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Retour à Londres ! Dans White Teeth, on quitte le centre pour la banlieue, et on retrouve une famille originaire du Bangladesh après sa migration urbaine. Nous ne sommes plus dans l’East End de Tarquin Hall mais à Willesden, banlieue nord-ouest cosmopolite. Avec White Teeth on élargit également nos perspectives, en étoffant les chemins empruntés jusqu’ici dans nos aventures littéraires. On superpose les voix, en se glissant à la fois dans la peau de la « première génération d’après la migration », et dans celle de leurs parents, celle du déracinement. On remonte même bien au-delà dans le temps, jusqu’aux racines, aux racines de la rencontre….

Cosmopolite Zadie Smith

Zadie Smith est née en 1975 dans la banlieue nord-ouest de Londres, d’une mère jamaïcaine et d’un père anglais. Elle grandit à Brent dans le Grand Londres, et étudie la littérature au King’s College de Cambridge. Romancière, nouvelliste, critique, essayiste, son premier roman White Teeth, paru en 2000, (publié en français chez Gallimard en 2001), écrit à l’âge de 22 ans, connaît un énorme succès et reçoit de nombreux prix. Mariée au poète Nick Laird et maman d’une fille née en 2009 et d’un garçon né en 2013, elle vit  actuellement à New York où elle enseigne l’écriture à l’université, en plus de ses nombreuses activités littéraires. Celle qui adore et dit se sentir chez elle dans les grandes villes, s’est installée à New York après une escale de deux ans à Rome et garde toujours un pied à Londres. A New York, elle a trouvé une communauté littéraire new yorkaise globale, de laquelle elle se sent appartenir. Parmi ses romans, outre White Teeth, on peut citer The Autograph Man (2002), On Beauty (2005), NW (20012). En 2013 a également été traduit chez Gallimard, Changer d’avis, un recueil de ses essais publiés dans The New Yorker et Harper’s Bazaar.

Généalogie – Cartographie

Le Lieu : Willesden, banlieue Nord-Ouest de Londres

Les personnages :

  • La famille Iqbal. Originaire du Bangladesh. Avec Samad dans le rôle du père, Alsana de la mère, Magid et Millat des fils. Parcours géographique : Willesden via Whitechapel via Bangladesh. Caractéristique :« c’est pas c’genre-là d’Indiens » (86).
  • La famille Jones. Anglo-Jamaïcaine. Avec Archie dans le rôle du père, Clara de la mère, Irie de la fille, et Hortense Bowden de la grand-mère maternelle. Parcours géographique de Clara : Willesden, via Cricklewood, via Lambeth, via la Jamaïque. Caractéristique : famille aux caractères métissés.
  • La famille Chalfen. Avec Marcus dans le rôle du Dr Frankenstein, Joyce dans celui de la botaniste cougar, Joshua et trois autres fils dans le rôle des enfants. Caractéristique : les so British.

L’époque : Fin du XXème siècle, mais pour les ramifications, on remonte jusqu’en 1857, 1907, 1945.

Le Ton : « Vous endendez, m’sieur ? On n’a pas d’licence pour les suicides, ici. Nous, on est halal, kasher, vous comprenez ? Si vous voulez mourir dans cet établissement, va d’abord falloir qu’on vous saigne » (23).

Les Mots : Londres – Anglais – Jamaïque – Bangladesh – Colonisation – Gènes – Racines – Fin du monde – Immigration – Racisme – Nostalgie – Amitié – Intégrismes – Dieu – Dieux – Raisons – Souris – Familles – Bourgeoisie – Hasard – Traditions – Métissage.

ACTE I. Présentation

White Teeth est bien plus qu’une saga familiale, c’est la métaphore d’une saga nationale. White Teeth est un roman qui commence avec une parodie de la Seconde Guerre Mondiale pour se terminer en apothéose avec une parodie de la « Troisième Guerre mondiale », celle des fondamentalismes, celle qui oppose la Raison et la Foi. Sous la plume de Zadie Smith, tous ces remous tournent à la farce, au gag. Elle tourne cette lourde histoire coloniale et postcoloniale en dérision, grâce à une galerie de personnages attachants et maladroits, jouets de leur siècle, aussi placides que candides.

Alfred Archibald Jones, dit Archie, l’Anglais, rencontre la Jamaïquaine Clara Bowden sur le tard, après un suicide raté. Elle a à peine la vingtaine et veut fuir une mère Témoin de Jéhovah. Il a 47 ans. De cette union naîtra une fille, Irie. Samad Miah Iqbal, Bangladais qui vit à Londres depuis fort longtemps, a lui épousé en mariage arrangé Alsama, fille du pays bien plus jeune que lui qui va le rejoindre à Londres. Ils vont agrandir leur duo de deux fils, Magid et Millat.

Les deux amis Archie et Samad ont combattu ensemble sous le drapeau anglais pendant la Seconde Guerre Mondiale. Avec discrétion pour le premier, avec passion pour le second. Archie et Samad, ça commence comme une amitié de vacances fondée sur la proximité et ignorant les distinctions, entre deux êtres pas particulièrement attachés à leur terre natale (144). Ils vont désormais mêler leurs destins et ceux de leurs familles. Deux familles qui s’installeront à Willesden, dans la banlieue nord-ouest de Londres.

A Willesden, Archie et Samad fréquentent « O’Connell’s », « une salle de billard irlandaise tenue par des Arabes et dépourvue de billard », qui sert des « frites-œufs-haricots ou œufs-frites-haricots ou un haricots-frites-œufs-champignons, mais jamais, au grand jamais, un frites-haricots-œufs-bacon » (257).

