Deux Visions du Monde (mobile). Le Match
D’un côté il y a les États, de l’autre il y a les Diasporas
Après avoir passé en revue les différents Mythes de la cohabitation, j’aimerais vous présenter deux personnages emblématiques pour cette réflexion. La théorie de Samuel Huntington sur le « Choc des Civilisations » a rencontré un immense écho, a été tant décriée que revendiquée dans le monde post-11 Septembre 2001. Arjun Appadurai, notamment avec son ouvrage sur les conséquences culturelles de la mondialisation, dans lequel il annonce l’apogée de la « diaspora », se présente lui comme un des tenants du transnationalisme. Dans notre perspective de récit en quatre temps sur l’avènement de la mondialisation-Réseau ou celui du Territoire-État, Samuel Huntington représente la figure « État » (Temps 3 : retour de l’État et du Territoire) et Arjun Appadurai la figure « Monde mobile » (Temps 2 : Consécration du Monde mobile et du Réseau). Avant de connaître le dénouement, approchons d’un peu plus près ces hommes et présentons les contours de leurs théories.
L’un a créé tout un vocable pour lire le Monde mobile. / L’autre a mis au point une théorie qui a (ré)conforté les États.
L’un prône l’hybridité des cultures. / L’autre prône l’impossible entente des cultures.
Tous deux sont tenants de visions incontournables et contradictoires du Monde. / Tous deux nous parlent du même Monde, du même contexte, mais empruntent des chemins différents. / Tous deux vivent dans la même Nation, mais ont une idée très différente sur ce qu’ils veulent pour elle…
Ou voici comment, partant d’un même constat, on peut proposer des Mythes divergents.
C’est l’histoire de deux hommes qui, au sortir de la décolonisation et de la Guerre Froide, proposèrent une lecture et une vision du monde aux antipodes. Une réalité, deux visions, des arguments et des rhétoriques solides.
Avant de procéder à une mise en perspective de ces deux visions, je vais reprendre le cheminement de leurs ouvrages et tenter de dégager l’articulation et la construction de leurs théories.
Arjun Appadurai – l’apôtre d’un (du) monde transnational
Fiche signalétique
L’ouvrage-phare : 1996 Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation (Modernity At Large: Cultural Dimensions of Globalization). Minneapolis: University of Minnesota Press
Sa sphère : anthropologie culturelle, « Cultural Studies », globalisation, études sud-asiatiques
Biographie : Arjun Appadurai est un anthropologue enseignant actuellement en tant que Professeur de « Media, Culture and Communication » à l’Université de New York. Il est né en 1949 et a suivi sa scolarité à Bombay, en Inde, et a ensuite étudié aux Etats-Unis, où il obtint son doctorat à l’Université de Chicago en 1976. Il a ensuite notamment enseigné à Yale, et à la New School University. Co-fondateur de la Revue Public Culture, « An interdisciplinary journal of transnational cultural studies », il est également consultant pour de nombreuses fondations et organisations privées et publics (Ford, MacArthur, and Rockefeller, UNESCO, UNDP, the World Bank), et fondateur et président de l’association PUKAR (Partners for Urban Knowledge Action and Research), basée à Mumbai. Arjun Appadurai a obtenu de nombreuses distinctions dont l’Académie américaine des Sciences et des Arts, et tient des conférences dans le monde entier. Outre Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation, ses autres ouvrages traduits en français sont Géographie de la colère : La violence à l’âge de la globalisation et plus récemment Condition de l’homme global, publié et traduit en 2013.
Accueil, critiques et retentissement : Figure marquante des cercles académiques, figure majeure de l’anthropologie, il a renouvelé l’approche anthropologique en la dotant d’outils pour appréhender l’étude de la globalisation. Arjun Appadurai n’hésite pas à revisiter les fondements de sa discipline. Parfois taxé de cosmopolite élitiste, on lui reproche une vision trop abstraite de l’ordre mondialisé. Son influence dépasse le champ de l’anthropologie culturelle pour s’étendre à toutes les sciences sociales, dont il est devenu une figure, notamment dans le champ de la géographie culturelle. Sa thèse a rencontré peu d’échos dans les sphères politico-médiatiques françaises, où il est associé aux théories combattues du multiculturalisme.
