête identitaire. Tuyen, Carla, Oku, et Jackie rejettent autant la position de leurs parents : lutte, nostalgie et invisibilité, qu’une hypothétique assimilation canadienne qui n’a guère plus de sens quand on est Torontois avant tout, pas Canadien. Ces deux options identitaires sont basées sur une peur du mouvement, du changement, de l’ouverture, en somme de tout ce que nos protagonistes trouvent libératoire.

Eux ne souscrivent ni à l’identité communautaire ni à l’identité nationale, donc à aucun des choix limités qui leur sont proposés. Entre ces deux voies possibles, chacun des personnages en prend une troisième, amorce un virage, ouvre une nouvelle page de l’Histoire, une brèche, une voie qui reste pour l’essentiel à inventer. Voilà ce que cette jeunesse « long for », et le roman est construit autour de leurs stratégies pour dévoiler ce monde nouveau, pour imposer cette Third Voie.

Ils font de Toronto leur terrain de jeu expérimental, le laboratoire, l’espace de construction d’identités urbaines et globales. Ils étouffent, ils veulent faire exploser ces frontières, celles des communautés fermées, celles des nations dépassées. Ils leur préfèrent les communautés qu’on se choisit, métissées, diasporiques, des identifications non plus limitées par des frontières mais transnationales, ouvertes sur ce monde qui se trouve là, juste sous leurs yeux, partout dans la Ville-Monde. Ouvrir son espace, l’agrandir, s’ouvrir, dans l’espace limité de la ville certes, mais un espace limité physiquement dont l’imaginaire lui s’étend globalement. Créer des communautés globalisées au mode de vie global, qui ne soient pas circonscrites dans des enclaves ou des ghettos.

Tuyen, Oku, Carla, Jackie, par leur refus d’être identifiables ou de s’identifier, nous annoncent l’avènement d’un monde qui balbutie encore, un monde postnational, postracial, post-arrachement nostalgique, un monde en mouvement, constamment « in Motion ». Ils vont construire avec leur particularité, leur individualité, leur « uniqueness » quelque chose d’inédit sur ce territoire partagé, cet espace commun, dans un monde transnational, sans frontières, borderless, si ce n’est encore sur le papier, déjà in their minds, dans leur way of life.

Mais pour l’instant, les voies qui leur sont possibles pour construire leurs existences ne sont pas illimitées, elles restent contextualisées à la fois par le territoire, l’héritage familial, et une ségrégation raciale encore trop présente, qui n’offre pas les mêmes chances à tous. Ils bricolent donc dans un cadre défini.

Tuyen, Oku, Carla et Jackie doivent d’abord jongler entre leur héritage et leurs propres aspirations. Ils tâtonnent, cherchent et ouvrent une brèche entre le monde de leurs parents et leur monde. Le monde de leurs parents, c’est le monde de la nostalgie et de la référence à la nation. Leur valeur suprême le sens du devoir alors que la leur c’est le goût du vouloir. Ils ne veulent pas du chemin de ces parents qui ne parlent pas de désir mais d’obligation, qui ne parlent pas de bonheur mais de lutte, qui ne parlent pas de présent mais de passé et d’avenir, qui ne parlent pas de possibilités mais de « fit » in a dominant national model. Un modèle national dominant qui ne leur correspond pas non parce qu’ils sont black, métis ou asiatiques, mais parce qu’ils sont de cette génération-là.

Dès lors, adolescents, Tuyen, Carla, Jackie et Oku ne s’invitent pas les uns chez les autres, ils se voient dehors pour rêver leur propre vie et fuir la nostalgie. “No more stories of what might have been, no more diatribes on what would never happen back home, down east, down the islands, over the South China Sea, not another sentence that began in the past that had never been their past” (47). Ils ne sont pas non plus intégrés dans la “regular Canadian life”. Pour correspondre, déjà ils n’ont pas la « bonne race », ce qui en soit ne garantit rien non plus.  En fait, “They simply failed to see this as a possible way of being in the world ” (47).

La ville des possibles est en même temps contraignante. Des territoires qui se succèdent ou nous échappent sans qu’on n’ait son mot à dire, des fleurs refusées et les existences en sont chamboulées. Mais il y a toujours des moyens de laisser son empreinte, de jouer avec les contraintes, toujours des stratégies pour s’adapter. Dionne Brand nous offre une jolie analogie entre nos protagonistes et leurs amis tagueurs : ce qu’ils veulent, c’est peindre des images sur la poétique moribonde de la ville anglicisée, la décorer de leur présence spirituelle.