Les  Iqbal et les Jones sont des gens partagés. Ils cherchent leur place dans cette Angleterre bigarrée où les premières générations ne sont plus de nulle part, alors que les deuxièmes ne sont pas encore de quelque part. Ils cherchent leur place dans la ville, entre la religion et la raison, entre foi en Dieu et foi dans la modernité, entre deux couleurs, entre deux cultures. Ils cherchent leur identité, nageant dans leur histoire, l’Histoire, leurs racines, leurs gènes. Les Chalfen ne cherchent eux plus leur place, une assurance qui ne semble au final pas être une position plus enviable, voire dangereuse. Quoiqu’il en soit, Zadie Smith tourne tout ce petit monde en dérision. Elle observe leur quête avec distance, fulgurance, avec une folle intelligence.

Archie est un être placide, il est celui qui est « à la fois d’accord et pas d’accord » (707), un homme dont ses collègues disent qu’il a des manières bizarres, à cause de cette façon qu’il a « de parler aux Pakistanais ou aux Antillais comme si ça ne le dérangeait pas (107). Il épouse Clara, une Noire qui « avait déjà perdu de son accent antillais et mettait toutes les occasions à profit pour s’améliorer » (102).

Avec la famille Iqbal, on n’est plus dans la communauté bangladaise de l’East End, mais au sein d’une famille nucléaire bangladaise, à qui il aura « fallu une année de labeur acharné pour faire le trajet crucial qui les avait fait passer du mauvais côté de Whitechapel au mauvais côté de Willesden » (99), qui quitte donc l’Est pour le Nord-Ouest de la ville, l’East End pour une banlieue classe moyenne inférieure kaléidoscopique. Willesden, une banlieue plus verte et plus calme que la ville, bien plus adaptée pour élever des enfants, sans nationalité assez dominante pour pouvoir faire peur aux autres. Une banlieue où Magid et Millat fréquentent une école où l’on célèbre, en plus de la Fête de la Moisson, « Noël, le ramadan, le nouvel an chinois, le Diwali indien, Yom Kippour, Hanoukka, l’anniversaire de la naissance d’Hailé Sélassié et celui de la mort de Martin Luther King » (187).

Samad, musulman du Bengale, devenu territoire indien, devenu Pakistan oriental, devenu le Bangladesh, se retrouve perdu après la Deuxième Guerre Mondiale. Il n’est plus vraiment indien, pas anglais non plus, alors où aller ? Il trouvera un emploi à Londres dans un « restaurant indien pas indien » du quartier des Théâtres où il sert du « poulet tendroriz. Avec des frites » (92), un restaurant tenu par un cousin éloigné et dur en affaires. Un restaurant où les serveurs, «dont le plus grand voyage vers l’est se limitait au trajet qu’ils effectuaient quotidiennement pour rentrer chez eux à Whitechapel, Smithfield ou the Isle of Dogs », doivent inventer pour les clients des informations sur leur prétendu pays.

Alsana petit bout de femme mais immense tempérament, vient « d’une vénérable famille bengalie où l’on connaissant son histoire d’Angleterre à fond » (98). Elle est « très traditionaliste, très religieuse, même s’il ne lui manquait qu’une chose dans ce domaine, la foi » (100). Elle a des principes, ainsi « dans chaque minorité qui n’avait pas son agrément, Alsana sélectionnait un spécimen auquel elle était prête à accorder son pardon » (102). Elle adoptera et deviendra ainsi amie avec la Jamaïquaine Clara.

Samad et Alsana c’est un couple explosif qui joue à huis clos le match-miroir de leurs adaptations, compromissions, entre assimilation et traditions. Alsana qui a adopté les foulards africains de Clara, se voit conspuée par un Samad qui porte survêtement en éponge et casquette de base-ball offerte par sa maîtresse anglaise. Alsana qui se contente de vivre et laisser vivre, se voit conspuée par un Samad qui lui enjoint de se comporter « comme une Bengali ». Mais c’est quoi une Bengali ? Le fait qu’elle soit incapable de répondre à cette question « prouve une chose, c’est que si on remonte très loin dans le temps, il est plus facile de trouver le bon sac aspirateur que de dénicher n’importe où dans le monde quelqu’un qui soit de race pure à cent pour cent » (326-328).

La tragédie des Iqbal, c’est « la répétition – ce qui a probablement quelque chose à voir avec le passage de l’Occident à l’Orient ou inversement, ou d’une île à une autre. » Installés, ils continuent « à faire la navette, et les enfants, eux, tournent en rond ». Ce phénomène, c’est le « traumatisme originel », et « un traumatisme, c’est quelque chose qui se répète à l’infini ». Ils ne cessent de « rejouer la scène du grand voyage qui les a fait passer d’un pays à un autre, d’une foi à une autre, d’une mère patrie basanée aux bras pâles et couverts de taches de rousseur d’une souveraine impériale. Il faudra encore quelques reprises avant qu’ils puissent enchaîner sur la scène suivante » (229).

Origines

Le poids de l’histoire familiale, de l’Histoire, les conséquences du passage …. Cette présentation ne saurait être complète sans un rapide détour par l’Histoire, sans mentionner l’histoire et les ancêtres des deux familles. Ancêtres qui furent colonisés par des colons sur des terres usurpées, en Jamaïque, au Bengale. L’héritage qui coule dans le sang de ces familles passe par des Indiens musulmans qui devaient combattre avec des armes aux extraits à la fois de porc et de vache, et des Jamaïquains qui se retrouvèrent à grossir les rangs du prolétariat anglais dans l’East End, abandonnés après avoir été importés par un colon marchand de tabac anglais. Marchand qui avait fondé une entreprise expérimentale de « complémentarités anglo-jamaïquaine », consistant en un échange « foi contre éducation ».

