Mai 2015

Appel du large, identité régionale et questions de Société…

Avant de rentrer à la maison, je vous propose un dernier voyage. Prenons les routes de France, rendons-nous au Havre admirer les containers des mers, avant de nous arrêter au Festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, prendre une bouffée d’iode breton et comprendre les grandes questions de société qui agitent la planète France.

Que suis-je allée chercher sur les routes de France ? La route, déjà. Le mouvement. L’errance pour l’errance. Maîtriser ce trajet qui nous échappe quand on se contente de grimper dans un train ou un avion. Et les routes de France offrent l’occasion de traverser les terroirs de l’Hexagone, lieux d’ancrage par excellence. Ensuite, impossible de boucler ce tour d’horizon sans se rendre dans un autre type de capitale de la mondialisation, à savoir une des capitales européennes du commerce maritime mondial. Enfin, pour comprendre ce que signifie l’identité régionale, j’ai choisi la Bretagne, une terre qui  regarde vers l’horizon tout en offrant des racines solides à ses habitants. En gros, ce petit voyage pour aller à la rencontre de faces encore inexplorées de la mondialisation. De la même façon que j’ai assez vite réalisé que pour comprendre la Ville-Monde il fallait l’explorer dans sa globalité, à savoir aussi bien ses territoires d’appropriation que ses espaces de convergence, et bien j’ai estimé que pour avoir une vision globale de l’état de la mondialisation culturelle, je ne pouvais faire l’impasse sur l’autre face de cette dernière, à savoir le réveil des identités régionales.

Routes de France

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Il est temps désormais de quitter ces Villes-Monde où on regarde vers le haut et se contente de voyages en métro, pour aller regarder au loin et se sentir pleinement acteur de son voyage. Partir sur les routes de France, rejoindre la Bretagne, et l’espace de quelques jours, n’être plus que mouvement, évanescence, sans ancrage. Faire la route. Découvrir un autre type d’exaltation. Préparer son itinéraire, ne pas savoir où l’on va dormir le soir d’après. Vivre le rapport physique avec la carte. Accepter l’imprévu et les contradictions entre itinéraires prévus et itinéraires vécus. Procéder à d’incessants ajustements. Vivre « l’aventure » hôtelière, se créer d’éphémères cocons ou vivre des expériences résidentielles singulières. Changer chaque soir d’auberge et ne jamais connaître l’ennui. Partir sans GPS et le payer durement quand on est dépourvu de tout sens d’orientation. Retenir alors la leçon : ce qui compte sur la route, sur la carte, c’est la direction, plus que la destination. Se dire que ce qui vaut pour la route, la carte, vaut aussi pour l’expérience en cours. S’orienter grâce aux radios départementales ou sillonner les côtes au son de la voix poétique de Dominique A. Renoncer un instant à la poésie du paysage pour succomber à la pression des locaux pressés. Et finalement, rentrer avec le dos en bouillie.

Itinéraire

Genève – Saint-Julien – Bourg-en-Bresse – Mâcon – Cluny – Sancoins – Bourges – Salbris – La Ferté-Saint-Aubin – Orléans – Sancheville – Chartres – Dreux – Verneuil-sur-Avre – Conches-en-Ouche – Bernay – Estuaire de la Seine – Pont de Normandie – Le Havre – Pont de Normandie – Côte Fleurie – Honfleur – Deauville – Cabourg– Caen – Mont-Saint-Michel – Beauvoir – Route de la Baie – Vivier-sur-Mer – CancaleSaint-MaloDinard  – Côte d’Emeraude et Côte du Goélo – Ploubalay – St-Jacut-de-la-mer – St-Cast-le-Guildo – Fréhel – Cap Fréhel – Sables-d’Or-les-Pins – Erquy – St-Brieux – St-Quay-Portrieux – Plouha – Paimpol – Pointe de l’Arcouest – Ploubazlanec – St-Brieux – Rennes – Paris –Dijon – Genève

Régions et Départements traversés

Région Rhône-Alpes : Haute Savoie, Ain (Bourg-en-Bresse) / Région Bourgogne : Sâone-et-Loire (Mâcon), Nièvre, Côte d’Or (Dijon) / Région Centre : Cher (Bourges), Loiret (Orléans), Eure-et-Loir (Chartres) / Région Haute-Normandie : Eure, Seine-Maritime / Région Basse-Normandie : Calvados (Caen) / Région Bretagne : Ille-et-Vilaine, Côtes-d’Armor (Saint-Brieuc) / Région Pays de la Loire : Sarthe (Le Mans) / Région Île-de-France / Région Franche-Comté : Jura

Territoires de France

Le temps de cette errance, j’ai traversé un infime morceau du territoire français, et vécu physiquement cette carte de France. De la France, ses champs ses forêts ses églises ses châteaux ses seniors sa gastronomie. Ses pôles, ses périphéries, ses terroirs, ses peuples, ses paysages, son réseau routier… j’ai eu un aperçu. J’en ai retenu que grossièrement, autour de la capitale-Monde se répartissaient les régions, leurs terroirs et leurs capitales. Des régions en outre ponctuées de villes de transition et à l’occasion bordées de villes ports. Par les routes départementales, j’ai cheminé à travers monts et micro-villages jurassiens, découvert avec étonnement l’é2tendu du grenier du Centre, ses champs agricoles et éoliens, longé des fleuves et enjambé des ponts, fait des haltes dans des villages ou des centres commerciaux déserts. J’ai croisé tantôt un château, tantôt une abbatiale, tantôt une abbaye. Découvert la France des villages zéro risque, où on rencontre davantage de panneaux 30kms/heures et de balcons fleuris que d’habitants. A Bourges, j’ai senti le cœur battant d’une autre France, pas celle de Paris, celle du centre. Après mes tours du monde en métro, de Bourges à Chartres en passant par Orléans, j’ai eu le sentiment d’avoir traversé une partie de l’Histoire de France en auto. Cheminant à travers villes de cathédrales et de ruelles pavées séparées de bourgs médiévaux, ça y est, j’étais dans des « Racines et des Ailes ».

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Après ses pierres et son grenier, le cœur m’offrit aussi une forêt à perte de vue, seulement troublée par la traversée de petits villages charmants, à l’architecture mi colombage mi brique, desquels parfois un château surgit. Un moment la radio m’annonce que j’ai pénétré en Normandie. Petits monts, petits villages, maisons à colombages et parfois toits de chaume, manèges, jardins, petits châteaux et prairies. Je vais bientôt connaître le vertige du pont. Puis après avoir été fascinée par le paysage industriello-maritime et la lumière nacrée du Havre, j’amerris chez les ostréiculteurs du port de Cancale, sans préparation.