Cœur de l’analyse : Mondialisation – Circulations – Diasporas – Identités culturelles
Ses Mots : diasporas, imagination, déterritorialisation, sphères publiques diasporiques, sphères publiques d’exilés, communautés affectives, diasporas de publics enfermés dans leur bulle, monde postcolonial, luttes identitaires, « scapes », disjonctions, culturalisme, mouvements culturalistes, État-nation, mondes imaginés, imagination collective, consommation, ethnicité moderne, nationalismes modernes, liens transnationaux, tournant diasporique, transnation, réseaux diasporiques, voisinages, futur ordre politique post-national.
Un futur ordre mondial post-étatique, comment ???
Présentation de l’ouvrage Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation, 1996.
Résumé en quelques Mots
« Il faut toujours avoir en tête que ce livre relève d’une thèse plus large, à savoir : l’État-nation lui-même approche de sa fin. » (55)
Avant de reprendre le cheminement qui le conduit à cette affirmation, résumons son propos en quelques phrases. La mondialisation économique contemporaine a créé un monde de flux et de circulations, mettant en mouvement d’importantes diasporas, groupes déterritorialisés qui vivent désormais ailleurs que sur leur terre d’origine, éparpillées globalement au sein d’autres États-Nations. Grâce notamment aux médias, ils peuvent vivre en partie dans un espace d’imagination, et rester liés à leur communauté-nation culturelle répartie dans l’ailleurs. Ils ne sont dès lors plus attachés uniquement au territoire sur lequel ils se sont installés, mais construisent des identités et mènent une existence transnationales, dépassant les frontières étatiques. La création de transnations délocalisées, ajoutée aux multiples crises que traversent les États-Nations, en outre pas préparés à gérer les réseaux d’individus, conduiraient à terme à un nouvel ordre post-national. « Les diasporas de publics enfermés dans leur bulle, différentes les unes des autres, constituent les creusets d’un nouvel ordre politique postnational. Elles ont pour moteur de leurs discours les médias de masse et les mouvements de réfugiés, d’activistes, d’étudiants et de travailleurs. » (60)
La Mondialisation : disjonctions et hybridations
Pour Arjun Appadurai, le cosmopolitisme a atteint une dimension globale. Il n’existe plus de lieux, de mondes, d’identités qui ne soient pas de quelque manière modifiés au contact de l’ailleurs, constitués d’influences multiples, hybridés. Le cosmopolitisme, ce monde d’influences réciproques, trouve sa source dans le monde colonial. La dimension postcoloniale est donc essentielle pour comprendre les identités actuelles.
Si le monde entier est cosmopolite, la mondialisation n’est certainement pas synonyme d’une homogénéisation culturelle. Les pratiques sont toujours récupérées, réappropriées, indigénisées, jamais intégrées comme telles. Il n’y a en outre plus de centre, le système culturel global est complexe et hybride.
Si le monde n’est pas uniforme, il est en revanche profondément disjonctif. L’agencement des cinq dimensions des flux globaux – mouvements humains, flux technologiques, mouvements de capitaux, mouvements d’images, mouvements idéologiques – qu’Arjun Appadurai appelle les « scapes », ou « paysages », diffère pour chaque lieu. C’est la relation disjonctive entre ces paysages, chacun soumis à ses propres dynamiques et contraintes, qui aboutit à un monde globalisé profondément complexe. Il existe par conséquent de multiples façons de composer avec la mondialisation. Le « paysage » global d’une diaspora ou d’un État relève toujours d’une combinaison originale et une négociation de ces « paysages ».
Imagination et création de « sphères publiques d’exilés »
Avec l’explosion globale des mobilités et des médias, l’imagination tient une place centrale dans le quotidien des groupes déterritorialisés, elle oriente leurs choix et leurs actions. Les médias et les technologies de la communication permettent aux populations déplacées et disséminées d’être ici, là-bas et ailleurs, de s’inventer de nouveaux modes de vie, d’être connectés avec les autres membres. En somme, la dimension transnationale de l’imagination permet la création de nouvelles identités transnationales, la formation et la multiplication de communautés affectives transnationales, de « sphères publiques d’exilés » qui génèrent de nouveaux types de politiques et d’expressions.