ACTE II. Perditions

Samad qui cherche et connaît la sécheresse, cette « cette soif – terrible, persistante – qui vous assaille sur une terre étrangère. Cette soif qui vous dure toute une vie » (719), traverse une grosse crise existentielle lorsqu’il se rend compte qu’il ne sait plus du tout qui il est après plusieurs décennies passées en Angleterre. Il prie, certes, défend les traditions, mais boit de la Guinness, joue, s’astique, et a pour meilleur ami un Anglais athée. Il succombe aux charmes d’une enseignante anglaise soooo faaaascinée par les « cultures du monde », qui a réalisé un très bon score au test de la brochure De toutes les couleurs (183) mais qui ne fait pas la différence entre Inde et Bangladesh. Une histoire sans lendemain, parce que ça « ne peut pas fonctionner avec une Anglaise », à cause du « passé » « Trop de ce putain d’passé ! » (208-209). Il succombe, avant de se repentir et de partir dans une quête de retour vers un lui-même et un pays qui n’existent plus. On côtoie un Samad en pleine crise de foi et identitaire, un Samad au bord de la crise de nerfs !

Rongé par la culpabilité face à la vie qu’il mène dans cette Angleterre qui les a corrompus, lui et sa famille, il veut se retrouver et retrouver sa foi. Il n’a « pas envie d’être un homme moderne », il a « envie de vivre comme » il était « fait pour vivre », il veut retourner dans son pays. Mais comment savoir ce qu’il aurait été là-bas, que faire dans ce pays, et comment « se sortir l’Occident d’la tête une fois qu’on y est entré ? » (207-208)

Quoiqu’il en soit, Samad voit soudain « ces visages roses » qu’il doit servir « sous les traits d’hommes coiffés de casques coloniaux, les pieds sur la table, le fusil sur le ventre ». Il connaît une phase de rupture avec l’Angleterre, « cet endroit et ses servitudes, ses éternelles exigences, cet endroit qui ne connaît ni la patience ni la pitié, où les gens veulent tout, tout de suite » (288-289).

La crise identitaire de Samad est accentuée par ses fils qu’il voit lui échapper à l’adolescence. Des gamins perdus, des membres de la « première génération d’après la grande migration », ceux qui ont « trop de sécurité » (305). Des enfants « perdus » qui parlent bizarrement, fréquentent n’importe qui, refusent d’aller à la mosquée, sont exposés à la vue de revues porno. Pour Samad, l’évolution de ces gosses, « c’est pas de l’assimilation, c’est de la corruption » (265). Il a le choix entre accepter cette évolution ou les renvoyer au « pays » pour qu’ils acquièrent des principes et des traditions.

Ainsi, pour sauver son âme et celle de sa famille qui se déchire sous le ciel anglais, Samad décide d’envoyer un de ses fils au Bangladesh pour le dé-corrompre. Il choisit d’envoyer Magid, qui déjà enfant aurait voulu faire partie d’une autre famille, et se faisait appeler Mark Smith (215). Alsana est folle de rage qu’il l’ait envoyé dans une terre « non tempérée », faire partie de ceux qui « vivent sous la menace constante du désastre aveugle» (294), dans un pays où tout le monde se débat avec la pagaille.

Mais Magid reviendra « plus anglais que nature » (554), un vrai chantre de l’athéisme rationaliste en pantalon blanc à la flegme impeccable. Un « putain d’anglais de d’la haute », un garçon « vraiment bien » (611) qui défie son père avec un sandwich au bacon. Il revient décidé à lutter contre le destin, à agir comme les Britanniques qui savent combattre ce destin, décidé à amener l’ordre et la raison en Asie. C’est donc en terre bangladaise qu’il adopte une autre foi, la foi en la raison, le contraire de l’abandon à Dieu, le contraire de l’Islam, laissant un Samad dépité. Et un couple qui continue à se déchirer « Lâche un peu le gamin. Lui, c’est la deuxième génération – il est né ici – et il fera les choses différemment, c’est évident. »… « ne me parle pas de deuxième génération, s’il te plaît ! Une génération, et une seule ! Indivisible ! Eternelle ! » (396-398)

Simultanément, Millat n’a lui pas besoin de retourner au pays,  parce que « s’il avait un pied à Willesden, il avait l’autre au Bengale. Dans sa tête, il était autant là-bas qu’ici » (306). Millat cherche sa race, le bon gang dans l’hybridité. Il intègre un gang qui est une « sorte d’hybride culturel » : « les Raggastani parlaient un étrange sabir fait de patois jamaïquain, de bengali, de gujarati et d’anglais », dont le manifeste « tout aussi hybride » comprend Allah, qui figure « davantage comme une sorte de big brother collectif que comme l’être suprême », « le kung-fu et les films de Bruce Lee », le tout complété par « une pointe de Black Power » (322).

Millat, qui fait l’unanimité dans les quartiers, qui plaît aussi bien aux « Cockneys, Noirs, Asiatiques », dissimule sous cette apparence « une colère perpétuelle et une profonde blessure, le sentiment d’être de nulle part qui vient à ceux qui ont l’impression d’être de partout » (371).

Millat est en colère. Il sait « par exemple que lui, Millat, restait un Paki, quel qu’ait pu être son lieu de naissance, qu’il sentait le curry, n’avait pas d’identité sexuelle, volait le boulot des autres, ou n’en avait pas et vivait donc aux crochets de l’État, à moins qu’il ne cherchât à caser systématiquement tous les membres de sa famille ; il savait qu’il pouvait être dentiste ou commerçant, mais pas footballeur, ni cinéaste ; qu’il aurait mieux valu pour lui retourner dans son pays, et que, s’il restait ici, il lui faudrait suer sang et eau pour gagner sa putain de vie ; qu’il vénérait les éléphants et portait un turban ; qu’aucune personne lui ressemblant ou parlant comme lui n’était jamais mentionnée dans les nouvelles, à moins d’avoir été victime d’un meurtre.Et dans une période de tensions entre les immigrés et leur nation, où des « gens comme lui », qui n’avaient jusqu’ici « ni visage ni voix dans ce pays » se mettent en colère et se retrouvent sous les projecteurs, Millat va se reconnaître « dans cette colère, au moins autant que celle-ci le reconnaissait ». Il va la faire « sienne sans hésiter » (324-325).