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J’enchaînerai ensuite les villes-ports jusqu’à la fin, le chant des mouettes étant devenu un besoin. Dans ma nation on n’a pas la mer, alors je me suis repue de côtes, fleurie ou d’émeraude, parcourues de lieux de transit, stations balnéaires un brin désuètes et campings dernier cri. Enchaînant villages touristiques et fleuris, encore des ports, toujours plus de ports. Mais aussi la route de la Baie, ses mythiques marées, ses champs d’huîtres et ses maisons de granit. Voilà, j’étais dans « Thalassa ».

7 8Deauville

15 28Dinard

19 24Côte d’Emeraude

21 22 Cap Fréhel

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Ploubazlanec et Île de Bréhat

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La France m’est apparue pleine d’espaces vides et d’échelons administratifs. Lourde de ses labels en tout genre. Les plus beaux Villages de France sont vides mais plombés d’étiquettes. Cité de caractère, Village fleuri, Villes d’Art et d’Histoire, Communes du patrimoine rural, Villes historiques, etc. etc. Seule sur ces longues routes de France, sous densifiées d’un bout à l’autre du territoire, excepté autour des grandes agglomérations, j’ai compris ce que la mondialisation et la centralisation politique avaient dessiné. Un déséquilibre territorial qui sera éventuellement bientôt en partie compensé grâce au processus de décentralisation et au développement des agglomérations secondaires. En traversant ces agglomérations, j’ai du reste constaté une certaine homogénéité dans leur organisation spatiale. Elles se composent souvent  d’un cœur historique et d’ajouts – ville nouvelle, zones commerciales ou résidentielles – intégrés au paysage avec plus ou moins d’harmonie. Entre l’extension des agglomérations et l’élargissement de la société française, on pourrait presque y voir une analogie…

Pour continuer avec les considérations spatiales, je dirais que désormais je me représente l’espace français comme une Ville-Monde à l’échelle nationale. Le modèle qui s’applique à Paris peut être étendu. A l’échelle locale, le centre de Paris constitue l’espace de convergence de la grande couronne. Répliqué à échelle nationale, c’est Paris et ses micro-territoires identitaires qui constituent l’espace de convergence national, un espace-monde autour duquel s’agrègent des territoires identitaires régionaux.

En mouvement. Réflexions sur la mobilité et échos de France

Juste avant de me mettre en mouvement, j’ai écouté la radio. Ca parlait du refus européen de la répartition de quotas de migrants. « Et on va les mettre où ces gens-là ? » fut la dernière phrase entendue avant de charger la valise. Euh…. A cette phrase fera immédiatement écho la traversée des paysages de France, leur grand vide, leur démographie de périphérie… Les migrants de la mondialisation avaient vocation à rejoindre la société de la Ville-Monde, mais qu’en est-il des migrants de la démondialisation ? Il semblerait qu’il reste passablement de place sur le territoire, à défaut de places dans la société. Mais espace parsemé n’est pas incompatible avec espace approprié. D’ailleurs, après avoir exploré les Villes-Monde, il y eut un côté troublant à traverser ces nombreux villages aux pierres fleuries. Là, quand tu omets de laisser passer un piéton, tu t’excuses, tu sens que tu es « chez eux ». Alors qu’en Villes-Monde, « chez eux » c’est chez qui ? Voilà pourquoi la Ville-Monde reste le port d’attache privilégié des passants.

A la radio, on parle beaucoup de République, de Guerres mondiales passées, mais aussi de Révolution française ces temps… Les uns célèbrent le début de l’égalité, les autres cherchent à quel moment et où ils se sont perdus. Instrumentalisées de tous côtés, les images sont brouillées, les symboles galvaudés… République et laïcité, célébration des héros de Guerre ou Lumières et Révolution française : trois thématiques pour un match État, mondialisation et Régions. En ce moment, la France aime l’Histoire. Sa radiophonie indique que l’humeur est à la nostalgie.

Sinon à la radio comme à toutes les tables des régions, ce mois-ci on débattait notamment de la Réforme du Collège et de l’enseignement des Lumières, héros de la République. Dans une France qui vit sa République comme une religion, il semblerait qu’on cherche le difficile compromis entre rejet de la Modernité et idolâtrie  des Révolutionnaires à la base de la République moderne. On semble se demander s’il ne faudrait finalement pas leur préférer Louis XVI, Roi et voyageur immobile… Difficile équation à laquelle ne parvient pas à répondre cette nation en quête d’identité, qui hésite entre Histoire et Géographie. Entre héros du passé et flux de la mondialisation. La France, pays composé d’apports extérieurs, entretient en même temps un rapport ambigu avec le dehors. La France, pays où l’immigration est gérée par la Ministère de… l’Intérieur. Un pays où l’immigration a trop été associée à la délinquance. Une immigration qui a pu un temps contribuer à faire grader les autochtones dans la hiérarchie sociale. Temps où la misère ethnique remplaça la misère sociale. Mais avec l’accentuation de la compétition internationale, les autochtones des périphéries de la mondialisation se sont mis à connaître à nouveau la misère et le déclassement. Ils ont pu se sentir délaissés, et commencer à voter pour des passéistes à la mémoire courte, inventant l’image chimérique d’un monde d’avant sans misère ni violence, oubliant les luttes et la misère sociale. Le monde d’avant n’a jamais été un monde exempt de misère, ni de violence. Le monde d’avant n’existe pas.

La France est agitée de tous ces débats, mais la référence au mouvement est partout présente, et les Français ne boudent jamais le mouvement, à l’image de ces habitants flânant sur une terrasse de Deauville, où une chic retraitée active se morfond de ne vivre qu’ici. « Si ça tenait qu’à moi, je serais tout le temps loin ! Dans la limite de mes finances bien évidemment ». Pas assez vivante Deauville, pas assez de gens. Le projet ? Concilier ancrage à Deauville et allers-retours en Espagne.

Vous l’aurez compris, cheminer sur les routes de France, c’est avoir vent d’un mélange de questions « d’ici » et d’échos du monde. Des questions « d’ici » qui se confondent toujours avec les échos du Monde.