Identités culturelles
Dans une perspective appadurienne, les identités communautaires ne sont pas basées sur des critères primordialistes tels que liens du sang, ancrage au territoire, langue ou religion. Ce ne sont pas les différences qui sont primordiales, mais la façon dont elles sont déployées pour constituer l’identité du groupe. Ce ne sont pas les différences culturelles qui fondent l’identité mais leur agencement. De plus, ces identités ne sont jamais figées, car la culture, comme tout autre phénomène n’échappe pas à la fluidité. C’est pourquoi Arjun Appadurai préfère au concept figé de culture l’adjectif culturel, qui prend en compte cette dimension dynamique, contextuelle, centrale dans la pensée de l’auteur.
En outre, dans un monde déterritorialisé, le sol, la référence à un territoire commun, n’est plus qu’une part de la rhétorique identitaire. Les identités de « communautés imaginées » liées par la culture, ne sont donc plus purement nationales, mais transnationales.
Si on résume, les identités des diasporas sont cosmopolites et déterritorialisées, tout en comportant un substrat local. Elles sont hybrides, résultat d’un bricolage fait d’éléments du pays d’origine (souvent en partie fantasmé), du pays d’accueil, et d’éléments de la culture mondialisée réappropriés. En somme, leurs identités sont complexes et fluides, en constante réélaboration.
Mouvements culturalistes
Les mouvements culturalistes consistent en la mobilisation consciente des différences culturelles au service d’une politique nationale ou transnationale. « Dans le monde entier, confrontés à des Etats qui s’efforcent de contenir la diversité ethnique dans des territoires culturels fixes et fermés, de nombreux groupes se mobilisent consciemment au nom de critères d’identité qu’ils définissent ensemble. Le culturalisme, pour le dire simplement, c’est la politique identitaire élevée au niveau de l’État-nation » (48).
Dans un monde où les enjeux liés aux identités culturelles sont extrêmement puissants, les diasporas constituent donc des mouvements qui fondent leur identité sur des critères culturels communs. Bien que leur mise en forme soit liée et souvent en réponse aux pratiques des États, ces mouvements ne sont pas circonscrits dans le territoire de l’État-nation. Ils traversent les frontières, sont transnationaux. Ces mouvements ethniques modernes, ces culturalismes, amènent à une redéfinition de l’identité nationale, qui n’est plus forcément « une », mais multiple au sein des États. Dans une perspective appadurienne, les nations ne sont pas des faits naturels durables, mais sont elles aussi dynamiques et fluides. Et les nationalismes modernes impliquent des communautés de citoyens qui dans un État territorialement défini, partagent une expérience collective relevant davantage d’une imagination collective que d’un contact en face à face. Ainsi l’État-nation s’établit désormais moins sur des faits naturels comme la langue, le sang, le sol, la race que sur le produit de ces imaginations collectives.
La multiplication des sphères diasporiques dont l’identité n’est liée que pour une petite part au territoire national amène donc à revoir les fondements du nationalisme et donc de l’État-nation, devenu lui-même diasporique, car « de moins en moins limité par les idées de frontière spatiale et souveraineté territoriale » (234).
Les lieux
La localité, structure fluide, contextuelle, en constante production, jamais figée elle non plus, s’inscrit toujours dans un contexte global. Les lieux subissent l’influence du monde. Si la localité d’une diaspora peut s’étudier en analysant ses rituels et ses productions matérielles, ses lieux, à l’instar de tous les lieux mondialisés, sont fortement influencés par internet, et autres réseaux sociaux, par une série d’éléments extérieurs qui circulent et influencent les imaginaires, et sont en quelque sorte répercutés sur les lieux, via les médias et moyens modernes de communications. « Ainsi, la politique de diaspora, du moins au cours des dix dernières années, a été affectée de façon décisive par les transformations électroniques globales. Plutôt qu’une simple opposition entre voisinage spatial et voisinage virtuel, ce qui a émergé est un nouvel élément significatif dans la production de la localité. Le flux global d’images, de nouvelles et d’opinions offre maintenant une part du savoir politique et culturel que les personnes diasporiques amènent dans leurs voisinages spatiaux. » (…) Ainsi, le travail de l’imagination à travers lequel est produite et nourrie la subjectivité locale est un étonnant palimpseste de considérations fortement locales et fortement translocales » (281-282).