Millat fréquente une école tour de Babel, faite de 67 religions et de 123 langues, un assemblage de territoires appropriés, unis seulement autour du « pouvoir de la cigarette à rassembler les gens de toutes races, de toutes cultures, de toutes croyances » (403). Millat, un adolescent perdu entre Allah, les blondes plantureuses et l’herbe jamaïquaine. Millat, perdu comme son père (392).

Alors que le fils envoyé au pays des traditions revient en rationaliste anglais, celui qui est resté en terre londonienne va bientôt se faire embrigader dans un groupe politique fondamentaliste islamiste, qui prend en otage la religion, les K.E.V.I.N (Keepers of the Eternal and Victorious Islamic Nation). K.E.V.I.N., « groupe radical où politique et religion formaient les deux côtés d’une même pièce », dont l’idée  « était née dans la communauté noire et asiatique » (640). K.E.V.I.N, « groupuscule extrémiste dissident, adepte de l’action directe, souvent violente ; désavoué par le reste de la communauté islamique ; populaire auprès des seize-vingt-cinq ans » (640). K.E.V.I.N, qui convainc Millat qu’ils se trouvent en plein au milieu d’une guerre de civilisation, et qu’il ferait un incroyable leader.

Samad se retrouve donc face à deux fils qui chacun à sa manière a perdu la foi, le laissant un peu plus désemparé, vivant la souffrance intolérable d’un père trahi par ses fils. « Celui que j’envoie au pays revient cent pour cent anglais, costume blanc et perruque d’avocat. Et celui que je garde ici finit comme terroriste fondamentaliste à plein temps » (555).

 Samad dont la crise identitaire est liée au déplacement originel. « Oui, vraiment. Plus je vais et plus j’ai l’impression qu’on fait un pacte avec le diable quand on débarque sous ces latitudes. On tend son passeport au contrôle, on obtient un tampon, on essaie de gagner un peu d’argent, de démarrer… mais on n’a bientôt qu’une idée en tête : retourner au pays. Qui voudrait rester ? Il fait froid et humide ; la nourriture est immonde, les journaux épouvantables – qui voudrait rester, je te le demande ? Dans un pays où on passe son temps à vous faire sentir que vous êtes de trop, que votre présence n’est que tolérée. Simplement tolérée. Que vous n’êtes qu’un animal qu’on a fini par domestiquer. Il faudrait être fou pour rester ! Seulement voilà il y a ce pacte avec le diable… qui vous entraîne toujours plus loin, toujours plus bas, et qui fait qu’un beau jour on n’est plus apte à rentrer, que vos enfants sont méconnaissables, qu’on n’appartient plus à nulle part » (555-556).

Mais pour retrouver ses fils, Samad ne devrait-il pas d’abord lui-même retrouver la foi en cessant de vouloir tout contrôler, en acceptant de s’abandonner au hasard ? « Et c’est alors qu’on commence à renoncer à l’idée même d’appartenance. Qui tout d’un coup vous apparaît comme un mensonge, un sale mensonge… Je commence à croire que les lieux de naissance relèvent du hasard, que tout n’est que hasard. Mais si on se met à croire ça, où va-t-on ? Qu’est-ce qu’on fait ? A quoi bon continuer ? » (555-556)

 Samad cherche un compromis entre modernité et religion, Samad l’ambivalent, qui fait chaque jour « la troisième Guerre mondiale dans sa tête » (326), qui sent « le picotement avant l’éternuement » (326-359), mais qui en même temps se transforme à ses heures en « British cent pour cent », un défenseur des Falaises de Douvres qui craint l’immigration massive, qui voit comme une « catastrophe assurée » le risque de laisser entrer un grand nombre de gens dans un pays riche (334).

 Samad, dont les fils ne sont que le reflet de sa propre ambiguïté. Pour Millat « C’t’un putain d’hypocrite »,  « Il prie cinq fois par jour, mais y continue à boire et il a aucun pote musulman. Et avec ça, il a l’culot d’s’en prendre à moi passque j’baise avec une Blanche ». « Y veut qu’j’arrête de voir les gens d’K.E.V.I.N. Mais l’plus musulman des deux, c’est moi, bordel » (458-459).

Laissons un peu respirer la famille Iqbal pour s’intéresser aux Jones en faisant la connaissance d’Irie, la fille de Clara et Archie qui a hérité d’une peau métisse avec des tâches de rousseurs. Elle cherche sa couleur de peau, hésite entre cheveux afros, cheveux lisses achetés à une Indienne ou « coupe à la Barbara Streisand » (392). Irie tente d’apprivoiser son reflet. « D’un côté, l’Angleterre, gigantesque miroir ; de l’autre, Irie, sans reflet ni image. Une étrangère sur une terre d’étrangers ». « Peu disposée à se satisfaire de son destin génétique » elle attend « le moment où elle passerait du sablier jamaïquain, lourd de tous les sables (…) à la Rose anglaise » (367). Elle se cherche et hésite entre ses deux ascendances. Elle hésite entre Magid et Millat aussi. Mais le métissage d’Irie la conduit à avoir une position différente vis-à-vis des gènes, au contraire de la génération tout contrôle. Elle pense, « à sa grande honte », qu’un pays où tout ne relèverait « que du hasard » aurait « des allures de paradis », serait « synonyme de liberté » (556).