Escales

« Le Havre Porte de l’Europe »

Au Havre, premier port de commerce de France, allons rencontrer visuellement une vielle connaissance : la mondialisation. Car la mondialisation est avant tou35t une maritimation. 90% du commerce international transite par la mer ! Le réseau c’est d’abord sur les mers qu’il se dessine. Et cet acheminement maritime de grande ampleur a été possible grâce à l’invention du conteneur standardisé. Les porte-conteneurs deviennent de plus en plus grands, permettant de diminuer sans cesse les coûts. Aujourd’hui, le plus grand porte-conteneurs du monde peut en contenir 25’000. Leurs quais de chargement eux deviennent de plus en plus automatisés, diminuant la place des hommes. A l’apogée du commerce mondialisé, les hommes deviennent tout petits. Points insignifiants s’affairant sur ces monstres d’acier.

La mondialisation cherche sans cesse des parades pour faire fi des frontières, transnationaliser le monde. Points de fuites verticaux de ses Villes-Monde. Points de fuites horizontaux de ses capitales maritimes. Ainsi le Havre est un point de fuite, fuite vers le réseau horizontal.

Pour atteindre le point de fuite, on traverse le vertigineux Pont de Normandie. Sensations fortes et vision surréaliste à sa sortie. Combinaison de paysage industriel et de paysage sauvage, contraste saisissant entre l’estuaire de la Seine et la perspective du Havre en arrière-plan. Confusion de nature sauvage et paysage de gigantisme industriel, de cuves pétrolières, de ports.

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Le point de fuite a des airs de bout du monde. Le Havre baigne dans une lumière irréelle en ce début de soirée. Une lumière nacre et argent.

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Ville-port, le Havre semble tournée toute entière vers l’horizon. Paysages et infrastructures de la mer. Port de commerce, port de plaisance, plage, pétroliers, paquebots de croisière, navettes ferries, stations de carburant maritime, bureaux des compagnies maritimes, sardineries, marché aux poissons, quais d’embarquement, jetée, tour d’observation. Une pointe de poésie aussi, avec la Promenade des Ports du Monde ou ces bancs littéraires qui émaillent la ville. Un peu de modernisme avec le Musée Malraux ou les Docks réhabilités. Tout dans cette ville dédiée à la mer nous évoque le fascinant monde de la mer. Dans cette ville qui regarde vers l’horizon, on rêve d’ailleurs en se baladant sur le quai de Southampton. On rêve de départ aussi, à l’instar d’une partie de sa jeunesse. Le Havre doit compenser la fuite. Le Havre doit aussi faire venir. Ainsi la filière asiatique de Science Po’ y a été installée.

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Le Havre fut entièrement détruit pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi l’intérieur des terres si je puis dire, fut reconstruit selon un plan orthogonal, et une architecture très standardisée. Un modèle de bâtiment décliné en différents formats. Une particularité qui lui vaut d’être inscrite au Patrimoine mondial.50

Port 2000

Passons à ce qui nous a amenés jusqu’ici, à savoir une visite guidée en bateau du ou des ports plus précisément. Le zonage du Port du Havre se présente comme ceci : Port 2000, centrale à charbon EDF, cuves à pétroles et port pétrolier, terminal à ferries, terminal à Paquebots, port de plaisance, plage du Havre. Si Rotterdam est le plus grand port de conteneurs d’Europe, Shanghai et Singapour du41 monde, le port du Havre est le plus important de France. C’est donc ici qu’en France bat le plus fort le cœur physique de la mondialisation économique. Les mots interdépendance et marché mondial y prennent tout leur sens.

La réalisation de Port 2000 a été décidée par Jacques Chirac, qui l’a classé projet d’intérêt national. En voilà un qui avait compris que jouer à la mondialisation est bon pour la nation. Des travaux titanesques ont été nécessaires pour créer l’infrastructure en pleine mer. Je découvre différents types de porte-conteneurs, les titanesques grues de chargements, les quais semi-automatisés, des hommes qui s’affairent et qui ressemblent à des gouttes dans cet océan d’acier, des digueurs géants qui creusent la vase pour permettre le passage. Hypnotisée, j’immortalise la balade en vidéos. Ces géants des mers, chargés de tonnes de produits divers,

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débarquent au Havre le matin en provenance d’un bout du monde, pour le quitter en fin de journée vers un autre bout du monde… ça laisse songeur. Gigantisme du port, gigantisme des émotions. Je ne croiserai désormais plus jamais un géant des routes sans cette évocation.

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Il est déjà temps de laisser l’économie de côté pour continuer à aborder la mondialisation par le biais de l’identité. Le monde dessiné par les sillons de ces géants n’a pas seulement eu un impact sur les identités nationales, mais il a contribué à réveiller les identités régionales. Abordons un peu la question avec cette forte tête qu’est la Bretagne.

 

Breizh. La Bretagne

Gwenn_ha_Du_(11_mouchetures).svgQuand je pense à Breizh (la Bretagne), je pense à la mor (mer), à la brume du Penn Ar Bed (bout du monde, le Finistère), aux légendes de la Forêt de Brocéliande, aux Kêr (village) en granit. Je pense nature brute et culture celtique. Je pense pêche, navigation, Sistr (cidre) et traditions. Je pense à une identité régionale qui primerait sur l’identité nationale. Ah la Bretagne, ses ports de pêche, ses enclos paroissiaux, ses légendes, ses coiffes, son cidre, ses coquillages et ses galettes, et ses plus de 2’000 kilomètres de côtes. Son agriculture, sa pêche, son tourisme, son drapeau, ses marées, son littoral. Mais qu’est-ce qui se cache derrière ces clichés et cette rêverie ? Une histoire de migration et de résistance…

En remontant dans le temps, on découvre qu’à la base la Bretagne constituait une enclave ethnique en terre de France, la Petite Bretagne. La Petite Bretagne, morceau d’une Bretagne (Grande-Bretagne d’aujourd’hui) colonisée par Pictes, Angles et Saxons après le retrait des Romains, et importé de l’autre côté de la Manche. Les Scots d’Irlande empiètent sur leurs terres, les Bretons vont alors entamer une lente migration vers leur nouvelle terre d’accueil, située en pays franc. Le rôle des Plous (paroisses, base de l’organisation territoriale bretonne) va contribuer à souder la communauté dans ce nouveau pays. La France n’aura de cesse d’essayer d’éliminer leur étrange langue et leur identité bretonne pour les intégrer à la République. Résultat attendu : affirmation identitaire.

