« L’utopie d’aujourd’hui est la réalité de demain » Victor Hugo

Comme je l’ai abordé dans l’avant-propos, j’ai envie que la question du choix des Mots constitue le cœur de ce projet. Car les Mots comme leurs cousins les Mythes décrivent et racontent le Monde. Et s’ils peuvent l’écrire, ils ont aussi le pouvoir de le réinventer. En fait ils se jouent de nous en faisant et défaisant constamment les mondes à leur guise.

On décrit et raconte le Monde avec des Mots, on l’explique avec des Concepts, on le dirige avec des Visions.

Un manque de mots, un manque d’imaginations, c’est donc l’incapacité pour une société à se réinventer, à se renouveler, à se remettre en question, à se repenser, à trouver des solutions. L’absence de mots c’est le reflet de l’absence de vision, de la pauvreté des idées et la tiédeur des convictions. Et une réalité sans son mot n’a pas d’existence concrète. Il faut nommer les choses pour leur donner une existence. Notre lexique est toujours baromètre, miroir de l’état de créativité d’une société. Si au cinéma il suffit de placer un filtre devant l’objectif de la caméra pour changer la couleur du monde, le monde réel lui a besoin de Mots.

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » Albert Camus

Si l’absence de mots est à un délit, leur mauvais usage représente carrément un danger. Les mots sont des outils et aussi des armes à manier avec précaution. Laissés dans des mains mal intentionnées, manié différemment, le même mot peut servir un dessein opposé. Tout combat idéologique porte d’abord sur l’art de manier les Mots. Celui qui manie l’art de la rhétorique, saisit les nuances et les contours des concepts gagne la partie. Celui qui déclame le plus aisément impose sa vision. Alors celui qui défend une vision humaniste est coupable de son échec s’il ne se saisit pas de cette arme pour l’imposer. Mais parallèlement à la rhétorique aujourd’hui le mot d’ordre pourrait être si tu as des idées, communique-les, car ce sont les meilleurs communicants qui imposent leur vision. Pour que la force de la communication ne l’emporte pas sur la richesse des idées.

Crise de Mots

La crise qu’on traverse depuis bientôt presque une décennie est sans doute d’abord à une crise des Mots. Parce qu’on n’a pas su trouver à temps les mots pour dire ce monde, parce qu’on dispose d’une consternante pauvreté sémantique pour parler d’une mobilité extrêmement diverse et variée. Les sciences sociales ne doivent pas créer des mythes pour chercheurs. Elles doivent faire leur coming out. Sciences sociales = sciences de la société, pas sciences de l’université ! La sociologie et la géographie ont leur rôle à jouer.

Sciences sociales mobilisez-vous !

Si « Gaia-graphein, « l’écriture du monde » constitue le défi permanent de la géographie » (Anne Butimer, La Ville et l’urbain, des savoirs émergents), la sociologie elle ne se contente pas seulement d’expliquer l’évidence, elle lui donne une épaisseur conceptuelle, elle crée des mythes à partir de la réalité. Ces sciences ont donc le devoir de lutter pour faire entrer certains Mots dans le champ médiatique. Pour qu’ils prennent vie. En les médiatisant, on transforme des mots barbares en mots populaires. En les mettant en lumière, on transforme des notions obscures en langage commun. Dans notre monde de l’image, dans ce monde dématérialisé où les images et les émotions comptent autant que les faits, une idéologie qui n’occupe pas le devant de la scène a peu de chances de se concrétiser en politiques. Car avant d’inspirer ces dernières, elles doivent d’abord passé par le filtre du « public », changer les regards et faire évoluer les mentalités.

Acte poétique et citoyen

En attendant, la création de Mots n’est pas l’apanage des chercheurs, des politiques ou des intellectuels. Il ne s’agit pas d’un jeu pour initiés. A l’ère du grand forum citoyen, tout profane peut endosser sa part de responsabilité. Chacun peut y aller de son petit acte citoyen, contribuer à (ré)enchanter ce monde en créant ou mettant en lumière des Mots. Faire barrage à la prolifération de mots anxiogènes.

Si c’est Jean d’Ormesson qui le dit…

Puisque comme j’ai un jour entendu affirmer notre vieil ami « l’art est tellement plus élevé que la politique, tellement plus essentiel. Délivré de toutes ses contingences et contradictions », tournons nous donc du côté des artistes pour faire entrer un peu de poésie dans le champ de l’immigration. Alors ne soyez pas étonnés si à des moments de cette réflexion vous tombez sur une citation sortie tout droit d’une création littéraire ou cinématographique…

En attendant, toute étude du Monde mobile qui se respecte se doit en préambule de proposer un petit tour d’horizon de quelques mots, de quelques concepts qui le racontent. Notre premier voyage prendra donc la forme d’une escale dans l’univers conceptuel…

Voyage à travers les concepts

Temps 1. Les Mots. État des lieux de ceux qu’on a.

Souvent l’idéologie ne précède par la réalité, mais vient se greffer dessus pour y donner un sens. Alors quels Mots et quels Mythes, quelles idéologies peuvent nous raconter notre Monde mobile et notre quotidien multiculturel ? J’ai un peu survolé les mouvements contemporains dans le chapitre précédent. Voyons maintenant leurs mots, les mots dont on dispose pour décrire les figures du Monde mobile. Et puisque ces grandes invasions amènent les hommes à cohabiter, cherchons également quelques mythes susceptibles de penser cette cohabitation.

Mais avant cela, j’ai fouillé parmi les mots fourre-tout, mots vintage, fondamentaux, mots tendance, mots pansements, mots oubliés, inédits, mots convertis, et en ai sélectionné quelques-uns qui m’ont paru essentiels pour éclairer toute la réflexion qui va suivre.

Voici une première sélection.

Réseau                                                             Territoire

Mobilité                                                             Ancrage

Rhizome                                                            Racine

Marché mondial                                               État-Nation

Hybridité                                                           Identité nationale

Villes-Monde                                                   Terroirs

Glocalité                                                          Nationalité

Communautés transnationales                   « Communauté imaginée »

Métissage                                                         Authenticité

Modernité                                                        Traditions

Société                                                            Communauté

Espaces                                                            Lieux

Flux                                                                   Frontières

Vitesse                                                              Nostalgie

                             Complexité

Avec ma classification tout à fait subjective, deux mondes se dessinent. Le monde de la fixité, celui du territoire et ses succédanés : État-nation, frontières et citoyenneté. Le monde du mouvement, celui du réseau. Ces deux colonnes correspondent aux tendances mondialisantes et démondialisantes qui se bataillent aujourd’hui. Classés de cette façon, on dirait que ces deux mondes s’opposent. Or, leur antinomie peut être dépassée, la réconciliation doit se tenter. On verra notamment comment la Ville-Monde et le transnationalisme peuvent nous offrir des éléments de réponse.