ACTE III. Tentations

Via un projet pilote d’immersion d’enfants de minorités défavorisées dans des familles favorisées, Millat et Irie sont introduits dans la famille anglaise bourgeoise parfaite, les Chalfen, famille qui exercera sur eux fascination et répulsion, et jouera un rôle majeur dans leur quête identitaire. Famille qui plus tard jouera aussi un rôle pour Magid, en confortant son assurance identitaire.

Marcus et Joyce Chalfen sont généticiens, ils écrivent des livres, méprisent le sport, sont dans l’autoréférence et l’autosatisfaction permanente, heureux en apparence, autosuffisants en apparence, mais s’ennuient en profondeur. Les Chalfen sont des disciples totalement acquis au rationalisme britannique. « Dans le lexique des Chalfen, la bourgeoisie était l’héritière directe des Lumières, la créatrice du welfare state, l’élite intellectuelle et la source de toute culture » (591). Ils ne s’intéressent pas à « l’autre » foi,  et voient les textes religieux comme des documents scientifiques, « illustrant une pensée rationaliste » (605).

Joyce est le prototype de la bourgeoise qui exprime tout ce que le vocabulaire contient de préjugés sur les Antillais, la femme orientale, les musulmans, parce qu’en fin de compte tout est « une question de gènes » (487). Elle est néanmoins très heureuse d’avoir des jeunes « aussi exotiques » à sa table, et trouve « te-llement stimulant » la compagnie d’« étrangers basanés » (448). Joyce en fait s’ennuie tellement avec ses propres enfants qu’elle trouve plus excitant d’accompagner Millat dans sa rébellion.

Marcus Chalfen est un généticien, un Dr Frankenstein qui met au point une souris génétiquement contrôlée, aboutissement d’une foi toute puissante dans la science et la raison, dans la certitude de pouvoir contrôler tout ce que compte l’humanité. « Souris du Futur ouvre la voie à une nouvelle ère de l’histoire de l’humanité, où nous ne serons plus les jouets du hasard mais où nous pourrons décider de notre destin » (588).

Millat jongle, bricole entre le rationalisme des Chalfen et le fondamentalisme religieux de K.E.V.I.N. Passe en quelques heures chez l’un ou l’autre de ces frères ennemis, entre les représentants du paroxysme de la société occidentale et ceux qui la rejettent totalement. Millat l’hybride et son « accent bâtard », mélange « de l’anglais bon chic bon genre des Chalfen et du parler des rues du clan K.E.V.I.N. », Millat « pas une chose plutôt qu’une autre », « ni ceci ni cela, ni musulman ni chrétien, ni anglais ni bengali »,  mais qui vit « dans et pour l’entre-deux, conformément à son deuxième prénom, Zulfikar, la rencontre de deux épées » (483). Un Millat « prêt à livrer toutes les batailles de la guerre sainte » et en même temps incapable de renoncer aux films de gangster, et à son identification à Al Pacino.

Irie compose elle entre sa fascination et l’envie de se fondre dans cette famille bourgeoise classe moyenne si peu chaotique, leur nature « chalfenienne », leur identité anglaise (alors qu’ils sont en fait eux-mêmes descendants d’immigrés), leur capacité à vivre dans le présent ; et un frisson coupable quand elle passe « clandestinement » la frontière de leur monde, « l’Angleterre », avec « l’impression de commettre un acte de rébellion » (451), une trahison au monde de ses propres parents.

Irie part en retraite à Lambeth, dans la banlieue d’origine de sa mère, à la recherche de ses racines. Elle s’y réfugie auprès de sa grand-mère jamaïcaine et Témoin de Jéhovah pour trouver sa voie. Cette grand-mère  qui a elle aussi un avis sur la génétique « L’Seigneu’, l’a jamais voulu qu’on s’mélange », « y veut qu’on weste chacun dans not’ coin », « Quand on fait des mélanges, ça donne ‘ien d’bon » (525). Hortense, une grand-mère qui soutient que les mélanges ne donnent rien de bon, sauf Irie, sa petite-fille, ça s’entend…

Auprès de cette grand-mère, elle découvre son histoire, celle du pays d’où elle vient, et un mot magique, le mot patrie. Dans ce refuge jamaïquain de Lambeth, « elle s’imaginait que l’odeur du plantain frit la transportait ailleurs, dans un lieu forcément imaginaire puisqu’elle n’y avait jamais mis les pieds » (546), et « cette lutte pour arriver à tirer quelque chose d’un sol anglais récalcitrant lui apparaissait soudain ennuyeuse et stérile. Quel intérêt, alors qu’il y avait maintenant cet ailleurs ? » (548)

Le dernier membre du trio, Magid, lui est tout acquis à la cause chalfenienne. Magid et Marcus Chalfen, c’est « la rencontre de deux esprits », qui vont travailler ensemble sur la Souris. Marcus à qui « les sciences lui avaient appris que le passé était plus ou moins synonyme d’obscurantisme, alors que le futur était un lieu de lumière où l’on faisait bien, ou du moins mieux, les choses, il ne connaissait aucun exemple malheureux qui pût lui faire redouter la rencontre d’un homme blanc avec un autre à la peau foncée, deux hommes pleins d’une folle espérance, dont un seul cependant détenait le pouvoir » (571-573). Marcus qui a oublié de décoloniser son esprit.

Magid et Millat engagés sur des chemins à priori aussi opposés, en viendront à se fâcher. Millat réagira avec violence à la « conversion » de Magid « à la Vie », Magid qui lui voit Dieu « dans la millionième décimale du nombre pi, dans les arguments du Phèdre de Platon dans une antinomie logique parfaite » (583).