Les temps changent. Aujourd’hui, où la mondialisation semble avoir plongé les nations dans une profonde quête identitaire, où les cultures régionales ont au moins autant le vent en poupe que les cultures du monde et des peuples premiers, les Bretons affichent fièrement leur culture riche et leurs racines solides. On admire leur mode de vie maritime, cette force de caractère qui leur a permis de préserver leur langue pas seulement en chansons, et garder intact l’attachement à leur terre qui regarde tout comme eux, sans contradiction, vers l’horizon. Aujourd’hui, si le mouvement nationaliste breton est loin d’être enterré, il prend plutôt pour la jeunesse la forme d’un nationalisme culturel. Si la Bretagne ne boude pas la ville, comme en témoigne le dynamisme de Rennes, elle célèbre avec vigueur tant son identité maritime que celtique. L’une et l’autre sont célébrées tantôt lors de la Fête du chant marin, tantôt lors du Festival interceltique de Lorient. Si politiquement la Bretagne est totalement intégrée à la France, culturellement, son identité régionale s’inclut aussi dans une aire culturelle plus large. D’ailleurs, TV Breizh ne célèbre pas uniquement une culture celte régionale mais suprarégionale, embrassant les peuples ouest européens écossais, irlandais, gallois, galiciens.

La Bretagne est donc historiquement une enclave ethnique à l’échelle nationale, constituée d’un flux migratoire de Boat People chassés de Grande-Bretagne par d’autres peuples. Comme les communautés transnationales d’aujourd’hui, les Bretons créèrent une « Petite Bretagne ». Comme les communautés transnationales d’aujourd’hui, ils se tournèrent vers le religieux et préservèrent leur culture. Une culture qu’ils continuent à préserver, à travers certes un peu de folklore à l’usage de l’extérieur, mais cette culture et ces traditions continuent à s’inventer, à se métisser, se renouveler. La culture bretonne reste forte. La culture bretonne n’est jamais figée, elle est vivante, pas seulement folklorique. Elle évolue en intégrant de nouveaux éléments. A l’image de la musique bretonne, elle se recompose constamment.

Le pays breton sera annexé par la France, puis redécoupé artificiellement et amputé de la Loire-Atlantique. L’histoire de cette région avec sa nation passe aussi par une sombre histoire de génocide vendéen, par une affirmation identitaire se renforçant avec l’intégration et l’acharnement républicain à éliminer le particularisme, par des velléités autonomistes politiques mais avant tout culturelles. Aujourd’hui, le monde agricole breton mène une lutte pour ne pas être relégué à la périphérie du monde. Voilà en quelques mots les combats du peuple breton. Militantisme nébuleux, multiple, divers, régionalisme ou nationalisme, politique ou culturel. Mais exacerbé par la crise économique.

Mais le peuple breton semble avoir le mouvement ancré. Et l’enclave se fait aussi terre de départ. Bretons de la Terre ou Bretons de la Mer succombent depuis toujours à l’appel du large. Pour preuve l’existence d’une diaspora bretonne mondiale, comme en témoigne ce site « Bretons du Monde – The World Wide Diaspora Network » (http://www.bretonsdumonde.org/). Pour les Bretons, la maison n’est jamais loin, et la politique régionale s’invite au bout du monde, à travers un transnationalisme breton actif, à l’instar de ce comité des Bonnets Rouges du Sud-Est asiatique. L’appel du large a pris pour certains la forme d’un appel métropolitain. Les Bretons ont ainsi migré en masse à Paris, où ils fondèrent une Mission bretonne ainsi qu’une Petite Bretagne dans le quartier de Montparnasse.

Questions identitaire, de mouvement, de traditions, de place dans la nation et dans la mondialisation : vous l’aurez peut-être compris, la Bretagne se présente comme un condensé des dynamiques à l’œuvre au niveau global. Les Bretons ont beaucoup à inspirer à la République, car ce que hurlent aujourd’hui les minorités venues d’ailleurs n’est rien de moins que ce que les Bretons chuchotent, lancinement, depuis des siècles, à savoir que les identités s’additionnent, ne s’annulent pas, n’entrent pas en contradiction, ne se livrent pas bataille, qu’elles ont besoin d’air. La langue et l’identité bretonne restent encore aujourd’hui un sujet sensible. J’ai eu maintes occasions de m’en rendre compte lors de conférences au festival de Saint-Malo. Ce que la République devrait comprendre c’est que réfréner une identité et imposer la résistance est le meilleur moyen de conduire au communautarisme. Les peuples qui se murent pour survivre culturellement, tendront du reste à reproduire le même schéma avec les peuples du dehors. La Bretagne est peut-être une terre de départ, mais à en juger par sa composition démographique, elle ne m’a pas semblé avoir le profil d’une terre d’arrivée.

Errance bretonne

Quoi qu’il en soit, après le nacre et le vert pomme normand, j’ai découvert le glaz, couleur subtile de la nature bretonne, mélange de bleu de vert et de gris. Couleur hybride pour région hyb13ride. Depuis que j’ai quitté le cœur nourricier et historique de la France, ce road trip prend décidément la voie d’une rencontre avec la mer. J’ai définitivement quitté le « plus beau village de France » et « Des Racines et des Ailes » pour « Thalassa ». Après avoir fait connaissance avec la marée sur la route de la Baie, j’ai débarqué à Cancale sans autre forme de préparation. Les prairies de la Vallée de la Loire ont laissé la place à des champs d’huîtres, dans ce port peuplé par de rudes pêcheurs, de peintres de la mer et de caustiques Bretons d’adoption aux mots rares et à l’humour bravache. Cette escale à Cancale fut l’expérience la plus exotique de toutes mes errances. Total dépaysement. Rencontre avec le tempérament brut de ceux qui sont confrontés à mère nature. Avec leur générosité aussi. Rencontre enfin avec l’humidité des abris en pierre du bord de mer.

On peut se contenter de passer en Bretagne, surtout l’été. Mais il semblerait qu’on vienne surtout dans cette terre d’ancrage pour se faire adopter. Nombre de mes interlocuteurs bretons se sont avérés être Bretons ou Malouins d’adoption comme ils s’appellent. Si on se rend en Villes-Monde pour passer, dans une région digne de cette appellation, on cherche plutôt à s’enraciner.14

Enclave intérieure et terre de départ, morceau de nation qui regarde vers la mer, identité régionale forte. Périphérie du territoire national aussi. Ports, campings, stations balnéaires, lieux de transit, lieux éphémères. Voilà tout ce que j’étais venue chercher en Bretagne. Crêpes, cidre, Kouign-amann, far, huîtres, Saint-Jacques ou hot dog breton, cuisine au beurre, beurre tout court et saillants poissons, je m’y suis régalée. Quelques kilomètres de côtes et puis fini. Décidément, ces errances ne sont rien d’autre qu’une invitation à de nouveaux voyages. Je n’aurais vu ni les tempêtes du Finistère, le fameux tonnerre de Brest, ni les elfes des terres. Promis je reviendrai.