 

Des Mots

  1. Les Figures du Monde mobile

Avant de parler cohabitation, mettons d’abord en lumière les mots nous disposons pour parler de l’homme qui bouge. Les plus couramment utilisés sont Nomade, Migrant, Diaspora, Communauté transnationale, Expatrié, Réfugié, Déplacé, Sans-papier, Gens du Voyage, Touriste, Pendulaire, Frontalier, Voyageur.

A chaque époque ses types de nomades. A chaque période historique ses flux et ses figures particulières. Le type de mobilité dominant correspond toujours à une situation politique ou économique dominante. Les types de circulations sont le reflet des types de pouvoirs hégémoniques à l’œuvre. Ainsi, aujourd’hui la plus grande variété des figures sont issues de la mondialisation économique. Les mobilités sont aussi le reflet des relations entre le politique et l’économique. En certaines périodes, lorsqu’il y a équilibre des pouvoirs, mobiles du territoire et du réseau se chevauchent ou se confondent.

Les catégories de mobiles ne sont jamais anodines, elles dépendent de qui les créés et pour qui elles sont créés. Des mots différents sont plaqués sur une même situation de mobilité, ainsi l’image donnée de l’homme mobile diffère souvent en fonction de son statut socio-économique ou de son origine géographique. A mêmes situations de mobilités des statuts différents sont attribués. La sémantique évolue aussi avec le contexte historique et les politiques de diversité. Ainsi l’étranger est devenu l’immigré avant de devenir le membre d’une minorité visible.

Nomade et migrant

Le nomade est celui qui se déplace. L’homme ou la tribu en mouvement. Celui qui n’a pas de demeure fixe, dont le mode de vie est lié au déplacement. Membre d’une tribu de bergers ou expatrié d’une firme multinationale, le nomade vit des complémentarités du milieu. Le nomade est celui qui forme son monde en associant les géographies. Qu’il se déplace au gré des pâturages, des opportunités professionnelles ou à la découverte d’autres cultures. La formation de nouvelles figures de nomades correspond toujours à un moment de l’Histoire, à un contexte économique et politique hégémonique particulier. Chaque époque engendre des nouvelles figures originales et inédites de nomadisme. Chaque époque voit coexister de nombreuses formes de nomadisme, mais également disparaître les moins adaptées à l’époque. Ainsi, au moment où on encense les nomades 2.0, issus de la dernière mondialisation et de la révolution des télécommunications, d’anciennes figures du nomadisme comme certaines tribus pastorales  disparaissent simultanément, parce qu’elles ne sont plus armées pour la modernité.

Trouver une définition précise du migrant est aussi compliqué que trouver une définition du nomade. Ainsi les deux sont synonymes. Une époque chassant l’autre, un terme chassant l’autre, le migrant est le nouveau terme ajustable et applicable à des situations diverses de mobilité, figure sur laquelle sont plaquées des valeurs en fonction des contextes. Le migrant concept vague et mal défini pour une réalité plurielle. On peut définir le migrant comme une personne qui réside de façon temporaire ou permanente dans un pays où il n’est pas né (Les Mots de l’immigration). Ou comme quelqu’un qui quitte la région où il habite et traverse une frontière pour s’installer dans une autre région pendant une durée supérieure à une année. (Cours Sociologie des Migrations). Le migrant est défini à la fois par sa mobilité et par la frontière. Le migrant qui se naturalise n’est plus migrant, alors qu’il vit toujours ailleurs que dans son lieu de naissance. Aujourd’hui, le terme migrant est associé indifféremment à la migration économique ou au réfugié politique.

Pour aller un peu plus loin, je vous propose un autre classement totalement subjectif et surtout limité aux quelques figures qui seront abordées dans cette réflexion.

Les Mobiles du Marché mondial, les arpenteurs du Réseau

Je place dans cette catégorie tous ceux qui jouent avec les disparités géographiques économiques.

  • La communauté transnationale. Une communauté transnationale est une communauté de migrants internationaux. Souvent confondues avec la Diaspora, la communauté transnationale est la figure majeure de la mondialisation économique contemporaine.

Cette figure sera traitée en détail dans le chapitre Le Transnationalisme dans tous ses États

  • L’expatrié. Salariés ou fonctionnaires travaillant et résidant à l’étranger (Les Mots de l’immigration).

Connotation positive, les expatriés sont perçus comme les ambassadeurs de l’État-Nation à l’étranger. Connotation négative les expatriés sont associés au phénomène de la fuite des cerveaux hors de l’État-Nation. Figure associée surtout aux pays de départ occidentaux et à la notion de cosmopolitisme. Migrant économique de l’élite qui occupe des positions privilégiées, en fait l’expatrié représente avant tout le migrant économique sous contrat avec une firme transnationale. Il peut aussi s’appliquer aux chercheurs, aux entrepreneurs, ou aux mobiles de l’international, comme les fonctionnaires internationaux ou les diplomates.

« L’expatriation est en rapport direct avec le développement international des sociétés humaines : l’expansion des centres de recherche et des entreprises, la stratégie internationale des agences gouvernementales et l’activité des organisations internationales exigent le transfert temporaire d’employés, loin de la mère patrie. » « Citoyen du monde, l’expatrié n’est ni réfugié politique, ni migrant économique. Au bénéfice d’une éducation supérieure, il vit généralement mieux que ses concitoyens restés au pays mais fait parfois face à des imprévus dans la société, l’école ou l’entreprise d’accueil à l’étranger. Aussi, l’intégration dans un pays tiers peut-elle être ressentie comme une épreuve, notamment par l’entourage familial, car un transfert au-delà des frontières entraîne la perte de repères et de réseaux sociaux, l’apparition d’insécurités diverses et la nécessité de communiquer autrement.» (magazine « Expatrié », édité par Media Planet, no 1, décembre 2010)

  • Migrant économique. Le migrant économique concerne tout individu qui s’expatrie à l’étranger pour y chercher du travail. Figure souvent associée aux expatriés des pays du Sud. Au siècle passé, le migrant économique correspondait surtout aux travailleurs invités pour participer à la croissance des économies occidentales, souvent saisonniers, qui ont ensuite pu s’installer et bénéficier du regroupement familial. Aujourd’hui, avec l’immigration sélective et la création des forteresses, les possibilités de visas de travail s’amenuisent. Le migrant économique devient ainsi le réfugié économique, ou le travailleur clandestin. La migration économique ne concerne pas uniquement les Suds. A l’intérieur de l’Europe par exemple, les migrants économiques sont nombreux à bénéficier de la libre circulation des personnes.