La tolérance d’Alsana vis-à-vis de la deuxième génération atteint ses limites lorsque Millat se fait anglifier par ces Chalfen qui lui volent son fils. Ces mêmes Chalfen qui engagent Magid, son autre fils « dans quèque chose qu’est tellement contraire à not’ culture, à nos convictions qu’on l’reconnaît plus ! » alors que Millat traîne lui désormais « avec ces salopards », « Y s’disent défenseurs d’l’Islam, ces types, mais c’est rien qu’une bande de voyous » (600-601).

Magid, Millat, Irie, trois ados en quête, trois enfants perdus ? Une deuxième génération de « voyageurs sur des terres étrangères » (578). Des ados qui se métamorphosent en quelques mois face à des parents coincés dans leur immobile passé, pétris dans leurs désillusions, leur lutte entre traditions et modernité. Des parents certes abimés, mais qui ont aussi une capacité à se réinventer (503). Des parents qui ne sont « pas en cause », parce que ce « qui était en cause, c’était le siècle tout entier, et non une seule génération » (446).

Trois ados en quête + 1. Les Chalfen ont eux aussi un fils adolescent en rébellion contre eux. « Y m’dégoûtent » (549), dira un Joshua qui intégrera F.A.T.E, groupuscule anarchiste contre l’exploitation animale, et partisan de l’action directe.

ACTE IV. Rebellions

Avec Marcus et sa souris plus « de facteurs de hasard », plus de « mystères en attente », plus « d’omniprésence douteuse. Pas de destin incertain. Pas de voyage ni d’herbe éventuellement plus verte ailleurs, car où que se rende cette souris, sa vie serait exactement la même » (666). Tous ces groupes aussi fougueux que des adolescents, F.A.T.E, K.E.V.I.N ou les Témoins de Jéhovah, vont  tous finir ligués contre Marcus. Marcus qui va contre le hasard, contre Dieu, Marcus et son immense arrogance qui pense pouvoir tout contrôler. Qui ne croit plus en rien, même plus en le « caractère sacré de la vie » (568).

Marcus va déclencher une guerre idéologique, déclencher une guerre de la Raison contre la Foi, les fois, et permettre de réunir, d’unir contre lui ces groupes à priori antagoniques mais qui partagent une foi. En s’attaquant à Dieu, il met tout le monde d’accord, y compris les modérés. « Ton Marcus Chalfen s’est attiré bien des inimitiés, et il y a des gens (…) assez fous pour déclencher une guerre. Ils ne sont pas nombreux à être comme ça et la plupart se contentera de suivre » (618-619).

 Le groupe K.E.V.I.N fera tout pour l’arrêter ; « qui va se sacrifier pour mettre fin aux activités pernicieuses de cet homme ? Qui va se dresser au nom du Créateur et montrer aux modernistes que ses lois existent toujours et sont éternelles ? Parce qu’ils essaieront de vous dire, les modernistes, les cyniques, les orientalistes, qu’il n’y a plus de croyances, que notre histoire, notre culture, notre monde est fini » (647).

Pour les Témoins de Jéhovah, Marcus « c’vilain bonhomme qui twafique avec la c’éation du Bon Dieu » (665), est l’incarnation de l’antéchrist, et ils voient dans la présentation de la Souris « une occasion unique pour diffuser le message des Témoins » (664).

Même Samad peut se retrouver en se plaçant en défenseur du hasard : « je désapprouve, tout autant qu’eux, même s’ils sont à moitié fous. Marcus Chalfen n’a pas le droit. Il n’a pas le droit de faire ce qu’il fait. Ce ne sont pas ses affaires, mais celles de Dieu. Si on se mêle de vouloir modifier la vie d’une créature, sa nature même (…) on empiète sur le domaine réservé de Dieu : la création » (618-619).

Au paroxysme, ils vont tous converger chacun de leur côté pour déclencher les hostilités lors de la révélation de la Souris, présentation qui se déroule dans un espace aseptisé. « L’espace final »,  métaphore, « vide » comme la souris, sans substance, espace sans hier ni demain. Souris sans histoire présentée dans non-lieu. Espace éphémère, neutre, froid, qui entre en parfaite résonnance avec cette apogée du projet rationaliste. Espace « comme à la télé ! », « très moderne » (705). Espace aseptisé, mais parce qu’espace vierge, non approprié, il peut se faire espace de possible convergence, de potentiel recommencement.

Pour atteindre cet espace vierge, le bus passe par Trafalgar Square, symbole de la vieille Angleterre. Trafalgar et ses « hordes prises de boisson ». Trafalgar, symbole de ces Anglais qui « regardent leur avenir pour oublier leur passé ». « La foi, ils connaissent pas, les Anglais. Ils croient à ce que construisent les hommes, mais les œuvres de l’homme sont éphémères. Prenez leur empire. C’est tout ce qu’il leur reste ». Des statues figées. « C’est dire qu’il leur reste pas grand-chose » (684). Millat veut venger son père et se venger du passé, inverser le cours de l’histoire. Fin d’une histoire, fin d’une Histoire. Fin de l’histoire anglaise coloniale de la toute puissante rationalité.

En attendant, quel suspense quand ces mouvements fondamentalistes, intégristes chrétiens, intégristes islamistes, intégristes écologiques, convergent vers une même cible, vers ce qui constitue à leurs yeux le plus dangereux des intégrismes : le rationalisme, l’absence de Dieu. Vers Marcus Chalfen, le pourfendeur de la foi, de toutes les fois. Mais parce que Zadie Smith transforme ces intégristes en clowns, tant dans leurs motivations que dans la réalisation de leurs plans, au final la portée de ces mouvements adolescents perdus est dédramatisée. On est face à des clowns aux plans aussi compliqués qu’absurdes, à des terroristes terrifiés….