La production de lieux, de « voisinages » représente un danger pour l’Etat, parce qu’ils constituent des sous-espaces avec leurs propres organisations, reproductions, imaginaires et types d’allégeance, et peuvent échapper en partie à son contrôle. « Les voisinages en tant que formations sociales sont une source d’angoisse pour l’État-nation, dans la mesure où ils contiennent de vastes espaces ou des espaces résiduels où les techniques du national (contrôle des naissances, uniformité linguistique, discipline économique, efficacité des communications et loyauté politique) tendent à être faibles ou contestés » (273).
Dans le monde globalisé, avec l’entrecroisement des populations circulantes et des locaux, la production et la reproduction de la localité devient complexe. On assiste à la création de voisinages souvent instables et provisoires, dans le cadre d’États-nations particuliers.
Futur monde post-national
C’est donc notamment en raison de la multiplication en son sein des diasporas aux identités transnationales, ces « sphères publiques d’exilés », dont il n’arrive plus à contenir les ambitions, et ces nouvelles loyautés d’appartenance transnationales, que l’État-nation dans sa forme actuelle touche à sa fin. Mais son affaiblissement a aussi d’autres causes. On assiste à une véritable crise de l’État-nation dont la souveraineté et la légitimité sont sans cesse remises en cause, entre vigueur des nationalismes, multiplication des autres échelles de gouvernance et multiplication d’organisations internationales de divers ordres. Le monde est désormais multicentrique et complexe : organisations, mouvements, idéologies, réseaux, on assiste à la prolifération de formations sociales post-nationales complexes. Les États dépendent de plus en plus d’éléments hors d’eux dont ils n’ont pas la maîtrise. Pour Arjun Appadurai, nous sommes entrés dans un monde post-national, et il faut commencer à penser au-delà de la nation, car les États-nations sont amenés à disparaître et à être remplacés.
D’autres formes de loyautés et d’identités ont pris la place de l’État-nation, et nous sommes engagés dans un processus menant à un ordre mondial. Mais si l’État dans sa forme territoriale classique est en crise, il n’est pas encore en faillite, notamment parce que les principes non territoriaux de solidarités n’ont pas encore de modèle défini. « La violence qui entoure les politiques d’identité dans le monde actuel reflète l’angoisse qui accompagne la recherche de principes non territoriaux de solidarité. » (240) On est donc encore dans l’incapacité à penser en-dehors de l’imaginaire de l’État-nation, en témoignent les séparatistes et déterritorialisés qui ne se définissent peut-être plus par rapport à un nationalisme territorial, mais continuent à se définir par rapport à la nation. Cependant, leurs revendications portent moins sur l’obtention d’un territoire que sur la reconnaissance de leurs spécificités culturelles, sur une sorte d’autodétermination culturelle au sein des États-nations.
Arjun Appadurai ne sait pas encore vraiment à quoi ressemblera l’avenir, mais il peut déjà voir les germes des nouveaux modèles qui conduiront à cet ordre postnational constitué d’unité hétérogènes. « A mesure que les populations deviennent déterritorialisées et incomplètement nationalisées, que les nations se divisent et se recombinent et que les États affrontent d’énormes difficultés dans la tâche de produire « le peuple », les transnations sont les sites sociaux les plus importants où se déploient les crises du patriotisme. Les résultats sont sûrement contradictoires. Le déplacement et l’exil, la migration et la terreur créent de puissants attachements aux idées de mère patrie qui semblent plus profondément territoriales que jamais. Mais il est aussi possible de détecter dans beaucoup de ces transnations (certaines ethniques, d’autres religieuses, philanthropiques ou militaristes) les éléments d’un imaginaire postnational. » (256)
Les États-Unis comme laboratoire
« Les États-Unis, se percevant toujours comme une terre d’immigrants, se trouvent surnager dans ces diasporas globales, non plus en tant qu’espace clos où le melting pot peut opérer ses miracles, mais en tant que nouveau tournant diasporique. Les gens viennent ici pour chercher fortune, mais ils ne sont plus heureux de laisser leur patrie derrière eux » (249). Les groupes diasporiques, en pouvant renégocier leurs liens dans un monde transnational, n’ont plus le même rapport avec leur terre d’accueil. Les États-Unis pourraient apparaître comme l’exemple triomphant de l’État-nation territorial classique, alors qu’on doit plutôt les percevoir aujourd’hui comme un nodule dans un réseau transnational de diasporas, un ensemble de transnations, conservant un lien avec l’État d’origine, tout en ayant une identité propre : « Pour chaque État-nation ayant exporté une part significative de sa population aux États-Unis à titre de réfugiés, de touristes ou d’étudiants, il existe à présent une transnation délocalisée conservant un lien idéologique particulier avec un lieu putatif d’origine, tout en étant par ailleurs une collectivité totalement diasporique. » (250)
Existe-t-il encore une américanité qui transcenderait la pluralité ? En fait, l’identité diasporique peut primer, mais il existe dans le même temps toujours une façon américaine de se connecter à la transnation globale. L’auteur propose donc d’inverser le trait d’union, en parlant par exemple d’américano-italiens au lieu d’italo-américains, d’américano-français au lieu de franco-américains.