De ces trois types d’arpenteurs du marché mondial, la communauté transnationale est la plus visible. L’expatrié est souvent invisible, de par son mode de vie cosmopolite. Quant au travailleur clandestin, il doit s’invisibiliser.

  • Pendulaire. « Les migrations pendulaires ou « navettes », qu’on appelle aussi migrations alternantes ou encore quotidiennes, désignent les déplacements journaliers des travailleurs (ou de personnes en formation) de leur lieu de domicile vers leur lieu de travail (ou de formation), quels que soient la durée et la distance du déplacement, les moyens utilisés, leurs causes et leurs conséquences. Ces mouvements sont recensés lorsque le lieu de travail déclaré se situe dans une commune différente de celle du domicile. (http://www2.unil.ch/eatlasvs/wp/?page_id=266)

Migrant du marché mondial périurbain, les « navetteurs » sont la conséquence du zonage des activités et de la concentration des emplois dans les centres d’activités économiques. Ce type de mobilité intra-nationale est de plus en plus importante. Ainsi les coûts liés aux transports représentent désormais une part importante de la richesse produite à l’intérieur du pays. La mobilité se révèle indispensable pour créer de la richesse.

  • Nomadisme fiscal et réfugiés fiscaux. Le nomade fiscal change de résidence en fonction de la fiscalité. Sa recherche d’avantages fiscaux peut mener à des déplacements internes ou internationaux. En réalité, la résidence fiscale ne correspond pas forcément au lieu de vie du réfugié fiscal qui ne migre pas forcément où migre ses revenus et sa fortune.
  • Résidents hybrides. A l’intérieur des nations, de nombreux travailleurs vivent partiellement en Villes-Mondes, partiellement en Régions. Ainsi, ils profitent du marché mondial tout en conservant leur mode de vie traditionnel et leur identité régional. Ils pratiquent un semi-exode rural.

Les Mobiles de l’Exil. Réfugiés du Territoire

Exil. Obligation de quitter son État suite à une situation de violence politique et de chercher refuge dans un autre État pendant une période dont on ne peut prévoir la durée.

  • Réfugié. Convention de Genève, 1951. L’article 1 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés définit un réfugié comme « une personne qui se trouve hors du pays dont elle a la nationalité ou dans lequel elle a sa résidence habituelle, et qui du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social déterminé ou de ses opinions politiques craint avec raison d’être persécutée et ne peut se réclamer de la protection de ce pays ou en raison de ladite crainte ne peut y retourner.» (Source : http://www.unhcr.ch/fr/services/questions-reponses/refugies.html)
  • Déplacé. Réfugié qui a dû se déplacer en raison de violences, de guerres civiles, de famines ou de désastres écologiques, mais qui est resté à l’intérieur des frontières de son pays.

 Notions associées. Réfugié économique. Réfugié écologique.

  • Clandestin : immigré ayant passé illégalement la frontière (Les Mots de l’Immigration).
  • Sans papiers : immigré étranger en situation irrégulière. Ni expulsable, ni régularisable. Peut être entré légalement, mais s’être vu refusé l’asile.
  • Diaspora. Une diaspora est une nation sans terre. Un peuple exilé et dispersé à travers le monde avec une volonté de maintenir sa cohésion. Sa « maison » ce sont son identité culturelle et la nostalgie. Communauté dispersée à partir d’un centre, un territoire d’origine quitté souvent en raison de situations dramatiques. Souvent en exil politique, les diasporas ne conservent pas de liens avec leur État de départ, elles ont dû fuir à cause de lui. Les diasporas mettent en place des réseaux de solidarité pour conserver le lien et préserver leur culture. Diasporas historiques : juive, arménienne, kurde, palestinienne, grecque. Nouvelle diaspora syrienne.

Les Mobiles du Régional

  • Frontalier. « Est considérée comme travailleur frontalier toute personne résidente d’un État qui exerce une activité salariée dans l’autre État chez un employeur établi dans cet autre État et qui retourne, « en règle générale », chaque jour dans l’État dont elle est le résident. Les migrations quotidiennes de frontaliers pour le travail créent des flux financiers et de transport spécifiques. Le salaire, gagné d’un côté de la frontière, sert ainsi dans une autre économie nationale. Le pays accueillant les frontaliers peut ainsi y trouver divers avantages : main d’œuvre abondante, souvent moins exigeante et tout aussi qualifiée. Pour les nationaux, l’afflux de personnes étrangères dans le pays peut se traduire par une montée de la xénophobie. » (Les Mots de l’Immigration)

La région doit être envisagée comme ensemble pertinent englobant activités et résidences, au-delà des frontières. Source de développement économique, mais aussi de tensions sur l’emploi, le logement, le  transport, l’identité. La région, territoire du quotidien, se superpose à la nation, territoire de l’identité. A défaut d’une identité régionale, une dynamique régionale se crée avec la routine.

Mobiles de la route et des territoires éphémères

  • Gens du Voyage. « Le terme de gens du voyage est un néologisme administratif récent créé par le législateur pour remplacer celui de nomade après 1978. Ce terme recouvre une entité globale. Il regroupe à la fois les différentes branches Roms (Roms, Sintés/Manouches, Kalés/Gitans) mais aussi d’autres populations.» (Les Mots de l’immigration)

Tribus qui bougent mais pas en fonction de l’environnement naturel. Tribus que l’État n’est pas parvenu à sédentariser et qui n’ont pas pour autant disparu. Tribus qui n’ont répondu ni aux injonctions du territoire en s’assignant, ni à celles de la mondialisation en se métissant. En période de crise, elles cristallisent les tensions. L’attitude à leur égard est révélatrice de l’état des sociétés, de leur rapport au mouvement. Certaines de ces tribus pratiquent aujourd’hui le semi-nomadisme. La plupart vivent dans des résidences mobiles.