Alors que Tuyen et ses amis résistent pour dessiner un monde où ils auraient juste la liberté d’être eux-mêmes, Dionne Brand met ces destins certes en tourment identitaire mais privilégiés, avec le destin du personnage de Quy, qui lui n’a jamais eu l’occasion de se demander qui il était. Il nous donne une autre perspective sur la mobilité et sur la ville. Son monde à lui c’est l’underground, celui des trafics, de l’illégalité, le monde de ceux qui ne luttent pas pour savoir qui ils sont, mais pour survivre. Pour qui la ville n’est pas le terrain de jeux sur lequel on imprime un nouveau soi, mais une jungle, peuplée de personnages au passé potentiellement trouble et potentiellement dangereux et dans laquelle il est facile de disparaître.

L’auteur incarne ces deux faces à travers les destins d’une même famille. Qu’est-ce qui fait qu’un individu passe d’un camp de réfugiés au statut de fantôme dans la ville, et qu’un autre s’installe après une génération déjà dans une grande villa en banlieue ? Le destin, le hasard, le facteur chance semble nous dire Dionne Brand. Ce destin qui collera aux personnages tantôt le statut de Seconde Génération, tantôt celui de clandestin.

Le cadre : Toronto, la Ville-Reine

Ce roman est avant tout une ode à Toronto. Ville globale qui vous définit en même temps que vous la redéfinissez constamment. Toronto, la ville dans laquelle la diversité est présente à chaque coin de rue, chaque carrefour, à chaque moment (6).

“There are Italian neighbourhoods and Vietnamese neighbourhoods in this city; there are Chinese ones and Ukrainian ones and Pakistani ones and Korean ones and African ones. Name a region on the planet and there’s someone from there, here” (4).

Toronto, la ville des cultures réinterprétées. La ville où s’inscrivent des enclaves du monde entier, mais où la culture des là-bas est chaque fois revisitée. L’auteur l’illustre avec ce morceau de Caraïbes, Eglinton, où toutes les saveurs caribéennes ont été amenées dans ce coin de ville, des saveurs « modified (…) by distance ; hardly recognizable if any here were to really take a trip to where they once called home » (190).

Toronto ville de l’hybridité, dans laquelle on peut croiser un homme d’affaire musulman dans le centre-ville, qui porte un accessoire de prière dans une main, une mallette dans l’autre, et avance serein, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde (54).

Toronto, ville où affluent des gens du monde entier, parfois dans des positions stéréotypées. « In this city there are Bulgarian mechanics, there are Eritrean accountants, Colombian café owners, Latvian book publishers, Welsh roofers, Afhani dancers, Iranian mathematicians, Tamil cooks in Thai restaurants, Calabrese boys with Jamaican accents, Fushen deejays, Filipina-Saudi beauticians ; Russian doctors changing tires, there are Romanian bill collectors, Cape Croker fishmongers, Japanese grocery clerks, French gas meter readers, German bakers, Haitian and Bengali taxi drivers with Irish dispatchers » (5).

Toronto, ville caractérisée par sa polyphonie. « It’s like this with this city – you can stand on a simple corner and get taken away in all directions. Depending on the weather, it can be easy or hard. If it’s pleasant, and pleasant is so relative, then the other languages making their way to your ears, plus the language of the air itself, which can be cold and humid or wet and hot, this all sums up into a kind of new vocabulary » (154).

Toronto, ville des communautés et de la résurgence des nationalités. « Every four years, June in the city is crazy. Cars speed about flying emblems of various nationalities. Resurgent identities are lifted and dashed. Small neighbourhoods that seemed at least slightly reconciled break into sovereign bodies: It’s all because of soccer » (203).

Mais Toronto, ville où quelque chose est en train de se passer. « Okay, this city better be ready, this shit is coming down, check it. Days like this are a warning. A promise” (210). Toronto, ville où quelque chose de visionnaire est en train de s’esquisser. Une ambiance. Une promesse, un grand brassage pour lequel certains sont prêts, d’autres pas.

Une ville sans frontières dont le mouvement ne cesse jamais, mouvement qui va vers un métissage généralisé. « As disturbing as all they were living was, they felt alive. More alive, they thought, than most people around them. They believed in it, this living. Its raw openness. They saw the street outside, its chaos, as their only hope. They felt the city’s violence and its ardour in one emotion. (…) Next door the Lebanese shawarma place, which had been a doughnut shop, and had once been an ice cream store, and would in another incarnation be a sushi bar, now exhaled odours of roasted lamb. A stream of identities flowed past the bar’s window : Sikhs in FUBU, Portuguese girls in DKNY, veiled Somali girls in Puma sneakers, Colombian teenagers in tattoos. Carla said it all, not just about her mother but about all of them. Trying to step across the borders of who they were. But they were not merely trying. They were, in fact, borderless » (212-213).