Zoom sur « Saint-Malo-du-Monde »

57« Comme Lisbonne au Portugal ou Cadix en Andalousie, Saint-Malo a été du XVIe au XVIIIes le prodigieux quai d’embarquement, le « Cap Canavéral des mers bretonnes », d’où étaient lancées les plus incroyables expéditions. Des flottes de vaisseaux et de matelots en partirent pour découvrir et apprivoiser la planète. Le Malouin doit-il naviguer ou sombrer ? Ne sont-ils pas des curieux obstinés, des audacieux fiers et indomptés, des tenaces dévorés par l’inconnu, en somme les illuminés de la mer… ? La ville dans l’histoire ? Une cité de « meriens » plus que de « terriens » ! De Rio-de-Janeiro à Pondichéry, de Canton aux Moluques, du cap Horn aux îles Malouines, en passant par Lima, le Canada, les Antilles, les côtes africaines, combien de malouins n’ont-ils pas liés leurs destinées à celles des mers lointaines ? Voici une ville faite par et pour la mer, depuis son origine. Une ville bretonne, génétiquement hors-normes, qui préfère la vie nomade à la vie sédentaire, une « ville-albatros » qui a parcouru le monde avant les autres. Saint-Malo semble assise sur les drapeaux de la moitié de la planète ! Que de trésors de la nature et de l’histoire dorment dans ces vénérables murailles de granit ! Combien de légendes, de fantômes et de fées habitent les cieux et les nuages de Saint-Malo quand les cornes de brume résonnent les soirs de tempête ? On ne décrit pas Saint-Malo, on essaie de la comprendre à travers ses rêves avant de l’aimer mais on peut aussi l’aimer dès le premier contact ! » (Le Guide du Routard, Bretagne Nord, 2013, 210)69

Vous me l’accorderez, comment ne pas succomber à pareille description. Chant des mouettes rieuses et goélands argentés, parfaite reconstitution du Saint-Malo intra-muros, temps changeant, appel du large, charme et convivialité. La pierre et le sable. Saint-Malo c’est du port partout. Un caillou, l’horizon, et des déclinaisons de ports. Intra-muros, une large place est donnée au régionalisme et les références au large y sont partout présentes. L’intérieur des fortifications n’est pas pour autant dénué de traces du monde. Même si le patrimoine défensif de Saint Malo, avec ses remparts protecteurs, évoque une cité plutôt invitée à aller et à empêcher de venir.

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Je vous laisse admirer. Mais pas trop longtemps. On n’est pas venus à Saint-Malo uniquement pour la contemplation, mais pour capter les questions de société qui agitent notre douce France….

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Festival Étonnants Voyageurs. Questions de Société

Désormais, durant trois jours, je vais avoir la chance de faire ce que je fais de mieux, à savoir ouvrir les oreilles et m’abreuver, me laisser bercer par les Mots des autres. Dans les rues de Saint-Malo, du Palais du Grand Large à l’École maritime, de l’Hôtel de L’Univers au Nouveau Monde, je promène ma nonchalance…

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Le commandant de bord

Né en Bretagne en 1944, Michel Le Bris est romancier, essayiste et éditeur. Figure de mai 1968, directeur de La Cause du peuple, il participe à la création du quotidien Libération et crée avec Jean-Paul Sartre la collection « La France Sauvage ». Pour défendre l’idée d’une littérature « ouverte sur le monde, souc82ieuse de le dire » il fonde en 1990 le Festival Étonnants Voyageurs. Après son roman La beauté du Monde (finaliste du Prix Goncourt 2008), il signe Nous ne sommes pas d’ici et un Dictionnaire amoureux des explorateurs, avant de publier un inédit de Stevenson dont il imagine la fin manquante, La malle en cuir ou La Société idéale (Gallimard, 2011).

Echos d’une société mondialisée en quête d’unité

Le Festival propose un mix de conférences, débats, cafés littéraires, émissions de radio en direct, marée de documentaires et Salon du Livre, répartis sur de nombreux sites à travers la ville. Cette année, outre la célébration de ses 25 ans, les grands thèmes du festival étaient « L’invention de la France », « Pour un espace monde en français », « Dans un monde en mouvement », « Un monde très noir », et « L’imaginaire de la science ». Les trois premières thématiques furent particulièrement concernantes pour notre réflexion. Entre quête de réponses et quête d’inspirations parallèles, le Festival fut l’occasion de découvertes très éclectiques. Voici quelques extraits du programme.

D’abord, des débats parfaitement dans l’air du temps, ayant pour mention « République, laïcité et culture(s) ? », « D’une France Une et plurielle », « Le retour des années 30 ? », « Pour un espace-monde en français », « Français des uns, Français des autres ». Grande thématique du Festival, une grande place était consacrée au mouvement et aux identités avec entre autres  « Migrants : l’odyssée du XXIe siècle », « Identités multiples, patries imaginaires », « Exil, exodes, migrations », « D’ailleurs et d’ici », « Quête d’identités ». Le Festival étant avant tout un Salon des éditeurs, les livres forment la base de discussions et sont regroupés en nombreuses thématiques comme « Le grand roman américain », « Villes-Monde, Villes-romans », « Afropolitains: nouvelle génération »,  « Jamais sans mes livres : les voyages érudits », « Poètes soufis, lumière de l’islam », « Journalistes, écrivains, au défi du monde », « Une histoire européenne », « Barcelone, Marseille, Saint-Malo… en fiction », « Le jazz est un roman », « Géographie des langues créoles ». En outre, une large place est réservée à la mer et aux explorations, comme avec « Rêveries portuaires », « En des mers inconnues », « Aventuriers des mers », « Grands explorateurs », « Routes maritimes » ou « Ecrire la mer ». On n’oublie pas non plus de laisser une place à la rêverie et à l’imaginaire avec par exemple « La vie des elfes », « L’esprit des lieux » ou « Mondes magiques ».