Ce tableau est loin d’être exhaustif. J’ai encore envie de mentionner tous les mobiles de « l’espace vécu », voyageurs, poètes, aventuriers, écrivains-voyageurs, touristes, ou migrants en quête d’une meilleure qualité de vie. Ou les mobiles de l’identité, comme ces migrants génétiques qui s’installent dans le lieu de leurs racines, ou encore les descendants de migrants qui effectuent un retour aux origines.

  1. Les Fondamentaux

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je vais vous présenter en préambule trois concepts fondamentaux pour saisir toute la réflexion qui va suivre, à savoir le territoire, la communauté et la nation. Trois notions pour éclairer ce qui se joue quand on parle de gestion de la diversité ou de vivre ensemble.

Territoire – Territorialité – Territorialisme

Le Territoire. Le territoire est un morceau d’espace investi par les hommes. Il est à la fois matériel et symbolique, les hommes entretenant une relative affective avec l’espace qu’ils habitent. Son appropriation peut être symbolique ou exclusive. Il peut être délimité et continu ou en réseau et comporter plusieurs espaces qui s’emboîtent. Il reflète la vision du monde du groupe qui le construit et participe ainsi à la représentation identitaire du groupe, qui communique à travers lui. Survalorisé en cette ère d’obsession identitaire, le territoire se trouve au cœur des tensions contemporaines.

Le Réseau. Si le territoire représente une étendue, est continuité, le réseau lui est discontinuités, constitué de points répartis dans l’espace et connectés entre eux.

La Territorialité. Tout territoire implique une territorialité, qui est le rapport, la relation que l’individu ou le groupe entretient avec ce territoire, et la manière qu’il a de l’agencer pour structurer son existence. La territorialité, c’est la manière dont on exprime son identité à travers son territoire. Miroir du registre de valeurs culturelles, sociales, mémorielles et symboliques d’un groupe, il existe une grande diversité de types de rapports à l’espace. La territorialité est transportable et transposable dans l’ailleurs, contrairement aux racines. Les groupes s’identifient à leur territoire, et la territorialité, en tant qu’ensemble de pratiques, se transmet au sein du groupe par la socialisation. Si la territorialité est cohésion, socialité, solidarité, elle est aussi exclusion.

Le Territorialisme. La territorialité a quelque chose d’animal, de primitif, et lorsqu’elle exacerbée, elle est source de tous les conflits. Le territorialisme, c’est la dérive de la territorialité, son exacerbation, avec toutes les conséquences que l’on connaît. Exclusion, racisme, conflits territoriaux, terrorisme. Le territorialisme, c’est la survalorisation du territoire d’appartenance et tous les discours qui en découlent. C’est la revendication d’un droit naturel sur un territoire et son appropriation exclusive. C’est figer une appartenance et oublier les contingences historiques, ou au contraire les utiliser à des fins de justification. C’est nier le caractère évolutif et dynamique des territoires.

(Sources : Dictionnaire de la Géographie et de l’Espace des Sociétés ; les Mots de la Géographie)

Retour du Territoire

Avec l’avènement de la mondialisation, on a parlé de la « fin des territoires », en raison du fait que la mondialisation produirait des espaces uniformes, sans saveur, aseptisés, vidés des identités culturelles. Depuis quelque temps, on parle au contraire de retour en force des territoires. La plupart des tensions contemporaines peuvent s’expliquer par des enjeux territoriaux. Les territoires en réseaux du monde mobile peuvent se télescoper avec le territoire étatique. Il peut y avoir tension par exemple lorsque le territoire de l’État-nation, entité géopolitique contrôlée et délimitée, entre en contradiction avec les micro-territoires appropriés des minorités qui vivent à l’intérieur des frontières de l’État. Les territoires des communautés peuvent également se télescoper entre elles. C’est parce que le territoire dit le groupe de manières diverses qu’il est si sensible. Plus l’espace sera limité, plus la lutte pour l’espace sera exacerbée, plus le territoire sera source de conflits. Pour une bonne cohabitation, il faut en outre un équilibre entre territoires appropriés et espaces neutres.

Communauté & Société

Communauté. « Ethnie, famille, clan, bande, secte, association sportive…, au sens large, une communauté désigne un groupe étendu de personnes unies par des liens de sociabilités assez étroits, une sous-culture commune et le sentiment d’appartenir au même groupe. » « Une communauté peut être religieuse, ethnique, politique, professionnelle… » Les membres d’une communauté possèdent « une forte identité, des rites et des codes de reconnaissance, des symboles, des emblèmes et des drapeaux, une sous-culture et un langage commun, une solidarité entre membres et enfin un ensemble de règles de conduites internes. Ces traits typiques se retrouvent dans plusieurs formes de groupement : les communautés religieuses, les minorités nationales (qui entretiennent des liens étroits au sein des États), certaines corporations professionnelles, les bandes marginales, les associations, les partis politiques, les amicales et les clubs en tout genre, les clans. » (Le Dictionnaire des sciences humaines, 97-98)

Société : La société peut s’entendre comme un ensemble de communautés aux identités distinctes. Mode d’organisation nécessaire qui englobe la somme des parties pour réaliser un objectif, un projet commun, transcendant les différences pour des valeurs qui dépassent les particularismes, dans l’intérêt général. Association nécessaire pour réaliser certains buts qui ne peuvent être atteints qu’à cette échelle. Principes d’entente minimaux pour atteindre un but. Si les communautés sont les organes, alors elles doivent communiquer et se fédérer pour faire fonctionner l’organisme, la société. Ensemble interdépendant. La société implique des règles et une structure. Association n’allant pas de soi, elle nécessite également un « contrat ».

Communauté et Société. « La célèbre distinction entre « communauté » (« Gemeinschaft ») et « société » (« Gesellschaft »), devenue canonique en sociologie, est due au sociologue allemand Ferdinand Tönnies (Communauté et société, 1887). Pour lui, les relations au sein d’une communauté sont celles que l’on trouve au sein d’une famille, d’une tribu ou d’une communauté villageoise. Elles peuvent se développer entre les membres de groupes plus larges, en « communauté de lieu » ou en « communauté d’esprit ». Elles sont marquées par la proximité, la chaleur affective et la solidarité entre les membres. A l’inverse, les relations au sein de la société – dont les relations commerciales sont la matrice – s’établissent entre des individus mus par des intérêts spécifiques. Elles sont fonctionnelles et sont marquées par le calcul et la distance. Dans l’esprit de F. Tönnies, la distinction communauté/société correspondrait aux modes de sociabilité différents entre les communautés villageoises et la grande ville industrielle.» (Le Dictionnaire des sciences humaines, 97-98).