La mise en forme des différences donnent naissance à de nombreux « mouvements culturalistes », prenant une multitude de formes, n’ayant souvent rien à voir avec la langue, la religion ou l’ethnicité. Les États-Unis pourraient donc également devenir un modèle pour tous ces autres nouveaux patriotismes basés sur des formes diverses d’affiliations (femmes, homosexuels, Afro-Américains, retraités, etc.) et qui fonctionneraient en réseaux. Dans cette nouvelle donne, « les territoires limités pourraient laisser place à des réseaux diasporiques, les nations aux transnations, et le patriotisme pourrait devenir pluriel, sériel, contextuel et mobile. » (255)
Clés de lecture & commentaires subjectifs
- Chez Arjun Appadurai, le cosmopolitisme n’a pas une connotation élitiste. Le monde dans sa globalité est cosmopolite, globalement touché par les mélanges, les influences extérieures, résultat de la colonisation.
- Importance du contexte, de la fluidité, de la complexité. Nations et cultures ne sont pas des phénomènes naturels durables reposant sur des faits naturels. La globalisation ne conduit pas à une homogénéisation mais à un agencement singulier des « paysages ». Les groupes culturalistes ne sont pas déterminés par l’ethnie, la langue ou la religion. Ils dépendent de critères choisis que les membres définissent ensemble.
- Arjun Appadurai accorde trop d’importance au monde déterritorialisé, qui constitue une des faces des réalités contemporaines. Le monde n’est pas entièrement constitué par des diasporas.
- Dans la perspective appadurienne, les diasporas flottent trop dans l’ailleurs, il n’accorde pas assez d’importance au sol. L’imagination ne remplace pas la terre ferme.
- Accent sur la déconstruction du modèle actuel et absence de modèle des principes non territoriaux de solidarité.
- Il aborde ces attachements qui semblent plus territoriaux que jamais : le retour en force du territoire et de l’État ne serait-il qu’une étape pour le monde mobile ? Une illusion et un retour « en attendant » de trouver de nouveaux principes de solidarité non territoriaux ?
- Vocable original et univers singulier, mais trop d’abstraction brouille la vision. Besoin de plusieurs lectures et d’autres concepts pour déchiffrer sa pensée. Nous plonge dans un univers parallèle, où ceux qu’on nomme communément migrants se transforment en « sphères publiques d’exilés», les groupes ethniques deviennent des mouvements culturalistes transnationaux, les champs sociaux des « paysages ». Dans son monde refaçonné, les diasporas ont remplacé le « citoyen », l’imagination le sol, la déterritorialisation le déterminisme géographique, la lutte identitaire la lutte pour le territoire et un nouvel ordre politique post-national remplacera bientôt l’État-nation. Un nouveau champ des possibles s’ouvrent devant nous, mais la voie reste obscure et l’horizon flou.