Toronto, une ville pour disparaître ou se réinventer « this is a dangerous city. You could be anybody here. (…) it would be easy to disappear here. Who would know? The man living across the street from you could have fought in the Angolan war, he could’ve killed many people, and there he is sitting in a deck chair with his wife as if nothing happened, and one day he will mention the simple fact to you with a look of triumph as he remembers it only as a youthful adventure. That woman whose ass you love when she walks down the street, she could’ve been tortured in Argentina and the last thing she wants anyone to love is her ass, her genitals were wired with electrodes, once. And the taxi driver you strike up a pleasant conversation with could’ve been her torturer or a torturer of a similar woman in Burma with similar equipment » (309).

Destins croisés

Pour illustrer cette nouvelle génération, pour dessiner ces voies, laissons maintenant s’exprimer ces voix, celles des quatre héros de What we all long for, Tuyen, Carla, Oku, Jackie.

Tuyen, Torontoise née au Canada de parents vietnamiens, est une artiste avant-gardiste qui vit la bohème dans un appartement du centre-ville. Elle est la voisine de son amie Carla, pour laquelle elle éprouve une attirance.

Carla, Torontoise née au Canada d’une mère italienne et d’un père jamaïquain, est coursière à vélo. Elle est la voisine de Tuyen et la maman par procuration de son petit frère Jamal.

Oku, Torontois né au Canada de parents jamaïquains, est un poète, amateur de jazz et cuisinier amateur, qui vient juste d’abandonner ses études littéraires et est amoureux de son amie Jackie.

Jackie, Torontoise née à Hallifax en Nouvelle Ecosse de parents canadiens, tient un magasin de fripes de seconde main dans un quartier hipster de la ville.

Héritage familial

Tuyen. Tuan et Cam, les parents de Tuyen ont fui le Vietnam et sa guerre dans les années 1970, avec leurs trois enfants. Ils vont dès le départ devoir adapter leur histoire et leurs rêves aux carcans de leur nouvelle société. D’abord, en s’inventant un passé d’opposants communistes, pour rentrer dans la case que les autorités avaient prévue pour eux. Ensuite, en renonçant à leurs statuts de « là-bas », ceux d’ingénieur et de médecin, pour dans un premier temps exercer des petits boulots de manutentionnaire et de manucure « en attendant » la reconnaissance de leurs diplômes, pour finalement ouvrir une gargote vietnamienne sur Spadina Avenue, pour satisfaire à l’image choisie pour eux par leur terre d’accueil. « Once they accepted that, it was easy to see themselves the way the city saw them: Vietnamese food. Neither Cam nor Tuan cooked very well, but how would their customers know? Eager Anglos ready to taste the fare of their multicultural city wouldn’t know the differences » (66-67).

Leur travail acharné va faire d’eux des « nouveaux riches » et les conduire dans une grande maison de la banlieue résidentielle de Richmond Hill, le lieu d’élection des immigrants qui ont réussi et veulent s’échapper d’eux-mêmes, s’éloigner de ce « eux » qu’on leur assigne, “one of those suburbs where immigrants go to get away from other immigrants, but of course they end up living with all the other immigrants running away from themselves – or at least running away from the self they think is helpless, weak, unsuitable, and always in some kind of trouble ” (54-55).

Leur vie marquée par l’exil originel, le renoncement et le hard work, aura été brisée préalablement par un événement qui les retiendra définitivement dans le passé. Ils perdent leur jeune fils, Quy, en quittant le camp de réfugiés lors de leur départ. Ils auront deux autres enfants nés à Toronto, Binh et Tuyen, qui vont endosser pour eux le rôle d’interprètes. Alors que leurs deux grandes filles nées au Vietnam sont leur réminiscence du passé, les deux Canadiens vont être en charge de traduire ce monde nouveau et étranger pour eux, l’Occident. Le duo Binh et Tuyen sera chargé de transmettre l’essence de la vie torontoise au reste de la famille.