Cette distinction Communauté – Société servira de référence tout au long de cette réflexion. Cependant je l’adapterai aux situations contemporaines. Car si la ville moderne correspondait au lieu de la société par excellence, aujourd’hui ce sont dans les Villes-Mondes post-modernes que se développent de fortes communautés transnationales.

La Nation & l’État

La Nation. Pour le politique Benedict Anderson, la nation est une « communauté imaginée », portée par des symboles, des mythes, des légendes et des représentations partagées, en somme par un imaginaire national.

Si la nation est une « communauté imaginée », le nationalisme lui a deux acceptions : à la fois doctrine politique, un État-nation pour chaque peuple, et l’exaltation du sentiment national.

Langue, façon de penser, une âme, des souvenirs communs, un consentement, le désir de vivre ensemble, une solidarité, une économie, la religion, l’ethnie, la culture représentent quelques ingrédients de base de la nation. Mais son acceptation comme son mode de construction sont diverses.

« Les modalités de construction sont assez diverses : la nation allemande s’est identifiée à une communauté de sang de langue et de culture (Volkheit), avant de réaliser l’unité de l’État et du territoire, alors que la nation française s’est forgée au fil de la construction politique et territoriale de l’État, par amalgame, assimilation et intégration sur la longue durée de populations très diverses au plan ethnique et culturel. »

(Dictionnaire de la Géographie et de l’Espace des Sociétés)

Outre l’Allemagne qui s’est formée à partir d’une ethnie, une communauté de sang, ou la France qui s’est agrégée à partir d’une histoire commune, de pratiques et de représentations collectives, on peut citer deux autres types de construction nationale. La « Willensnation », basée sur la volonté. Assemblage de plusieurs communautés culturelles sans volonté d’assimilation. Exemple : la Suisse. Une construction par ajout assez rapide de communautés assimilées, qui par la suite vont abandonner l’assimilation pour tendre vers le multiculturalisme. Exemples : USA, Canada.

La Nation n’est pas donnée, définie une fois pour toutes. C’est une notion dynamique.

Nation + Territoire = État-nation

« La question du territoire a toujours été au cœur des nationalismes. C’est par la territorialisation qu’une communauté devient une réalité géopolitique, une nation autonome, dont les frontières territoriales coïncident avec les frontières politiques et culturelles. (Yves Lacoste, « Les territoires de la nation », 1991). C’est même le territoire qui fait la nation » (Kastoryano, 533). L’État-nation, c’est donc la consolidation d’une nation sur un territoire instrumentalisé par l’État pour la circonscrire. Le Territoire c’est le cœur, le corps, les limites, le support de diffusion des valeurs et de l’idéologie nationale. La Nation est le contenu. Le pays, le territoire est le contenant.

L’État c’est la structuration politique de la Nation, son cadre institutionnel, légal, celui qui définit les frontières, les droits et les devoirs, la citoyenneté, qui protège, assure des services collectifs. Dans un État-nation, le pouvoir émane de la société civile, la souveraineté vient du peuple. L’État représente ce pouvoir, donc représente sa nation.

La nation étant la communauté structurée à la base de l’État, le type de nation peut aboutir à des régimes politiques différents. Entre centralisation et fédéralisme, il existe différents types d’États accordant plus ou moins de marges de manœuvres et d’autonomie à ses composantes. Le type d’État dépend aussi de la force des identités régionales et du degré de nationalisme régional. Le type de nation peut aussi déterminer la transmission de la nationalité et le type de citoyenneté. Le droit du sol pour une nation avec une forte référence au territoire, ou le droit du sang pour une nation à base ethnique, culturelle. Sur un territoire étatique, c’est la nationalité qui détermine la citoyenneté, donc les droits et les devoirs.

Mais la construction nationale n’est jamais à l’abri de régressions. Pour perdurer, l’État-nation doit constamment fabriquer du sens commun pour créer le consensus. Les dangers peuvent venir du dehors comme du dedans. Revendications régionales et ethno-culturelles, nouveaux échelons de gouvernance, multiplication des allégeances, etc. Pour perdurer, la nation doit aussi pouvoir se réinventer, se redéfinir, évoluer. La mondialisation redessine les nations qui doivent parvenir à se reconnaître tout en acceptant les différents niveaux d’identité qui la traversent.

Crises des Nations

La nation peut connaître différents types de crises ou d’évolutions. L’État peut par exemple chercher à figer l’identité de sa nation, à la définir une fois pour toutes niant son caractère évolutif. C’est ce qui s’est passé en France avec la création du très contesté « Ministère de l’identité nationale ». La nation peut aussi traverser des phases durant lesquelles, bien que vivant sur le même territoire et sous les mêmes institutions, elle ne se reconnaît plus non plus. Parfois, c’est le trait d’union entre la nation et l’État qui ne fait plus sens, la nation ne se reconnaissant plus dans ses institutions, ses représentants, son État censé la représenter. Pour éviter la dissociation, la rupture entre la nation et son État, le risque qu’il devienne un pouvoir vide, l’État va alors se lancer dans une tentative de récupération de sa nation.

Avec le transnationalisme, c’est l’échelle territoriale de la nation qui peut également évoluer, la nation se répartissant sur plusieurs territoires, devenant ainsi une transnation. La transnation n’est plus contenue par un territoire limité, mais répartie en différents points d’un réseau. A l’inverse, un même territoire peut également contenir plusieurs nations qui veulent se scinder. Enfin, le nationalisme religieux pose aujourd’hui la question d’une nation multiconfessionnelle. La volonté d’homogénéiser religieusement la nation peut venir de l’État ou des communautés elles-mêmes. Quoi qu’il en soit, entre tentative d’imposition d’une laïcité stricte ou célébration de toutes les religions, les réponses données aux nations multiconfessionnelles sont diverses. Au-delà de tous ces cas qui supposent une même appartenance nationale, les mouvements font vivre sur le même territoire des individus appartenant à des nations différentes, avec des degrés de citoyenneté différents. Pour vivre ensemble, les hommes mobiles doivent donc trouver d’autres bases de cohabitation que la nationalité.