Samuel Huntington – l’apôtre du choc des civilisations
Fiche signalétique
Ouvrage-phare : Le Choc des civilisations, 1996
Sa sphère : Sciences politiques
Biographie : Samuel Huntington est né en 1927 à New York. Il fait ses études à l’Université de Yale, l’Université de Chicago, et l’Université de Harvard, où il obtient son doctorat à l’âge de 23 ans. Il a été professeur de sciences politiques à l’Université de Harvard pendant presque soixante ans. Il a aussi été consultant pour des agences gouvernementales américaines, a pris part au débat national sur la politique étrangère américaine, et participé à l’Administration Carter, en tant que conseiller pour la sécurité nationale. Il aura été un important commentateur du débat national autour de la politique extérieure américaine de la fin du XXe et début du XXIe siècles. Il est le cofondateur de la revue Foreign Policy, et auteur de très nombreux ouvrages et articles sur des sujets comme la politique américaine, la défense, la démocratisation, entre autres. Son premier ouvrage The Soldier and the State paraît en 1957. Après son mondialement célèbre Le Choc des civilisations, datant de 1996, Samuel Huntington publie en 2005, Qui sommes-nous ? Identité nationale et Choc des cultures, sur les fondements de l’identité américaine et son risque de dissolution en raison des vagues d’immigration. Il est décédé en 2008, dans le Massachussetts, à l’âge de 81 ans.
Accueil, critiques, retentissements : En 2015, sa théorie continue d’animer la polémique et de déchaîner les passions. Mais c’est en 2001, à la suite des attentats du 11 Septembre que sa thèse a connu son heure de gloire. Sa vision aura eu des applications concrètes, ayant ensuite influencé la politique extérieure de l’administration néo-conservatrice du gouvernement de G.W. Bush. Elle a fait un retour en force sur le devant de la scène avec les attentats du 7 Janvier à Paris.
Ses Mots : civilisations, identités, déclin de l’Occident, monde post guerre froide, religion, affirmation Asie, résurgence Islam, États phares, pays déchirés, alliances, conflits, atlantisme.
Le Choc des civilisations, kesako ???
Présentation de l’ouvrage Le Choc des civilisations, 1996.
Résumé en quelques Mots
Pour Samuel Huntington, dans le monde post guerre froide, les cultures ont remplacé les idéologies.
« Dans le monde d’après la guerre froide, les distinctions majeures entre les peuples ne sont pas idéologiques, politiques ou économiques. Elles sont culturelles. Les peuples et les nations s’efforcent de répondre à la question fondamentale entre toutes pour les humains : qui sommes-nous ? Et ils y répondent de la façon la plus traditionnelle qui soit : en se référant à ce qui compte le plus pour eux. Ils se définissent en terme de lignage, de religion, de langue, d’histoire, de valeurs, d’habitudes et d’institutions. Ils s’identifient à des groupes culturels : tribus, ethnies, communautés religieuses, nations et, au niveau le plus large, civilisations. Ils utilisent la politique non pas seulement pour faire prévaloir leur intérêt, mais pour définir leur identité. On sait qui on est seulement si on sait qui on n’est pas. Et, bien souvent, si on sait contre qui on est » (20).
Toute l’analyse de Samuel Huntington est axée sur la nouvelle donne géopolitique mondiale dans le monde post Guerre Froide. Il analyse quelles formes vont prendre les relations internationales après la chute du communisme et la mort des grandes idéologies. En tant qu’ouvrage géopolitique, l’étude est axée sur les États, les relations de pouvoir, les conflits.
« En résumé, le monde d’après la guerre froide comporte sept ou huit grandes civilisations. Les affinités et les différences culturelles déterminent les intérêts, les antagonismes et les associations entre États. Les pays les plus importants dans le monde sont surtout issus de civilisations différentes. Les conflits locaux qui ont le plus de chances de provoquer des guerres élargies ont lieu entre groupes et Etats issus de différentes civilisations. La forme fondamentale que prend le développement économique et politique diffère dans chaque civilisation. Les problèmes internationaux les plus importants tiennent aux différences entre civilisations. L’Occident n’est plus désormais le seul à être puissant. La politique internationale est devenue multipolaire et multicivilisationnelle » (23).
Le paradigme civilisationnel
Samuel Huntington propose le paradigme civilisationnel dans un monde post guerre froide en mal de grille de lecture simple pour aider à la compréhension de ce nouveau contexte. Pour Samuel Huntington, si aucun paradigme n’est valide pour toujours, ils permettent de faire des prédictions qui induiront à leur tour différentes priorités politiques.