Carla. Angie, La mère de Carla ne voulait pas mener l’existence communautaire ordinaire d’une Italienne ordinaire dans Little Italy. Elle choisira de former un « couple mixte » avec le Jamaïquain Derek, et une vie impensable dans l’esprit de ses parents. Angie se suicide quand Carla est enfant. Avec son petit frère Jamal, ils seront élevés par son père et sa belle-mère Nadine. Derek est le gérant d’un cars wash dans l’ouest de la ville, et engage dans son affaire la succession des dernières vagues d’immigrés débarquant à Toronto. A Carla, cette famille a légué le métissage, leur souffrance et un petit-frère à protéger.

Oku. Oku se demande « What’s all this for? » (86), devant ce père pour qui la possibilité d’être heureux est une notion qui lui est totalement étrangère. Ce père qui rejette tout ce qui ne nourrit pas, mais qui dans le même temps est un grand amateur de musique qui initie son fils à Coleman, Miles, Dizzy, Coltrane, Burning Spear, Swamp Dog, … Ce père qui s’est senti entravé au Canada, frustré, qui pense que s’il avait été différent, c’est-à-dire d’une autre couleur, c’est-à-dire blanc, il serait allé plus loin. Ce père qui rappelle à Oku que s’il est allé à l’école et se sent plus intelligent, c’est encore grâce à lui.

Jackie. Les parents de Jackie vivent eux aussi dans la nostalgie, dans le fantasme d’un paradis perdu. Ils prétendent vouloir retourner à Halifax, qu’ils ont quitté lorsque Jackie était enfant, et que tout leur entourage a également quitté depuis. Ils n’ont plus rien là-bas, et Jackie elle-même ne s’en souvient pas. Ses parents désillusionnés avaient pourtant trouvé leur territoire à leurs débuts à Toronto. Le Paramount, un club, lieu de rassemblement d’une communauté soudée, fréquenté par des gens cool, hype, tous sur la brèche. Leur lieu de grâce pour oublier un quotidien difficile. Mais leur refuge va fermer, et laisser les habitants d’Alexandra Parc perdus. On leur enleva leur territoire, et avec tout le glamour de leurs vies. « How does life disappear like that? It does it all the time in a city » (183). Ces parents qui vont dès lors rester coincés dans le passé veulent que Jackie ait un diplôme, pour faire mieux qu’eux. Eux viennent de la campagne, des marges, « but Jackie was going to be from here » (182).

Cultures d’origine

Tuyen ne se sent pas proche des valeurs familiales. Une famille qui nourrit et éduque par sens du devoir, qui vous tient, vous retient, vous enferme avec leur sens des valeurs, de l’obligation, de l’honneur, de l’ordre. Tuyen est une artiste, elle aime le désordre, Tuyen « wanted sensuality, not duty” (61).  Tuyen est de culture nord-américaine, malgré les efforts de ses parents pour faire respecter les règles vietnamiennes. Sa culture implique des droits de naissance comme le droit à l’amour, à l’indépendance, à l’expression artistique… Elle n’est pas à l’aise avec la culture vietnamienne, celle de ses parents. Sa compréhension du vietnamien est délibérément minimale. Elle refuse d’apprendre à cuisiner et n’a pas de goût pour la cuisine vietnamienne. Malgré son amour, elle a toujours ressenti le désir de ne pas être eux. Enfant déjà elle souhaitait avoir des parents différents, plus autonomes, pas vietnamiens. Elle se sentait exposée et mal à l’aise dans le restaurant familial, et détestait la familiarité qu’elle était supposée ressentir lorsque les clients venaient, « comme eux » d’autres Suds…

Carla rejette l’exotisme caribéen de sa belle-mère Nadine. Elle se sent mal à l’aise avec ces produits étranges, tout comme avec les sons et les accents, déteste l’odeur des magasins comme cette langue qui la rend elle-même étrangère. Elle trouve embarrassantes les habitudes étrangères de son père, dont elle veut s’éloigner en public. Elle n’apprend le jamaïquain que pour remplir son rôle de traductrice, mais n’investit pas cette langue. Elle ne connaît pas non plus la culture de sa mère disparue, mais se rend dans ce Little Italy qu’elle n’a pas connu pour se rapprocher d’elle. Le son de la langue de son enfance, qu’elle ne parle ni ne comprend plus, la réconforte.

Oku qui adore cuisiner, n’a lui pas de souci avec la « cuisine » de ses parents, il est à l’aise avec cet héritage. Il a pris ce que sa mère lui a appris et l’a enrichi avec les façons de faire de toutes les mères de tous ses amis. Il dépasse la monoculture parentale en inventant une cuisine cosmopolite. “His father would probably not approve, preferring the monoculture of Jamaican food, but Oku’s tastes had expanded from this base to a repertoire that was vast and cosmopolitan » (132).