Le défi auquel font face les communautés nationales aujourd’hui est de ré-imaginer les termes de leur vivre ensemble dans un monde en mouvement. Historiquement, l’État a toujours considéré les minorités et leur organisation rhizomatique comme des dangers pour sa cohésion. Cette position paraît ne plus pouvoir être tenable. L’État doit parvenir à renverser cette logique en plaçant au contraire la diversité au cœur de son identité.

Des Mythes

Les Mythes de la cohabitation

Seulement voilà, pour redéfinir la cohabitation, les nations ont besoin de Mots et de Mythes. Or aujourd’hui, pour parler du monde mobile, les Mots dont on dispose sont principalement le reflet d’une vision du monde qui considère la sédentarité comme normale et la mobilité comme accidentelle. On peut s’interroger sur la pertinence de vouloir appliquer inlassablement les mêmes vieux mythes à des réalités nouvelles. Au vu des tensions du monde, cette façon de procéder semble avoir atteint ses limites. Dans un contexte de mondialisation, d’amplification et de la diversification de l’immigration et de l’augmentation des minorités ethniques, il faut repenser le modèle du vivre ensemble, et écouter les voix des nouveaux mythes qui s’imposent à nous. Car l’habitat commun, outre la question du sens, de l’essence de la nation qu’on vient d’aborder, pose un autre défi, celui du partage du sol, celui de la co-habitation pratique, matérielle, territoriale. Les mythes doivent nous aider à penser tant le symbolique que le concret. Les mythes de la cohabitation doivent participer à la recherche de sens commun, de création et de redéfinition d’une forme de lien social dans une société en mutation.

Nationalisme, transnationalisme, post-nationalisme, populisme, laïcisme, post-modernisme, post-colonialisme, multiculturalisme, cosmopolitisme, Melting Pot, mosaïque, Salad Bowl, syncrétisme, cosmopolitisme : tels sont les mythes qui se verront expliquer à un moment ou un autre de cette réflexion. En attendant, je vous propose quelques Mots vintage dont on dispose pour penser la cohabitation issue de nos inlassables invasions.

L’intégration

L’intégration est « un processus interactif qui agit entre un groupe, une société et un autre groupe ou un individu, en respectant les traits culturels de chacun » (Perregaux, 1994). En théorie, ça paraît simple. En pratique, la gestion sociale et la politique de la diversité s’avèrent beaucoup plus complexe. Comment inclure de nouveaux éléments et faire corps en laissant chacun conserver son identité culturelle tout en n’excluant personne économiquement et politiquement et en parvenant à recréer du lien social, de la nation ? S’intégrer se limite-t-il à l’apprentissage de la langue et l’adhésion aux valeurs de la société d’accueil ou pour être pleinement intégré faut-il se mouler totalement dans la culture d’accueil ? Il semblerait que demander au nouvel arrivant de se travestir avec le risque de fonder un corps mensonger, n’a pas plus de chance de réussir que d’opter pour un modèle où l’autre est invité à rester parfaitement lui-même sans se métisser, ce qui conduira de fait à sa mise à l’écart.

Sujet sensible, l’intégration occupe aujourd’hui le devant de la scène en Europe. Devant la multiplication des flux et des origines migratoires, devant la focalisation sur les différences religieuses ou les tensions communautaires, l’Union européenne veut redéfinir sa politique d’intégration, dans un contexte d’une crise multiple, politique, économique, sociale. Elle se cherche encore un modèle. A ce jour il n’existe pas de consensus en matière d’intégration, avec des traditions aussi éloignées que le modèle communautaire britannique ou le modèle d’assimilation à la française. Les nations, et pas seulement européennes, cherchent à faire émerger un nouveau « nous » en tenant compte des changements induits par la mondialisation.

L’assimilation

L’assimilation est « un processus quasi inévitable, de nature endogène, lié au temps. Il aboutit à la disparition des traits qui permettent de différencier les migrants des autres. Le processus peut avoir lieu à travers plus d’une génération. Il peut avoir une certaine conflictualité : rencontre, conflit, adaptation, assimilation. » L’assimilation est donc le processus de disparition des différences culturelles étrangères au profit de l’acceptation exclusive de la culture du pays d’accueil (Les Mots de l’Immigration). Les différences culturelles ou raciales trop contrastées sont considérées comme nuisibles à la cohésion nationale. Par extension, l’assimilationnisme est un mouvement d’idées ayant pour objectif de faire disparaître tout particularisme culturel et religieux et d’imposer l’assimilation culturelle aux minorités d’un pays.

Vu longtemps comme positif, ce modèle d’intégration a été fortement critiqué, en particulier depuis les années 1970. Il ne serait plus pertinent, voire utopique, dans un monde à la fois mondialisé qui voit les flux migratoires se diversifier et se multiplier, un monde post-colonial et post-moderne. Un monde d’affirmation identitaire. Un monde transnational dans lequel il n’y a plus de coupure avec la terre d’origine. Les arrivants ne s’assimilent plus mais bricolent entre leurs différentes patries.

L’assimilation est le modèle adopté par la France, il a été au centre de la politique française d’intégration de la IIIème République. L’assimilation implique l’idée de conversion, de transformation pour rendre compatible avec le corps national. Républicanisme français, mais aussi Melting Pot américain et sa construction d’un ensemble national unifié par la fusion successive d’apports extérieurs, correspondent à cette idée.

Le modèle de citoyenneté républicain

Ses racines remontent à l’idéologie induite par la Révolution française. L’individu citoyen est le seul sujet de droit, et la République, l’unité nationale est une et indivisible et régi par des valeurs et des principes communs qui transcendent les différences. En pratique, pour réaliser cette nation indivisible et fabriquer une citoyenneté commune, on applique une laïcité stricte et refuse toute différenciation ethno-raciale dans l’espace public, et toute identité revendiquée autre que l’identité nationale est perçue comme un danger. Trop abstraite et mal adaptée aux réalités actuelles, le modèle républicain traverse une importante crise. Pour la dépasser, la République doit reconnaître qu’universalisme et particularismes ne sont pas incompatibles. Les citoyens peuvent à la fois être différents et souscrire aux valeurs de la République, partager des valeurs universelles qui vont créer leur cohésion. Les citoyens peuvent adopter des règles de vie communes, tout en ne reniant aucune de leurs identités, mais en les hiérarchisant. La République ne peut surmonter cette crise que si en demandant à ses minorités de s’hybrider, elle montre l’exemple en faisant de même, en adaptant son modèle et en veillant à ce que sa laïcité ne devienne pas un laïcisme. Le modèle républicain doit accepter que les membres de la République soient à la fois mêmes et autres.

