Crise et quête du lieu. Les défis de la Génération Mondialisation

 

La Génération Erasmus et la crise

On l’appelle la Génération Erasmus ou la Génération Easy Jet, génération dorée d’une Europe alors au sommet de son intégration, solide, soudée, poussant toujours plus loin les frontières de sa Communauté. Une Europe confiante s’échangeant ses rejetons ultra diplômés, pour les rassembler aux cœurs des Melting Pots pas toujours agencés de leurs auberges espagnoles.

Au cœur de Madrid, une cuisine, dix chambres et autant de langues. Autour de la table on parle autrichien, néerlandais, français, espagnol pour ceux qui ont suffisamment progressé, anglais comme préalable obligatoire pour ceux qui viennent de débarquer. On sort beaucoup, on étudie un peu, on dépense peu. On voyage à l’intérieur du voyage. On pleure au moment des départs, on garde contact, on se retrouvera c’est sûr, plus tard, ailleurs.

Au retour, une nouvelle langue maîtrisée, de solides amitiés, une ligne sur son CV, une ville épuisée. Et la crise.

Exil de Génération Erasmus

Au « retour » de leurs dix ans d’études, tout frais retournés de leur expérience « à l’étranger » et capables de jongler avec les langues, pour près d’un quart de la Génération Erasmus, au bout du voyage vient le chômage. La génération ultra-diplômée devient la Génération perdue et sacrifiée. Au retour, c’est le foyer des parents et leur chambre d’enfant qui les attend. Au retour, quelque chose a changé. Une tension, une morosité. L’image de cette jeunesse a elle aussi évolué. Leur éducation faisait la fierté de leurs parents. Désormais, on les taxe d’étudiants éternels et d’adulescents. Ils sont la génération qui n’incarne plus l’espoir de faire mieux que leurs aînés, mais la certitude de faire moins bien qu’eux. Dans les entreprises, les places des générations précédentes ne sont pas encore à prendre. Peu de place d’ailleurs sont à pourvoir, on dit qu’il n’y a plus de boulot, que l’avenir est bouché.

Grâce à sa maîtrise du Réseau, si la génération Erasmus ne peut plus véritablement retourner, elle peut encore se retourner. Elle va prolonger le voyage, butiner, tenter sa chance dans un premier temps aux quatre coins de la Communauté, en quête d’expériences et d’opportunités. Irlande, Allemagne, Royaume-Uni ou ailleurs. Les diplômés de la Génération Erasmus débutent leur carrière de stagiaires européanisés. Ils se croisent dans les aéroports, en profite pour se visiter. Ils relativisent leur soi-disant précarité et l’envisagent comme une incitation à explorer de nouveaux ailleurs. Ils ne sont de toute façon pas prêts à se poser.

Avec la crise qui sévit dans toute l’Europe, ces réfugiés de la crise vont se déplacer en masse vers le nord de la Communauté pour tenter de s’inviter sur son marché. C’est d’abord l’Allemagne qui aura les faveurs de l’exil Erasmus. Démographie faible, économie forte, la génération-chômage va y affluer. Berlin devient la capitale du rêve Erasmus, son bastion préservé. Berlin, remède contre la nostalgie d’un monde ouvert enfermé par la crise. Oasis mondialisée, siège d’une mini-nation Erasmus, d’une jeunesse diplômée formant la communauté des nouveaux immigrés économiques. Mais les Villes-Monde sont des oasis saturées, et pour avoir une vraie chance, la Génération mondialisée doit apprendre à se décentrer.

La Génération Erasmus a de la ressource. Ensemble dans l’Ailleurs ou dispersés, ils sont solidaires. Et les opportunités ne s’arrêtent pas aux portes de l’Europe. Chine, Dubaï, États-Unis, Canada, Australie ou Brésil. Autant d’étapes, d’escales à envisager. Forte de sa flexibilité, la Génération Erasmus dispose du monde comme marché.

La Crise, ralentisseur de la Mobilité

« Le programme européen Erasmus menacé de disparaître » (RFI, 4 octobre 2012)

« Erasmus joue son avenir à Bruxelles » (Le Monde, 23 octobre 2012)

Erasmus, grand rêve européen, véritable projet politique de mobilité. Le projet Erasmus déploie ses guichets de mobilités dans toutes les universités. Les étudiants sont plus qu’encouragés à s’en aller. Un rite initiatique, une ligne internationale devenue passage quasi obligé sur le CV. Mais voilà, au retour, les perspectives sont bouchées, et désormais le programme Erasmus lui-même est menacé. Alors que s’est-il passé ?