Si les thématiques et le programme peuvent nous donner une idée des grands débats de société contemporains, les mots employés durant le festival sont encore plus parlants. En voici quelques-uns : fractures, lien social, envahisseurs, élan irrépressible, multiplicité assumée, communautarisme, être ensemble, République, espace public, récits collectifs, laïcité, cultures, France plurielle, pacte républicain, citoyenneté, sens des mots, construction, dialogue, étonnante diversité des régions, persistance, histoire coloniale, flux migratoires, irruption de l’autre et de l’ailleurs, bousculant, transformant, enrichissant, histoire douloureuse, chaotique, convulsions, crises, diversité, atout, chance d’une pensée monde, francophonie renouvelée, vitalité, littérature mondiale francophone, manifeste pour une littérature monde en français, silence, amnésie, tumultes, importance de la parole et des mots, sauver le sens des mots, être les gardiens du sens des mots, imaginer d’autres voies, mouvements de population, télescopages, migrants, odyssée, patries imaginaires, identités multiples, retour du religieux, frontières, Europe, rêves, espoirs, histoire globale, jazz, souffle, rythme.

Highlights

Je n’ai pas fait que d’y entendre des mots, j’ai aussi pu affiner la réflexion du Projet Cosmopolis sur les Villes-Mondes, l’identité ou les migrations.

83Avec la thématique « Villes-Monde, Villes-romans », je suis partie à la Nouvelle-Orléans avec Ray Celestin (Carnaval, 2015), dans une Athènes en proie au chaos avec Ersi Sotiropoulos (Éva, 2015), au Caire avec Parker Bilal (Les écailles d’or, 2015), dans le quartier Saint Ambroise à Paris avec Koffi Kwahule (Nouvel an chinois, 2015). Au cours du voyage, j’ai appris qu’au Caire le soufisme pouvait aider à trouver une certaine sérénité dans le mouvement. Qu’à Athènes l’arrivée des migrants a transformé une ville ronronnante en ville vivante, mais que la crise économique a conduit au rejet et à la violence et la création de milices urbaines dans une cité où les marges sont désormais en proie à une guerre de la misère hiérarchisée. Qu’à Paris la folie de certains habitants d’un quartier multiethnique montre elle qu’au-delà de la misère, c’est le sentiment de dépossession induit par la présence de l’autre inscrite dans les murs qui peut conduire au rejet. Mais que si les Villes-Monde sont des lieux d’exclusion, elles sont aussi des lieux de fraternité. Du fait de la concentration des hommes, la Ville-Monde est le lieu d’apprentissage de l’autre parce qu’on n’a pas le choix du vivre ensemble. Enfin, que c’est en Ville-Monde que l’homme peut par ailleurs cohabiter harmonieusement avec la nature, la vraie nature faite pour l’homme se trouvant en ville.

Au lendemain des événements de janvier, la France ne cesse de s’interroger sur elle-même, semblant ne jamais pouvoir épuiser le sujet. Lors du débat « D’une France Une et plurielle » il a été question avec Marc Cheb Sun, Karim Madani, Audrey Pulvar et Pascal Blanchard de diversité à aborder en termes de potentiel, d’action, d’énergie. D’égalité sans uniformisation comme idéal à atteindre. J’ai pu entendre que la meilleure ouverture, c’est la créativité. Qu’il faut ouvrir les périphéries en mettant en avant la création, et non en les abordant comme des zoos. Il a aussi été question d’histoire coloniale et de déni français. De différence entre jeunesse américaine et française issues des minorités. Là où les jeunes Américains se revendiquent américains quand bien même ils vivent au fin fond d’un ghetto, pour les jeunes Français ce serait la « honte » de se réclamer français, quand bien même au fond ils crèveraient d’être reconnus français, mais se sentent rejetés par une France qui ne veut pas d’eux. Enfin, il a été question d’urgence, pour éviter que la France se retrouve dans le monde de Zemmour, un monde où on ne connaissait pas encore l’électricité…

Pour revenir sur la question de l’appartenance, j’ai le sentiment que les bi-nationaux ne se sentent peut-être pas français car leur double identité est niée, dans ce pays où le multiculturalisme est un vilain mot. Le mythe républicain a raté le train de la post-modernité, dès lors il semble dépassé, ne fait plus recette ni rêver. Double identité niée, ajoutée à l’histoire coloniale, à l’état de la France, et à un déficit d’une idéologie libérale qui pousserait les citoyens à se dépasser, au lieu de les bercer d’une utopie égalitaire anesthésiante. Voilà peut-être quelques éléments de réponse au manque d’identification. La recette américaine, c’est au détour d’une autre table ronde que j’ai pu en avoir une clé, à travers l’évocation de la langue américaine. Il semblerait que la force des mythes américains vient du fait qu’ils conjuguent unité et particularisme. Ils sont à la fois unis par une langue, l’anglais, mais une langue américaine qui serait tout sauf uniformisante. Une langue américaine qui prendrait à chaque fois l’accent des origines. Permettant à chaque écrivain d’exprimer son identité propre dans un anglais différent. C’est ça qui rendrait la littérature américaine unique.

La thématique des migrants et leur odyssée était notamment abordée à travers deux documentaires sur les routes de l’exil terrestres et maritimes, abordant les étapes, les frontières, les lieux de transit, les camps, l’enfermement, le rejet ou la mort qui attendent les migrants.

Et nous jetterons la mer derrière vous. De Anouck Mangeat, Noémi Aubry, Jeanne Gomas, Clément Julliard (Ozho Naayé/Les Filles 100 z’histoires/2014/72’). « Dans plusieurs pays du Moyen Orient et d’Asie centrale, on jette de l’eau derrière celui qui s’en va pour qu’il revienne en bonne santé. On les appelle, migrants, kaçak, metanastes alors qu’ils sont Aziz, Sidiqi, Housine, Younes. Nous traversons avec eux ces villes non-lieux et ces zones frontières, grandes comme des pays entiers. C’est l’histoire d’une Europe, de ses réalités, de ses frontières et de ses polices. C’est une histoire d’exil. Et c’est l’eau de toutes les mers traversées que nous jetons derrière leurs pas. »

Les messagers. 468311De Hélène Crouzillat et Laetitia Tura (The Kingdom, Territoires en marge/2015/70’). « Du Sahara à Mellila, des témoins racontent la façon dont ils ont frôlé la mort qui a emporté leurs compagnons de route, migrants littéralement et symboliquement engloutis dans la frontière. « Ils sont où tous les gens partis et jamais arrivés ? » Des pêcheurs marocains qui trouvent régulièrement des corps sans vie, au registre paroissial où un prêtre français note quand il peut l’origine des défunts, Les Messagers se poste sur la frêle limite qui sépare les migrants vivants des migrants morts. »