Le communautarisme

A la base, « communautarianism » est une école philosophique américaine, qui dit que l’individu n’est pas indépendant de ses appartenances, culturelles, ethniques, religieuses, sociales. En français, le mot a été vidé de sa substance positive, pour ne retenir que son aspect clivant. Ainsi le communautarisme se rapporte aux attitudes ou aspirations de minorités culturelles, ethniques ou religieuses, visant à se différencier volontairement et à se dissocier du reste de la société (Wikipedia), et représente un danger pour l’État et la cohésion sociale. Mais tout regroupement communautaire n’est pas forcément synonyme de communautarisme. On pourrait considérer que la politique du multiculturalisme poussée à l’extrême peut mener au communautarisme. En fait, l’assimilation stricte peut également conduire au même effet de repli ou d’auto-mise à l’écart des communautés. Le communautarisme peut aussi être vu comme la mutation d’un transnationalisme bridé par l’État, le résultat d’une dénégation.

Le multiculturalisme

Dans son acceptation basique, le multiculturalisme signifie la coexistence de plusieurs cultures au sein d’un espace national. Réalité, phénomène concret, diversité de fait et évidence par le caractère pluriel de nos sociétés contemporaines. Le multiculturalisme est aussi une idéologie aux applications politiques, une politique de gestion de la diversité, un modèle d’intégration, principalement en Amérique du Nord.

Warning : tout au long de ce projet, la critique faite au multiculturalisme ne porte pas sur l’évidence de nos sociétés multiculturelles, mais sur les politiques dites de multiculturalisme.

Le concept prend sa source dans les années 1960, au Canada pour traiter de la question de la minorité québécoise, et aux États-Unis avec la lutte pour les droits civiques. Il prendra forme en 1971 au Canada, qui  l’inscrira dans sa Constitution et adoptera une loi pour aider tous ses habitants à trouver une place dans la nation, et ouvrir le pays sur le monde. Aux États-Unis, le multiculturalisme remet en cause le mythe du Melting Pot, de l’assimilation, entendu comme l’imposition d’une culture dominante, et va de pair avec le courant post-moderne et la naissance des Cultural Studies, et avec la remise en cause de la culture dominante « WASP » (White Anglo-Saxon Protestant). Les valeurs sont relativisées et les cultures mises sur un pied d’égalité. Le multiculturalisme aux États-Unis englobe développement du discours « politiquement correct », « discrimination positive » et dispositions pour faire émerger des responsables politiques issues de minorités, avec le redécoupage des circonscriptions sur des bases ethno-raciales. « L’image de la mosaïque, où le tout ne fait pas disparaître mais au contraire valoir ses composantes, remplace le mythe de la fusion qui recouvrait en fait la réalité de l’assimilation » (Dictionnaire des Mondialisations). En Grande-Bretagne, les politiques multiculturalistes doivent remédier à l’inégalité,  aux discriminations raciales et à la ségrégation territoriale dont sont victimes les minorités coloniales. En France, le modèle multiculturaliste est considéré comme un danger au modèle universaliste républicain, basé sur l’égalité théorique.

Le multiculturalisme doit concilier citoyenneté, uniformité et diversité au sein des nations. La diversité doit être reconnue et les droits des minorités doivent être protégés. Son principe de base prône l’idée de la reconnaissance et de la promotion des identités culturelles, du pluralisme culturel. Le multiculturalisme soutient les différences et les particularismes communautaires. Dans ce modèle, l’intégration s’entend comme un égal accès aux droits, et l’égalité de traitement est recherchée. Des dispositifs compensatoires sont mis en place pour les groupes discriminés, l’accent est portée sur la lutte contre les discriminations ethniques et raciales, y compris dans le domaine public, en donnant un poids social et politique aux membres des minorités ethno-culturelles. L’approche multiculturaliste est fondée sur l’importance des groupes minoritaires et non sur l’individu comme source de la citoyenneté. Le multiculturalisme conduit à une organisation de la société en communautés, et à l’émergence de groupes organisés pour revendiquer des droits et des mesures spécifiques.

Effets pervers et remise en cause

Ce modèle comporte le risque de figer et essentialiser les identités, avec des conséquences comme l’assignation, l’auto-enfermement ou le repli des communautés. Il peut également conduire à une guerre des victimes et à la division entre les minorités, et entre minorités et majorité. Le multiculturalisme représente un danger pour l’unité nationale en focalisant sur ce qui différencie au lieu de focaliser sur ce qui unit. De plus, la focalisation sur la composante ethno-culturelle masque les problématiques socio-économiques. Il peut avoir l’effet inverse que le but annoncé, la reconnaissance de groupes particuliers créant la division, et en diluant permet de perpétuer la domination. Il conduit à la lutte pour le contrôle des symboles, des représentations et des valeurs dominantes. Enfin la focalisation sur les particularismes culturels n’est pas étrangère à l’hystérie identitaire actuelle.

Étape nécessaire pour décoloniser les consciences et abolir les effets de la colonisation, aujourd’hui le multiculturalisme a montré ses limites. Le modèle est remis en question tant en Europe qu’Outre-Atlantique. Par exemple aujourd’hui en Grande-Bretagne, les subventions sont prioritairement affectées pour générer des ponts entre les différentes composantes ethniques.

Universalisme et multiculturalisme dans les faits

Aujourd’hui, le multiculturalisme ou l’universalisme républicain ont conduit à peu de choses près aux mêmes résultats. Mêmes débats, mêmes « crises », mêmes types d’événements marquants, tendance globale qui transcende les politiques particulières.