La Mondialisation est en crise, les États sont en crise, les organisations supranationales sont en crise. Dans la bataille qui oppose le Monde mobile aux organisations politiques, le bouc émissaire tout trouvé c’est la mobilité, et c’est donc logiquement dans les budgets qui lui sont consacrés qu’on va couper dans les premiers. Par extension, c’est la Génération Mobilité, la Génération mondialisée qui en fera les frais, et pas seulement économiques. Atmosphère délétère. Le monde qu’ils intègrent au sortir de leurs études n’est plus vraiment celui qu’on leur avait promis et vanté, et pour lequel ils se sont si longuement préparés.

En Suisse, c’est aussi la Génération Mobilité qui va en premier lieu payer le prix du repli. Boutée hors du programme Erasmus au lendemain d’un vote remettant en cause la libre circulation, la Génération Erasmus deviendra la « Génération 9 Février ».

Ne pleurez plus la Génération Erasmus !…

Vous l’aurez sans doute compris. La génération Erasmus, c’est la génération qui grandit dans un Monde mobile, a été formée pour lui, et qui achève sa croissance au moment où ledit Monde mobile se rétracte.

Dès lors, si le Monde circule moins bien, l’angoisse elle circule avec beaucoup plus de fluidité. Notamment dans les médias, où se succèdent des visages déformés par l’angoisse, pleurant sur le sort de leur jeunesse qui n’aura pas les mêmes chances qu’eux…. Ambiance !

La Génération Mobilité n’est peut-être pas armée des mêmes capitaux socio-économiques que ses aînés, mais elle dispose d’autres ressources, d’un potentiel inestimable dans le Monde (toujours !) globalisé. Sa force c’est son capital social, géographique, culturel. La génération mondialisée n’est pas forte que d’un bagage culturello-académique, elle est d’abord riche de son expérience multiculturelle. Elle a l’habitude du monde, et dispose d’un réseau social étendu. Elle est adaptée à la mondialisation. D’ailleurs, les portes d’Ailleurs plus dynamiques s’ouvrent aux biculturels dont les nations européennes en repli n’ont pas su exploiter la richesse.

S’ils ont d’autres atouts, ils ont aussi d’autres envies, qui ne correspondent plus forcément à une vie sursaturée de matérialisme et de crédits. La génération Erasmus rêve, elle, non plus de carrière, mais d’une qualité de vie. Le modèle bourgeois-capitaliste-post-68 a montré ses limites. Quelque part, il a failli. Failli en tout cas à assurer l’avenir et susciter l’envie de la génération qu’il a lui-même engendrée. Sa parfaite création est inadaptée à son autre parfaite création ! Cette génération est le rejeton d’un modèle de mondialisation qui paradoxalement semble n’être pas fait pour elle. Les multinationales l’ont mise sur la route, mais au final seulement une partie de ses membres constitueront la relève de leurs cadres.

La génération mondialisation succède à la génération 68 et à la génération « banquiers ». Elle se veut libérale, mais autrement. Elle a été témoin des désillusions de ses parents, d’ici ou d’ailleurs, qui ont idéalisé la réussite matérielle, et privilégié le confort de l’argent. Elle a été témoin des petites ou grandes réussites matérielles et des  grandes désillusions spirituelles de la génération d’avant.

Pour l’essentiel, l’avenir de cette génération transformée par la mobilité reste à écrire. L’Europe a peut-être échoué et fait signe à ses enfants de rentrer chacun chez soi, mais le bien est fait, car la génération Erasmus porte en elle les germes d’un mode de vie et d’un monde hybride.

…. Pour la fixer, suivez plutôt les aventures de Xavier !

« Je sais pas pourquoi d’une façon générale le monde est devenu un tel bordel. » (L’auberge espagnole)

Souvenez-vous, la Génération Erasmus, c’est l’histoire de Xavier….

Xavier, 25 ans, Parisien, études d’économie, un poste au Ministère qui l’attend. Il était parti pour un an, le voyage durera quinze ans. Paris, Barcelone, Londres, St-Pétersbourg, New York. Ancrages provisoires et allers-retours. L’Auberge Espagnole de Cédric Klapisch, c’est l’hymne francophone de la Génération Erasmus. Un hymne à la mobilité qui a poussé toute une génération sur les routes… ou plutôt dans l’avion !

Le parcours de Xavier, c’est l’analogie des va-et-vient de toute une génération, universitaire ou pas, et son rite de passage : une expérience à l’étranger. Une expérience de vie communautaire aussi. Bien plus qu’une simple colloc’, un véritable colloque multiculturel.