Quoi qu’il en soit, ce rassemblement marque la fin de quelque chose, et le début d’autre chose. Les personnages affluent tous ensemble mais chacun de leur côté pour mettre fin à cette histoire qui a atteint son apogée. Avec la possibilité, sur les ruines de cet attentat avorté qui marque la fin d’une ère, de reconstruire quelque chose de neuf, ensemble. Puisqu’ils sont là réunis, les Anglais de toutes conditions, générations et origines, il est temps de commencer ensemble la troisième phase, l’âge adulte de cette Nation postcoloniale.

ACTE V. Épilogue. « Temps passé, futur imparfait »

« Ce siècle aura été celui des étrangers, bruns, jaunes et blancs. Celui de la grande expérience de l’immigration. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on peut entrer dans une école et y trouver Isaac Leung au bord de la mare, Danny Rahman dans les buts sur le terrain de foot, Quang O’Rourke jouant avec un ballon de basket et Irie Jones fredonnant une chanson. Des enfants dont le prénom et le nom sont apparemment incompatibles. Des noms qui évoquent exodes massifs, bateaux et avions bondés, arrivées dans le froid, visites médicales. Ce n’est qu’aujourd’hui, et peut-être seulement à Willesden, que les inséparables Sita et Sharon sont constamment prises l’une pour l’autre parce que Sita est blanche (sa mère avait un faible pour ce prénom) et que Sharon est pakistanaise (sa mère a jugé un prénom anglais préférable, pour éviter les ennuis). Et pourtant, en dépit de ce mélange, en dépit du fait que nous nous sommes glissés dans la vie les uns des autres sans trop de problèmes (comme un homme qui rejoindrait le lit de sa maîtresse après une petite promenade nocturne), il est toujours aussi difficile d’admettre qu’il n’y a pas plus anglais que l’Indien, et pas plus indien que l’Anglais (449).

Ce siècle aura été celui du grand mélange. Mais ce mélange suscite des peurs. Les « peurs du nationaliste » d’un côté : « l’envahissement, la contamination, les croisements de race ». Les peurs de l’immigrant de l’autre : division, résorption, décomposition, disparition pure et simple. Des peurs « génétiques » des deux côtés.

Des peurs qui doivent être surpassées pour laisser la place au changement, car « une espèce qui clone des rejetons aussi uniformément semblables court le risque de voir tous ses représentants balayés d’un seul coup par un caprice de l’évolution. Au jardin, comme sur la scène politique et sociale, le changement devrait être la seule constante ». « Le fait est que la pollinisation croisée produit des rejetons plus variés et plus résistants face aux mutations de l’environnement » (426).

Un changement qui implique l’obligation de la recherche d’un terrain neutre. Mais les « occasions d’en trouver un, de nos jours, se font rares ». « Quand on pense à tout le fatras qu’il faut déblayer avant de pouvoir repartir de zéro. Race. Nationalité. Propriété. Convictions religieuses. Exactions. Sang. Du sang, toujours, et partout » (622).

Irie, elle, ouvre la voie, dessine les bases de ce futur terrain neutre. Après son passage à Lambeth-sur-origine, Irie est de retour dans son quartier, désormais sûre de sa place « Si quelqu’un lui avait demandé alors ce qu’était la mémoire, sa définition la plus exacte de la mémoire, elle aurait répondu que c’était la rue dans laquelle vous aviez sauté pour la première fois dans un tas de feuilles mortes » (623). Une Irie sûre de sa place et bien décidée à avancer… « On pouvait se noyer dans de tels souvenirs, mais elle s’efforça de nager pour leur échapper »… dont la devise sera désormais : « Temps passé, futur imparfait » (625).

Irie tombera enceinte après avoir fait l’amour avec Millat sur un tapis de prière. Après avoir fait l’amour avec Magid aussi. Alors que la future grand-mère, « la toute flegmatique Alsana Iqbal se réveillait parfois, trempée de sueur, après avoir été poursuivie toute la nuit par des visions de Millat (génétiquement B.B., B. signifiant Bengali) épousant une fille du nom de Sarah (aa, « a » signifiant aryen), avec pour fruit de cette union un enfant appelé Michael (Ba), qui, à son tour, épouserait une Lucy (aa), condamnant Alsana à une ribambelle d’arrière-petits-enfants méconnaissables (Aaaaaa !), toute ascendance bengali définitivement diluée, le génotype complètement masqué par le phénotype. C’est le sentiment à la fois le plus irrationnel et le plus normal qui soit. En Jamaïque, il est même inscrit dans la grammaire » (449-450).

La peur d’Alsana de voir se diluer ses gènes, c’est la peur de perdre ses racines, de voir se diluer ses traditions. « Si la religion est l’opium du peuple, la tradition, elle, constitue un analgésique bien plus sournois, pour la bonne raison qu’elle est rarement perçue comme telle ». Car « la tradition, c’était la culture, et la culture, c’étaient les racines, principes dont la légitimité et l’authenticité ne souffraient pas d’être remise en cause ». « Les racines étaient l’instrument du salut, le filin que l’on jette à un homme pour lui éviter la noyade, pour sauver son âme » (269-270).