(Source : présentations tirées du programme Étonnants Voyageurs 2015)

Extrait Des Messagers : « On m’avait dit tu verras tu vas connaître l’amertume. J’avais pas voulu le croire. »

Je suis sortie totalement sonnée de ces séances, après quatre heures passées entre noyades et désillusions. Choc émotionnel et épisode de déréalisation. Je n’ai pas forcément compris le but des réalisateurs. Quand il s’agit des « migrants », je réalise que j’ai un problème avec les médiateurs qui adoptent tantôt une posture tout discours, tantôt tout émotions. On a le choix entre des mots vides ou des images anglées sans explications. Créer le choc pour conduire à la réflexion. Et passé le choc, je m’interroge, dans ce bout de France atteint après avoir parcouru des routes vides. Force est de constater que si les pôles de la mondialisation sont davantage saturés, le territoire national ne manque lui pas de place. Ces migrants qui rêvent mettent des sociétés qui n’ont plus rien à conquérir mais tout à préserver face à leurs désillusions. Choc des postures. Leur envie de mobilité pose problème dans un monde (en)fermé. Un monde où aller voir, où simplement aller-venir crée peur et crispation.

Mais au-delà du documentaire, la migration peut aussi être abordée de façon moins dramatique par la fiction. Ainsi, Des Etoiles est une fiction lumineuse et pleine d’espoir. Pas de complaisance, pas de tire-larmes, pas de jugements. On suit les parcours singuliers d’une jeunesse sénégalaise qui rêve et se déplace au gré des rencontres, des attaches et des opportunités. Certains trouveront leur route, d’autres rentreront. Des Étoiles raconte la vie, le mouvement, un monde globalisé et transnationalisé, dans lequel rien n’est jamais figé, rien n’est permanent. L’angle n’est pas l’absence de papiers, l’angle ce sont les destins singuliers.

Des étoiles. 21053022_2013112812044044.jpg-c_215_290_x-f_jpg-q_x-xxyxxDe Dyana Gaye (Haut et Court/2013/88’). « Le premier long-métrage de la réalisatrice Dyana Gaye interroge avec beaucoup de grâce et de bienveillance la problématique du déracinement, du statut de l’étranger dans notre société globalisée. Entre Turin, Dakar et New York, les destins de Sophie, Abdoulaye et Thierno se croisent, se font écho et dessinent une constellation de l’exil. »

Enfin pour aborder les « Identités multiples, patries imaginaires », Des étoiles a été suivi d’un débat avec Akhil Sharma, Boris Pahor, Breyten Breytenbach (Taiye Selasi) sur la question de l’identité. Boris Pahor, nous dit qu’avant d’être différents, les hommes sont avant tout réunis par leur condition d’êtres humains, et que l’Identité devient un problème dès lors qu’il y a enjeu de pouvoir, dès lors que la politique s’en mêle ou dès lors que des problèmes socio-économiques vont conduire aux rejets. Il nous dit aussi que quand on vient d’ailleurs et se fond dans une nation, l’identité est toujours plurielle, et que l’identité des minorités est avant tout celle que la majorité leur attribue, l’identité est définie par l’extérieur. Que si l’Italie a reconnu peuples et langues régionales, la France peut reconnaître qu’on puisse revendiquer à la fois une identité française et bretonne. Breyten Breytenbach traitera lui des nombreuses couches d’identités d’Afrikaners à la fois poly européens et pas européens non plus. Mais la position la plus originale fut sans doute celle d’Akhil Sharma, qui refuse de se définir soit par son origine, soit par son déplacement, ou par tout ce qui se rapporterait à la géographie. Parce que nos identités ne sont faites que de petites choses. Actes, traits de caractères, voies qu’on s’est choisies, goût pour tel ou tel domaine. Au-delà de micro choix infinis, nous sommes tous les mêmes.

Zoom sur

Avant de clore le chapitre, j’aimerais vous présenter quelques auteurs de ce Festival. Ces présentations sont tirées du programme Étonnants Voyageurs 2015.

Parker Bilal. Parker Bilal est le pseudonyme de Jamal Mahjoub, auteur anglo-soudanais né à Londres, qui a grandi à Khartoum. Un cosmopolitisme qui se reflète dans les romans de ce flamboyant représentant de la littérature anglophone d’origine africaine. Après six romans non policiers, il signe sous son pseudonyme le premier polar d’une série de 10 volumes : un portrait grinçant de la société égyptienne où se mêlent magouilles, escroqueries et rackets sous couvert de la foi. Les écailles d’or (Seuil, 2015)

Kofi Kwahulé. Une figure incontournable des lettres africaines modernes. Romancier, essayiste, comédien et metteur en scène, il a développé une écriture musicale traversée par le jazz. Connu pour son œuvre théâtrale riche d’une vingtaine de pièces et jouée dans le monde entier, Koffi Kwahulé a fait son entrée dans le monde du roman avec Babyface (prix Kourouma 2006) et remporte le Prix Edouard-Glissant en 2013 pour l’ensemble de son œuvre. Avec Nouvel an chinois, il dépeint la dérive d’une poignée d’habitants du quartier Saint-Ambroise à Paris. Nouvel an chinois (Zulma, 2015)

Marc Cheb Sun. Auteur et éditorialiste, fondateur et ancien directeur de Respect Magazine, Marc Cheb Sun est une de ces figures de la diversité en France, présent sur tous les fronts médiatiques et politiques susceptibles de participer à montrer une France plurielle, « décoloniser l’imaginaire » et « apprendre à vivre ensemble ». En 2014, il sort l’ouvrage collectif D’ailleurs et d’ici, une sorte de condensé des initiatives culturelles, sociales, économiques et politiques depuis une dizaine d’années, avec une bonne dose de création artistique . Revue D’Ailleurs et d’ici ! : l’affirmation d’une France plurielle (Philippe Rey, 2015)

Pascal Blanchard. Cet historien et chercheur spécialiste du « fait colonial » multiplie les interventions et collaborations écrites et cinématographiques. Il publie en 2013 La France arabo orientale : Treize siècles de présences, où il prouve, soutenu par une incroyable iconographie, que les identités multiples sont partie intégrante de la France du XXIe siècle. Il cosigne ne 2014 avec Yvan Gastaut, Claude Askolovitch et Renaud Dély, Les Années Trente sont de retour. Il y questionne l’histoire qui se répète. Les Années trente sont de retour (Flammarion, 2014)