En fait, comme le dit la sociologue Dominique Schnapper dans son article « L’Europe du républicanisme tolérant », eu Europe, ni la Grande-Bretagne et l’Allemagne se réclamant des politiques du multiculturalisme, ni la France se réclamant du modèle d’intégration, n’ont appliqué des politiques vraiment antagonistes. Pour les multiculturalistes, la mise en place de la reconnaissance institutionnelle des droits culturels est compliquée, avec la question de la limite de la reconnaissance des particularismes, car « toute reconnaissance juridique des particularismes comporte le risque d’entraîner des revendications sans fin. (…) La logique du particularisme a pour fin ultime l’individu. » (Atlas des minorités)

Dans les faits, les politiques ont relevé d’un multiculturalisme modéré, ont posé des limites au relativisme culturel dans l’espace public, et à l’octroi de droits différenciés remettant en cause l’égalité. De même le modèle intégrationniste n’a empêché aucun groupe de pratiquer ses particularismes culturels au sein de l’espace privé. Finalement, tous les gouvernements de l’Europe ont adopté des politiques dites d’intégration – de « républicanisme tolérant » : pas  de droits collectifs accordés à des groupes particuliers, des politiques de compensations sociales, parfois un nouveau droit de la nationalité, la reconnaissance juridique et la remise en cause de la reconnaissance sociale (Dominique Schnapper). La différence s’est donc établie davantage sur l’idéologie, sur le message transmis aux populations que par l’application de politiques stricto sensu.

Le cosmopolitisme

Le cosmopolitisme, c’est à la fois une pensée philosophique, une condition socio-culturelle, une compétence.

En tant que pensée philosophique, c’est l’idée de communauté universelle, d’une seule humanité, qui transcende les particularités locales, politiques, culturelles. Il y a derrière ce concept l’idée de « loi naturelle », de loi divine, reconnue par les Stoïciens et les Chrétiens. L’expression contemporaine de ce courant se manifeste par exemple dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ou encore dans des enjeux globaux comme l’écologie et dans d’autres questions globales, dans le consensus sur des standards internationaux autour de la notion de développement. Le cosmopolitisme, c’est l’augmentation de la conscience globale. Le cosmopolitisme s’oppose à l’idée de « communitarianism », au cœur des nationalismes et de la notion de souveraineté.

Le cosmopolitisme est également une condition socio-culturelle, celle d’un quotidien dans un monde globalisé où toutes les cultures sont accessibles. Même si l’accès aux ressources est réservé aux privilégiés, les médias internationaux permettent l’accès à des vies alternatives à une large population autour du globe. Le cosmopolitisme est aussi une compétence, celle de la capacité à s’immerger dans d’autres cultures, à naviguer entre différents mondes. De ce fait, le cosmopolitisme crée de nouvelles hiérarchies. Figure du « citoyen du monde », le cosmopolite semble avoir été inventé pour que les Occidentaux aient droit eux aussi au privilège d’une identité mobile et aux multi-appartenances, atouts dans notre époque mondialisée.

Dans le langage commun, le cosmopolitisme revêt l’idée d’ouverture au monde. De même une ville cosmopolite, c’est une ville qui renferme le monde. Tout comme le multiculturalisme, il sous-tend l’idée de diversité. Mais l’acception est différente. Dans une approche multiculturaliste, les communautés culturelles restent distinctes les unes des autres. Le cosmopolitisme représente l’étape d’après, à savoir des communautés culturelles ayant développé une conscience commune avec l’habitude de la cohabitation.

Mode de penser le vivre ensemble, « Le modèle cosmopolite repose sur la possibilité d’être similaire et différent en même temps » (Rantanen, 2005 in Mihaela Nedelcu, 40). Il se caractérise par « la capacité des acteurs sociaux à percevoir et à s’approprier de manière créative les contradictions et les complémentarités des cultures différentes, tout en contribuant à l’émergence d’une valeur nouvelle, celle du respect de la culture des autres » (Beck, 2006 in Mihaela Nedelcu, 40).

Citoyenneté cosmopolite ?

La globalisation et la déterritorialisation des identités stimulent la création d’une nouvelle citoyenneté, autre que la citoyenneté exclusive des États-Nations. Une citoyenneté davantage compatible avec les multiples identifications induites par cette globalisation. Si la démocratie doit jouer un rôle progressif globalement, de nouvelles voies sont à créer pour permettre aux citoyens de participer aux différents niveaux et dimensions qui constituent leur vie. On voit naître la notion de citoyenneté globale, qui transcende les frontières, et l’idée de la création d’un parlement mondial pour institutionnaliser la démocratie cosmopolite globale. Cette citoyenneté globale qui s’incarne dans les Droits de l’Homme, requiert toujours l’État-nation pour la protection de ces droits, il reste le cadre de référence.

On a franchi des étapes vers ce cosmopolitisme et sa traduction politique, la citoyenneté globale, mais les affiliations particulières sont loin d’être supplantées, de même qu’une vision libérale et internationale d’une unique communauté d’êtres humains, soutenu par un État mondial n’est nulle part encore une évidence. De plus, cette notion de cosmopolitisme est trop associée aux élites mondialisées. Incarner un idéal de citoyen universel embrassant l’humanité tout entière s’avère plus aisé quand on possède le capital à la fois économique, culturel et social pour ce faire. Pour tous les exclus et perdants de la mondialisation, cette notion reste tout sauf une évidence. On peut toujours appréhender le cosmopolitisme au sens d’un universalisme par le bas. Une envie, une volonté de faire monde, d’accueillir et d’aller, un choix des masses connectées, mondialisées, interdépendantes au mouvement.

En attendant…

On le voit, aujourd’hui chacun de ces mythes qui font partie du débat public, comporte son lot de limites pour pouvoir véritablement penser la cohabitation de manière à satisfaire toutes les parties. Un universalisme trop abstrait, un cosmopolitisme trop connoté élite, un multiculturalisme louable dans ses intentions mais clivant en pratique. Il me reste encore une carte à jouer, avec le concept de transnationalisme qui sera abordé en détail dans un prochain chapitre. En attendant, on peut toujours bricoler. Un universalisme retravaillé, une pincée de cosmopolitisme démocratisé, le tout conjugué à une bonne dose de quotidienneté.

Les Mots sont joueurs, se chassent et se remplacent constamment, les petits nouveaux signifiant aux anciens que leur date de péremption a sonné. Cette évolution est perceptible avec la création et la succession des concepts en sciences sociales : les courants de pensées se succèdent, les ouvrages de référence en remplacent d’autres, reléguant au rang de l’histoire des idées et des visions devenus obsolètes. Les chercheurs sont en quête permanente d’innovation pour saisir le reflet de la société. Les sciences sociales s’inscrivent dans ce souffle de l’Histoire, reflètent l’air du temps, même s’ils courent bien souvent après lui. Il se peut qu’ils atteignent la ligne d’arrivée, analyse en mains, avec un temps de retard. Il se peut aussi que les mythes peinent à franchir la barrière du monde académique et à s’imposer rapidement dans le débat public. Ainsi en est-il des mythes de la cohabitation.