« Je suis lui, lui, et lui, elle, et lui aussi… et puis je suis français, espagnol, anglais, je suis pas un mais plusieurs, je suis comme l’Europe, je suis tout ça, je suis un vrai bordel. » (L’auberge espagnole)

A l’image de Xavier, la Génération Erasmus c’est la génération perpétuellement en devenir, qui rechigne à se définir. Année de transition, êtres en transition qui se cherchent, se perdent, découvrent, se trouvent parfois. Génération préprogrammée pour se poser à 30 ans. Ou pas….

La première mobilité connaît souvent une suite. Une fois le mouvement lancé et la langue universelle maîtrisée, la Génération Mobilité n’est pas prête de se poser. Vide du premier retour, nostalgie, sentiment de n’être plus de nulle part. Reprise du voyage, avec la certitude d’être finalement de partout. Aller et venir ensuite inlassablement, comme une addiction. Précarité toute relative de ces vies en mouvement, de cette Génération de l’ouverture, génération de la globalisation prise dans un tourbillon.

A travers la trilogie du voyage de Cédric Klapisch, on suit les tribulations de Xavier qui lui suit les évolutions et les aléas de la mondialisation, qui s’achève avec un « Casse-tête chinois ». Au terme de la trilogie, Xavier se pose à New York, où il vit dans le quartier de Chinatown. Capitale emblématique de la mondialisation, vivre à New York c’est vivre un peu partout dans le monde. Mais New York c’est aussi l’Amérique. Et pour s’ancrer dans le monde, Xavier va devoir maîtriser les codes du territoire pour chasser le visa. Il va se lancer dans un jeu qui consiste à exploiter toutes les parades imaginées par le monde du réseau pour se « transnationaliser ».

Pour les héros, le voyage prend donc fin au centre du monde. Après avoir bougé pour étudier, bougé pour se retrouver, bougé pour se réinventer, bougé pour faire du business, ils vont désormais tenter de s’ancrer.

Le premier séjour de Xavier le conduisait en voyage d’une mondialisation à une autre. De la mondialisation désincarnée des firmes multinationales à la mondialité habitée par la multi culturalité. Entre ce premier voyage et l’hypothétique fin du voyage, quinze ans auront été nécessaires à lui et ses comparses pour trouver le compromis des deux sans toutefois se compromettre. Quinze ans pour inventer leur bonne formule. Au terme de la trilogie, les héros sont chacun à leur manière parvenus à conjuguer leurs idéaux avec la mondialisation.

Missionnaires du Réseau

La Génération Erasmus c’est nous. Alors si on nous demandait enfin notre regard à nous, sur ce monde ? Oui nos vies c’est le bordel, le monde c’est le bazar, oui c’est pas simple. Et alors ?

Peut-être que nos existences riment avec éphémère, précaire, temporaire, perte de repères. Jobs précaires, amours temporaires, appart précaires et temporaires. Mais elles riment aussi avec amitié, passions, idéaux, excitation, innovation. Nos parcours c’est s’adapter, recommencer, se débrouiller, jouer. Jouer avec les géographies, leurs codes, leurs lois. Nos parcours ne riment pas avec linéarité. On vit des existences-étapes, construites en morceaux. On fait des expériences de vie qui finissent pas former les contours d’une vie. Un peu perdus, grands rêveurs, on court le monde à la recherche de travail, mais surtout à la recherche d’un idéal. On court le monde en quête d’un mode de vie encore mal défini, mais dont on soupçonne la possibilité, peut-être pas quelque part, mais en additionnant tous les quelques parts.

Les trois fondements de notre génération ? Capital social, capital culturel, capital spatial. On maîtrise la géographie et on a la mobilité pour valeur suprême. Notre monde c’est NomaGeek Land, une existence de nomades ultra-connectés, pour qui essayer l’ailleurs est une banalité. Nos vies sont conditionnées par la mobilité. On a d’ailleurs investi et inventé des métiers qui doivent satisfaire notre goût de l’éphémère, donner un sens à nos carrières précaires. Étudiants, stagiaires, saisonniers, créatifs, chargés de projets, consultants, web designer ou community manager. Des métiers dont le lieu de travail peut correspondre à un ordinateur qui se balade dans l’espace mondial.