Ces peurs vont se réaliser et donc pouvoir être dépassées, avec l’ascendance génétique totalement hasardeuse de l’enfant d’Irie, dont « jamais on ne pourra parler de son origine avec certitude ». Irie, future mère d’un enfant aux multiples origines et aux deux pères potentiels, qui dans une vision, « a eu la révélation d’un temps, qui n’est pas si éloigné, où les racines n’auront plus d’importance parce qu’elles ne peuvent ni ne doivent en avoir, parce qu’elles sont trop longues, trop tortueuses et qu’elles s’enfoncent bien trop profond. Ce moment, elle l’attend avec impatience » (715). Et pourquoi pas aux côtés de Joshua…

Conclusion. L’adolescence « génétique » d’une Nation

White Teeth nous parle principalement de deux choses. De gènes et leurs dérivés (l’histoire, la nostalgie, les traditions), d’adolescence et ses dérivés (la nation, la gêne, la rébellion). Le tout est mis en scène dans un match qui devrait à priori confronter la Foi et la Raison.

Ce récit parle donc de gènes. Et de gêne. De gènes et de racines. Si les gènes sont les racines et les racines les traditions et les traditions la culture alors on est tous hybrides génétiquement. On est tous le fruit d’une double recombinaison « génétique », fruits et artisans du mélange. Ce peut être le mélange qui coule dans notre sang, c’est dans tous les cas les ré-arrangements qu’on fait avec nos identités, avec le monde.

Ce récit nous parle de gêne aussi. De gêne parce que les relations sont trop souvent basées sur des stéréotypes, des préjugés, des malentendus, et les rapports trop souvent basés sur la différence. Mais il aborde également la gêne du déraciné, parce que si ce dernier peut vivre à peu près partout comme « chez lui » avec sa tribu, ses habitudes, ses traditions, ce récit pose la question d’une possible réalisation dans l’ailleurs, voire encore plus ambitieux, de la possible atteinte du bonheur dans l’ailleurs.

Mais ce que je vois aussi dans White Teeth, c’est une métaphore de l’adolescence de la nation postcoloniale, celle de la Grande-Bretagne. Un monde en germes, un nouvel ordre qui se cherche, mis en parallèle avec l’adolescence de la deuxième génération. Un nouveau monde à la recherche de ses gènes, qui traverse la période de gêne de l’adolescent. White Teeth c’est le récit de l’adolescence de la nouvelle nation anglaise. Après l’époque coloniale, cette enfance vécue dans l’insouciance des conséquences, est venu le temps du rassemblement, des remises en question, des nouvelles voies, des ajustements, des retournements. Monde postcolonial en phase d’adolescence, monde fragile, qui tâtonne, qui se cherche.

White Teeth nous parle de l’adolescence de cette Nation, en parallèle avec le parcours lesté du poids de l’Histoire coloniale de trois adolescents, + 1. Le + 1 étant le rejeton de l’ancienne Angleterre et ses certitudes qui vacillent. Une Nation adolescente qui accouche d’une deuxième génération adolescente, en proie à la gêne de l’adolescent, doublée de la gêne d’une quête de gènes. Dans White Teeth on suit des adolescents qui rejoignent des mouvements eux-mêmes adolescents, en rébellion, fondamentalistes, fulgurants, violents, absolutistes, mais évanescents, passagers. En somme adolescents. White Teeth c’est le récit de la construction-invention-redéfinition d’une Nation qui se cherche une identité équilibrée entre la Raison et la Foi. Une Nation dans laquelle le firmament d’un monde sans Dieu a accouché de mouvements fondamentalistes provoquant des réactions ayant conduit à retrouver une certaine foi.

White Teeth nous parle de colonisation, de géographie et de deuxième génération. Les histoires des ancêtres des protagonistes, ce sont celles de la colonisation. Le lieu de ces destins, Londres, plus précisément sa banlieue, c’est l’aboutissement de la colonie, le prolongement de leurs destins communs, commencés là-bas, se poursuivant ici. Mais le bus va dans deux directions. Vivre en « Angleterre » ne veut rien dire. En fonction de la banlieue dans laquelle ils sont arrivés, du bus emprunté, des stations traversées, ils vivent dans différents Londres, différents pays. La hiérarchie des territoires indique aux hommes où ils se situent, ce qu’ils valent, leur degré d’anglicité. A cause de la géographie, à cause des territoires et des ghettos, Zadie Smith nous présente une deuxième génération qui n’a pas forcément grandi ensemble, et emprunte des chemins différents. Qui en fonction de son histoire et sa géographie ne se révèle pas forcément la génération du compromis. Une seconde génération qui face à la condition et la position de leurs parents est condamnée à s’interroger sans cesse sur qui ils sont, quel est leur combat, qui est le mal, où est le mal.

White Teeth nous montre la gêne de ceux qui cherchent leurs gènes, mais montre aussi que la quête, le changement est souhaitable, en éclairant les dangers que représentent le sentiment de contrôle et de toute puissance de ceux qui sont un peu trop installés. Dans White Teeth, on nage avec ces destins qui se cherchent et bâtissent cette nation et leur foi, et s’érigent contre un personnage au paroxysme de l’absence de foi, sur le point d’amorcer son déclin.

Ce récit nous parle d’Histoire, d’une nation qui se cherche et ne peut échapper à son Histoire. Pas plus que les immigrants ne peuvent pas échapper à leur histoire, qui les suit comme une ombre (634). D’histoire et de nostalgie, quand cette première génération tente de figer ici un pays perdu qui lui simultanément avance là-bas. Qui transmet à la deuxième génération des gènes abimés par l’Histoire, mais aussi une histoire figée, des gènes faussés, des gènes culturels imaginés, des gènes d’un Ailleurs inventé, parce qu’ils n’existent pas ici, et plus là-bas.

Ce récit nous parle de la construction d’une Nation postcoloniale qui amorce sa phase adulte, consciente de devoir faire fi et avec ces défis que sont la nostalgie, l’Histoire, la tentation de la génétique non modifiable. Une Nation qui doit se réconcilier avec son Histoire et trouver le bon dosage entre la Raison et la Foi.