Ségrégation raciale

Jackie n’a elle pas à dealer avec un héritage culturel, mais avec un héritage racial. L’auteur ne l’identifie pas ethniquement, mais en tant que Canadienne noire. Avec tout ce que cela renferme de difficultés dans un Canada où la ségrégation raciale n’a pas été éradiquée.

Quant à Carla, de mère blanche et de père noir, elle est métisse, mais pas phénotypée noire. Les Noirs la reconnaissent et les Blancs ne peuvent pas l’identifier. Ils la prennent généralement pour une Méditerranéenne ou une Moyen-orientale. Il aurait été possible pour elle de disparaître dans ce monde blanc. Mais ç’aurait été une trahison aux choix de sa mère, et à une part d’elle-même. Elle est consciente que son petit frère Jamal a une vie différente qu’elle au Canada, parce que c’est un garçon, et parce qu’il est plus foncé de peau qu’elle.

Territoire, rapport à la Ville

Tuyen se sent étouffée par l’étroitesse de cet univers familial, elle aspire à something bigger. Elle fait quelque chose de totalement incompréhensible pour ses parents, en quittant sa famille pour partir vivre seule. Départ qui a d’autant moins de sens à leurs yeux qu’elle part s’installer sur College Street, lieu qu’ils ont eux-mêmes fui dans leur progression socio-géographique. Elle s’en va vivre à Downtown, dans le cœur de la grande ville, là où ça se passe, là où on échappe à la familiarité et au fatalisme des maisons closes. Elle veut le contraire de la familiarité, elle veut la foule indistincte, les trottoirs uniformisés. C’est dans l’apparente froideur du centre-ville qu’elle trouve la chaleur qui lui correspond et qu’elle développe un sentiment d’appartenance.

La polyphonie de Toronto remplit Tuyen d’espoir, elle considère que c’est cette polyphonie qui fait la beauté de cette ville. Mais Toronto c’est aussi l’exaltation des sentiments d’appartenance nationaux qui ressurgissent comme à l’occasion de la Coupe du Monde de football. Tuyen se laisse alors emportée dans ce courant, se laisse dériver équipée de son appareil photos dans toutes ces célébrations nationales, à « Little Italy », au pub anglais, au pub allemand, dans une cevejaria brésilienne sur College Street, à « Korea Town » sur Bloor Street. Contaminée elle aussi par cette ferveur, elle se cherche une « équipe », mais le Vietnam ne participe pas à la grande messe. Qu’importe, le jour de la victoire de la Corée, elle sera coréenne… Son sentiment d’appartenance est renforcé par le comportement de ceux qui font comme si « d’autres » ne vivaient pas ici, comme lorsqu’elle entend un présentateur affirmer qu’il ignorait qu’il y avait un Korea Town à Toronto.

La géographie, les lieux, marquent le parcours de Jackie, qui a grandi dans le quartier pauvre d’Alexandra Parc, un endroit dur, à la mauvaise réputation. A Vanauley Way, il n’y avait pas de buissons, pas d’arbres, pas de fleurs, pas de lumières, pas de couleurs aux murs. Alors qu’une simple touche de beauté aurait pu tout changer. “The sense of space might have trigger lighter emotions, less depressing thougths, a sense of well being ” (260-261). A Alexandra Parc, on envoie des patrouilles “bicolores” pour diminuer les tensions. Pensant bien à tort que les Noirs de toutes les origines  appartiennent à une même communauté. La vision que partagent eux les habitants du quartier, c’est qu’un flic reste de toute façon une race à part, un traître. Jackie elle passera d’Alexandra Parc à Queen Street West, quartier hipster et branché de la ville. Deux espaces dont la distance physique est minime, la distance mentale immense.

Construire sa propre voie

Tuyen est différente de ses parents, mais différente aussi de son frère, ce binôme nord-américain, au-delà des leurs références géographiques, expériences et codes partagés. S’il lui arrive de faire des heures dans le commerce de son frère, ils ne sont pas proches affectivement, lui l’entrepreneur, elle l’artiste.

Tuyen aspire à faire ressembler son art à la beauté de cette ville, ses murmures, sa polyphonie. Elle veut le faire tendre à “the representation of that gathering of voices and longings that summed themselves up into a kind of language, yet indescribable » (149). Développer une expression artistique qui rende compte de ce son unique. Elle se consacre donc à son installation, et son identité se construit en même temps qu’évolue son projet « Lubaio ». Projet qui prendra la forme d’une collecte à grande échelle et la retranscription en différentes langues des désirs de la ville. Pour ce faire, elle l’arpente armée de son « book of longings » et d’une unique question : « What do you long for ? ».