Nous sommes la Génération Mondialisation, génération multiculturelle à laquelle on a confié une mission : poursuivre le travail d’ouverture, résister au repli, refuser la division. Ne pas laisser la gangrène démondialisante avoir raison de nos aspirations, ne pas la laisser fissurer notre mur à nous, notre mur de tolérance. Nous formons une société qui partage un quotidien depuis l’enfance, une communauté en devenir, qui partage un destin et un désir, celui de poursuivre l’histoire vécue ensemble. Nous sommes la génération aux identités multiples et assumées, celle qui concilie ancrage et mobilité, qui assume cette dualité. La génération d’ici, de là-bas et d’ailleurs, et non plus de nulle part. Dans notre monde, on est tous des étrangers globalisés. Notre génération englobe tous les points cardinaux et toutes les appellations. Enfants de l’exil, enfants de la deuxième génération, enfants de la décolonisation, nous sommes tous d’abord enfants de la mondialisation. Arpenteurs du Réseau armés pour le bordel et pour le chaos.

On a confié une dernière mission à notre communauté de résistance. A nous revient le défi d’innover, de réinventer la mondialisation, de la poursuivre sous d’autres formes, d’inventer un nouveau libéralisme et de nouveaux modèles d’économie.

Couples de cosmopolites. « Where are we eventually settle down? »

La mobilité conditionne nos existences. La mondialisation s’est invitée dans nos amours. Les arpenteurs du réseau ne sont jamais à l’abri de se reconnaître dans un autre rencontré dans l’ailleurs. Jamais à l’abri de la rencontre qui arrêtera leur circulation. Nous sommes de plus en plus nombreux ceux pour qui la quête du lieu se conjugue désormais à deux. Trouver un point d’ancrage à nos amours globalisées peut se révéler une équation parfois compliquée.

En attendant de se fixer, ces amours cosmopolites comprennent une variable invitée, la distance. Troisième acteur à considérer. Ces amours cosmopolites, ce sont des couples composés de deux vies séparées, qui doivent malgré la distance tenter de n’en faire qu’une. Amours qui se languissent, qui se planifient, parfois se découragent. Amours faits de périodes de sursis balayés par la joie des retrouvailles. Amours alternant temps morts et temps d’hyper présence, d’hyper investissement.

Amours qu’il s’agit à un moment d’installer. Installations toujours conditionnées par le Territoire et le Réseau. Par les possibilités légales et les opportunités professionnelles. Différentes stratégies entre lesquelles arbitrer. Chez l’un, chez l’autre, ou nouvel ancrage synchronisé, ailleurs. Equilibre à trouver. Dépendance à éviter. Déracinements et ré-enracinement à préparer. Au final, des célébrations qui donnent lieu à des réunions globales.

Aujourd’hui, ces amoureux errants deviennent légion. J’ai moi-même réalisé que j’avais de plus en plus de couples de cosmopolites autour de moi. Il y a quelques semaines, j’ai par exemple assisté à un mariage qui célébrait l’union de deux cœurs sans frontières. L’union de Corinne, Suissesse d’origine camerounaise vivant à Genève, et Amar, Canadien de père kabyle et de mère russe, qui il y a quatre ans encore vivait à Montréal. Jusqu’à ce qu’il tombe en amour à la sortie d’un bar genevois, et que ce qui ne devait être qu’une parenthèse académique se transforme en ancrage prolongé. C’est donc dans leur région d’élection provisoire qu’on a assisté à une cérémonie en quatre langues, organisée entièrement autour de la célébration de leurs cinq cultures. De la cérémonie aux animations, de la décoration au menu, le mariage des cultures des mariés était à l’honneur. Parmi les invités, pas un continent qui ne soit représenté. Car leur union fut aussi l’occasion de réunir les continents de leurs racines, les continents de leurs escales et les continents de leurs lieux d’élection. A ma table, trois des couples avaient des histoires similaires. Une Suissesse et un Mexicain installés à Genève qui venaient de convoler à Mexico. Une Grecque et un Français installés à Lausanne, une Allemande et un Chilien en escale à Genève. Chercheurs, cuisiniers, profs de sport ou employés d’organisations internationales, tous ont fait le choix de fonder un foyer mondialisé.

Quelques semaines auparavant, j’assistai à un autre mariage cosmopolite. L’union de Jérôme le Suisse et de Kevin l’Américain. Eux se sont d’abord rencontrés virtuellement, dans un ailleurs situé quelque part entre Europe et Amérique, espace flottant sur le réseau au-dessus de l’Atlantique. Ils se sont rapprochés en douceur, le temps d’escales de plus en plus rapprochées. Jusqu’à ce dimanche matin, où ils ont sorti une feuille blanche et commencé à lister les avantages comparatifs de leurs lieux de vie respectifs, Genève et Washington. C’est Genève, son environnement international, ses opportunités financières et surtout une législation plus souple pour les couples cosmopolites qui a remporté la partie. Après un voyage dans la jungle de la paperasse et des autorisations, ils ont convolé à Genève lors d’une première cérémonie entièrement bilingue, qui fut l’occasion d’entendre la mère de Kevin prononcé cette émouvante phrase  « J’ai toujours su que l’amour te conduirait loin de moi mon fils. » Ils remettront ça l’an prochain sur leur deuxième continent. En attendant, reste à ce couple nomade à apprendre la routine et réussir l’intégration de celui qui a laissé un continent derrière lui.