Taiye Selasi. « Africaine du monde », elle fait partie de cette nouvelle génération de jeunes diplômés, actifs, mobiles issus de cultures multiples. Née à Londres d’une mère nigériane et d’un père ghanéen, elle grandit aux États-Unis et vit aujourd’hui entre New York, Delhi et Rome. Marquée par la culture urbaine et les métropoles occidentales, elle se crée une identité singulière qu’elle qualifie « d’Afropolitaine ». C’est en 2009 que Taiye Selasi se fait remarquer avec une nouvelle The Sex Lives of African Girls, applaudie par Toni Morrison. Son premier roman projette le lecteur dans l’existence multiculturelle d’une famille singulière. Un livre qui ne porte pas sur l’Afrique, mais sur ses destins portés par l’espoir. Le ravissement des innocents (Gallimard, 2014)

Akhil Sharma. Né en 1971 à Dehli, diplômé de la Harvard Law School, Akhil Sharma travaille dans une banque d’affaires de Manhattan dont il démissionne pour se consacrer exclusivement à l’écriture. Il suit alors les prestigieux ateliers d’écriture animés par Toni Morrison et Russell Banks. Après un premier roman très remarqué, Un père obéissant en 2002, il écrit une nouvelle histoire bouleversante – son histoire – de l’exil, dans un style tout à fait innovant. Son esthétisme si intime lui vient de son désir d’écrire pour ne pas oublier tous ces « gens normaux » dotés pourtant d’un héroïque courage et d’un véritable sens du sacrifice. Notre famille (L’Olivier, 2015)

Impressions ?

Au-delà de la variété des thématiques abordées et de l’éclectisme des profils des intervenants, le Festival Étonnants Voyageurs reflète avant tout une vision du monde. Une posture contradictoire de célébration du mouvement et de fustigation du libéralisme économique mondialisé. Posture assez contradictoire pour un festival qui se veut aussi vitrine du business éditorial. Du coup la finalité du discours est plutôt sombre. J’ai par exemple été décontenancée lorsque Boris Pahor, ce rescapé des camps nazis de 101 ans, affirme que le libéralisme est pire que le totalitarisme qu’il a vécu. Qu’à Buchenwald au moins ils pouvaient être aidés par la poésie, mais que lorsqu’on n’a pas de travail, la poésie ne peut rien. Toute la salle a applaudi… Alors si j’ai trouvé dans les thématiques abordées de nombreux échos pour cette réflexion, je repars avec un sentiment mitigé. Je n’ai pas trouvé parmi ces voyageurs-là l’étonnant discours lumineux que j’attends tant. En même temps, le discours reflète davantage le public que les intervenants voyageurs. Le public, démographiquement et socio-économiquement, se compose en majorité d’afficionados de Libération. De soixante-huitards qui ont aujourd’hui soixante-huit ans et qui ont peut-être gardé au fond de leur cœur le reste d’une utopie d’un autre temps.

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La grande star du Festival fut l’américain Anthony Doerr, dont le roman a pour décor le Saint-Malo de la Deuxième Guerre Mondiale. Forcément. Ce que je retiendrai plutôt, ce sont tous les autres, qui ont raconté, venus des quatre coins du monde mais chacun à leur façon, leur vision de notre monde commun. Tous ces auteurs nous ont montré à quel point aujourd’hui on vit tous sur cette planète globalisée, partageant des références communes, et promenant inlassablement nos identités singulières et identiques sur ce bout de terre commun. Sur la mobilité, à la vision culpabilisante et paternaliste des migrants qui convient peut-être à une France qui se découvre plurielle, je préfère la contemporanéité de la vision des Afropolitains, mobiles cosmopolites et urbains, refusant d’être ceci ou cela, mais revendiquant la possibilité d’être tout ça à la fois.

Bientôt la fin du Voyage…

J’ai traversé un petit bout de ce territoire français organisé autour d’une Île-de-France entourée de terroirs, bases de Régions dont chacune a son pôle. En mouvement ou immobile, j’ai pu me faire une idée du Territoire et des Espaces de France. De ses problématiques aussi. La France et son récent traumatisme, qui se découvre (?) plurielle. La France qui se verrait volontiers capitale d’une Francophonie comme alternative à l’autre mondialisation. Les thématiques du Festival Etonnants Voyageurs reflètent les grandes questions contemporaines qui se confondent avec les problématiques qui traversent cette Nation. Il met aussi en valeur les héros de cette Francophonie comme ceux de la mer. Il s’interroge aussi beaucoup sur la société française. Quant à moi, à travers ce périple routier, j’ai en sus découvert un peu les peuples de France, ce qui m’a apporté une vision encore complexifiée de cette société française.

La France, ma petite aventure en voiture. La route, pour être acteur de son aventure. La route, l’occasion aussi d’expérimenter que dans tout projet comme pour ne pas se perdre sur la carte, la direction l’emporte sur la destination. L’intention sur les réalisations. Ce voyage, je l’ai voulu sans imaginaires préalables, à l’heure où ce sont précisément les images et les imaginaires qui forgent le monde. Ils forgent les identités, les lieux et la cohabitation. Inventé l’imaginaire régional breton, inventés les imaginaires de la nation, inventés encore les imaginaires liés aux mobilités. Si tout n’est qu’invention, alors l’espoir est toujours permis. Tout peut être imaginé. Le monde peut être repensé et recréé.

Il aura fallu des années de lectures académiques, d’observation médiatique, de découvertes littéraires, …. Illusoire. Prendre des avions, des bus, des trains, vers le Nouveau Monde, les Vieux Empires et nouveaux Eldorados…. pour finalement traverser le cœur de la France jusqu’à sa périphérie, et là, devant une assiette d’huitres et une bière locale, fabriquée de manière artisanale, trouver la réponse. Là, lors de cet épisode de déréalisation provoqué par cette arrivée abrupte dans un lieu si exotique, mes yeux sont éblouis tant par le soleil couchant que par la révélation que je viens d’avoir. Cette réponse organique c’est la Marée. La nature affermit ma conviction. Le Monde n’est que flux et reflux. L’homme ne peut pas contrôler la Marée, l’Homme n’arrêtera pas la Mobilité. Force des courants et force du mouvement. Inlassable, irrépressible, puissant, incontournable. Oui, la réponse se trouve dans la marée. Le monde est flux et reflux.