Carla ne veut rentrer dans aucun moule. Elle aime le travail de coursière à vélo, qui la libère, la fait se sentir légère, lui “gave her more time to think, and she could ignore the world where you had to fit, where you had to play some game she didn’t understand and just wasn’t up to. She probably could have if she had wanted to” (106). Carla est trop préoccupée pour aimer, trop occupée à protéger ce petit frère fragile. Ce frère qui a choisi la mauvaise voie, celle de la délinquance et qui se retrouve en prison. Elle choisira finalement de se libérer de tout ça, des souffrances familiales, de leurs vies à eux, de son sens du devoir, et décidera de vivre pour elle. De vivre sa vie de jeune femme urbaine avec la famille qu’elle s’est choisie.

Oku pour qui la littérature ne s’apprend pas sur les bancs de l’école, perte de temps qui bride la création, quitte l’université sans oser le dire à ses parents. Il considère la littérature et la poésie comme des aventures solitaires. Il se trouve donc à un tournant, à se demander maintenant vers quelles vies il pourrait glisser, quelles sont ses options. Videur de parking dans un club, musicien rasta qui plane, ou suivre le chemin vers l’aigreur de son père qui vit dans son monde de « if only » ?

Oku voit ses parents comme des gens vivant dans le passé mais court lui-même après Jackie depuis le lycée, alors qu’elle elle est passée à autre chose depuis longtemps. Elle avance, s’est fait une vie à laquelle il n’a pas accès. Pour Jackie, Oku ressemble aux nombreux mecs bronzés de Vanauley Way. Il lui rappelle le quartier difficile dans lequel elle a grandi.

Jackie a surmonté les difficultés d’Alexandra Parc, ne s’est pas démontée. « If the city didn’t have the good grace to plant a shrub or two, she would cultivate it with her own trees and flowers. And so she did. In her mind » (264). Mais elle est restée consciente de la barrière raciale à l’œuvre dans le pays. Elle sort avec un Allemand, Reiner, avec lequel elle se sent à part, dans le contrôle de sa propre vie. Il est rassurant, blanc, musicien, à sa place, il ne voit pas la ville comme sa prison, y est à l’aise… « Here, they were the difference between being white and being black, in control or out of control » (177). Avec Oku, elle resterait dans le même train, un train cahoteux et hors de contrôle.

Le frère clandestin

Quant à l’histoire moins chanceuse de Quy, ce fils et ce frère égaré dans un camp de réfugiés, elle passera finalement aussi par Toronto. Après avoir perdu ses parents, il s’est retrouvé dans le camp de réfugiés de Pulau Bidong, en Malaisie. Un endroit où les gens n’ont plus d’identité. Sa vie a consisté à lutter pour survivre dans le Underworld. Contrairement à ses frères et sœurs, pas de place pour s’interroger sur son identité. Depuis bien longtemps, il ne se demande plus qui il est, ni pourquoi il se trouve à tel endroit. Avant d’accoster à Toronto, il a entre autres travaillé pour un réseau de trafic de réfugiés en Asie du Sud. Son monde souterrain était lui aussi cosmopolite. « In our dim corner of the world we unravelled languages while we traded in everything from plastic hair combs to liberated Ford Broncos from New York. You may not understand this, but the world came to us and we ate » (284-285). Il quittera l’Asie en bateau et échouera d’abord sur la côte pacifique du Canada avant de venir à Toronto. Désormais, il connaît les allées qui mènent aux arrière-cours de Chinatown, dans cette ville où toute une toile de gens comme lui évoluent dans l’ombre. Quy nous fait voir Toronto sous un autre angle, il voit autre chose que nous ne percevons pas, il y voit une ville pour disparaître ou se réinventer, peuplée de gens aux histoires potentiellement sombres, aux destins potentiellement tragiques.

C’est Binh le petit frère qui va retrouver, au détour d’un nouveau hasard, celui que ses parents cherchent depuis toujours. Pour Quy, le frère Binh est le mec qui a tout, diplômes, fric, femmes. Pour Tuyen, le frère Quy est une ombre, un fantôme. Elle a à peine le temps de jauger ses intentions, de se demander s’il sera capable de laisser ce passer hasardeux derrière lui, que déjà le hasard le frappe à nouveau…