Avant eux, dans mon entourage d’autres couples cosmopolites s’étaient déjà unis. Comme Aïsha et Karl, couple suisso-belge qui s’est rencontré sur les bancs d’une célèbre école hôtelière. Environnement international pour ambitions internationales. Ils ont posé récemment leurs valises à Zurich, après de multiples escales sur le réseau, toujours conditionnées par les opportunités professionnelles. Un parcours qui les a conduits durant plus d’une décennie de Dubaï à Amsterdam, de Stockholm à New York. Durant ces dix années, une seule certitude, la ligne d’arrivée. Une grande incertitude, le timing. Durant ces dix années ils sont aussi devenus les parents d’un petit garçon polyglotte et new yorkais dont la naissance fut méticuleusement programmée pour une histoire de nationalité. Charlie parle une langue composée de multiples accents : anglais, espagnol, français, néerlandais, suisse allemand. Charlie est le miroir de leur parcours géographique, le symbole de leur cosmopolitisme. Si la mobilité est valorisée dans un univers globalisé régi par la flexibilité, elle peut paradoxalement empêcher d’ancrer une carrière. Après un retour très fantasmé, il reste donc à ce couple à exploiter au mieux les bénéfices de leurs multiples mobilités, et parvenir à concilier ancrage familial et carrière internationale.

Si ces trois couples-là sont parvenus à trouver leur lieu commun, j’ai aussi dans mon entourage des amis qui ne sont pas encore parvenus à résoudre l’équation. Ils n’ont pas renoncé. Ils sont en sursis. Ils cherchent encore le compromis qui leur permettra de concilier leurs itinéraires.

Réjane et Barish se sont rencontrés à Madrid. Elle y faisait son année Erasmus. Il y effectuait sa thèse universitaire. Réjane est française, et possède des attaches dans la région franco-genevoise, à Paris et dans le Pays basque. Barish vient d’Ankara en Turquie. Depuis leur année madrilène, ces deux-là n’ont eu de cesse depuis plus de cinq ans de se chasser-croiser au gré des études, des stages et des premiers emplois. Entre Paris, Londres, Madrid, Istanbul, Ankara, Genève, Bilbao, … Leur mantra c’est un peu « catch me if you can ». Parfois ils arrivent à concilier un ancrage commun de plusieurs mois. Escales bienvenues. Souvent, leurs retrouvailles dans l’ailleurs sont conditionnés par les visas. Aujourd’hui, Barish a un contrat de plusieurs années à honorer à Ankara, Réjane a décroché un emploi à Madrid. Aujourd’hui, à court de projets communs et d’échéances de retrouvailles, ils se trouvent face à une décision. Se poser chacun de son côté, envisager un plan quinquennal pour se retrouver, ou se contenter de vacances improvisées, histoire de repousser encore un peu l’échéance.

Miki et Viviane sont eux aussi en sursis. Leur amour parvenu à maturité attend aujourd’hui son épilogue. Ces deux-là se sont rencontrés lors d’un séjour linguistique à New York. Il vient de Suisse, elle vient de Taïwan. Rencontre impromptue, flirt de séjour linguistique, embryon qui aurait pu ne jamais éclore. Or ils viennent de vivre cinq ans d’allers-retours dans toutes les directions, usant de toutes les stratégies que leur offre leur terrain de jeu grand comme le monde pour concilier parcours personnel et désir d’être réunis. Ils usent de toutes les ruses pour diminuer la distance. Ils n’ont de cesse de se retrouver entre Taipei, la Suisse, New York et l’Europe, organisant leurs existences respectives en fonction de l’autre. Après de nombreux séjours prolongés des deux côtés, et une année d’étude anglaise pour se rapprocher, arrivés au moment de débuter leur carrière professionnelle, ils vont devoir trancher. Ils ne pourront le faire avant d’avoir trouvé leur voie. Car avant de savoir où faut-il déjà savoir quoi.

Pour tous, l’itinéraire est aussi riche que compliqué. Tous ont fait le choix d’une existence cosmopolite, et d’un amour compliqué et enrichi par la géographie. Parfois les frontières précipitent l’union, parfois la distance a raison de leurs intentions. Parfois leurs errances amènent à des désillusions. Décisions de papiers, réunions hâtées, décisions de repousser, décisions de laisser couler. C’est l’amour au temps de la mondialisation.