Le concept de Civilisation
« Civilisation et culture se réfèrent à la manière de vivre en général. Une civilisation est une culture au sens large. Ces deux termes incluent « les valeurs, les normes, les institutions et les modes de pensée auxquels des générations successives ont, dans une société donnée, attaché une importance cruciale. » (38)
La civilisation, c’est l’entité culturelle la plus large, le mode le plus élevé de regroupement et le niveau le plus haut d’identité culturelle. Ce regroupement est constitué d’éléments objectifs comme la langue, l’histoire, la religion, les coutumes et les institutions, et des éléments subjectifs d’auto-identification. Les civilisations sont mortelles, résistantes, et comportent des séquences. Pour Samuel Huntington, de tous les éléments objectifs qui définissent une civilisation, le plus important est en général la religion (29). Les autres distinctions cruciales sont les valeurs, les institutions et les structures sociales.
(21)
Sur les neuf civilisations présentes sur la carte, l’auteur en présente sept comme étant les grandes civilisations contemporaines : la civilisation chinoise « confucéenne », la civilisation japonaise, la civilisation hindoue, la civilisation musulmane, la civilisation occidentale, la civilisation latino-américaine, la civilisation africaine (« si possible »).
Les caractéristiques de la civilisation occidentale : l’héritage classique, le catholicisme et le protestantisme, les langues européennes, la séparation des pouvoir entre le spirituel et le temporel, l’État de droit, le pluralisme social, les corps intermédiaires, l’individualisme. Phénomènes historiques qui ont défini la civilisation occidentale : catholicisme romain, féodalité, Renaissance, Réforme, expansion maritime et colonialisme, Lumières et émergence des États-nations.
La mondialisation ne conduit pas à une civilisation universelle
Selon Samuel Huntington, il n’existe pas de « civilisation universelle », de culture mondiale commune, d’un monde qui partagerait les mêmes valeurs. La diffusion des structures de consommation et de la culture populaire occidentale, ne changent pas les cultures sous-jacentes. « L’essence de la culture occidentale, c’est le droit, pas le MacDo. Le fait que les non-Occidentaux puissent opter pour le second n’implique pas qu’ils acceptent le premier » (59). La modernisation ne conduit donc pas à l’universalisation des valeurs occidentales. Il existe différentes façons de se moderniser. La modernisation renforce les identités sociales, les cultures historiques et réduit la puissance relative de l’Occident.
En outre, l’indigénisation de la démocratie aurait comme résultat paradoxale le repli et le conflit avec l’occidentalisation, voire le mépris envers la décadence occidentale. C’est ce que l’auteur appelle le paradoxe démocratique, la concurrence électorale incitant à se tourner vers ce qui est le plus populaire, en général ethnique, nationaliste et religieux. « L’indigénisation est stimulée par le paradoxe démocratique : l’adoption par les sociétés non occidentales des institutions démocratiques encourage et fait accéder au pouvoir des mouvements politiques nationaux et anti-occidentaux » (99).
La croissance du commerce international et les interactions globales ne conduisent pas forcément à la paix, et pourrait être un facteur de division politique accrue. « L’idée selon laquelle le commerce réduirait la probabilité que des nations entrent en guerre n’est pas démontrée. On trouve même beaucoup de preuves du contraire. » (68)
Déclin de l’Occident et montée en puissance des civilisations asiatique et musulmane
Selon Samuel Huntington, on assiste aujourd’hui au déclin de l’Occident : territorial, économique, démographique et militaire. Le contrôle des ressources se disperse. L’Occident contrôlera par exemple 24% des territoires en 2020 contre 49% à son apogée en 1920, produira 30% du PEB contre 70%, et abritera 10% de la population mondiale contre 48%. Le déclin de l’Occident fait diminuer l’attrait et sa capacité à imposer ses concepts de droits de l’homme, de libéralisme, de démocratie.
En parallèle, il y a une résurgence des cultures non-occidentales. Les civilisations montantes sont la civilisation asiatique et la civilisation musulmane, sur des critères économique et démographique. « Asiatiques et musulmans clament la supériorité de leur culture par rapport à la culture occidentale » (109).
Affirmation de l’Asie. Suite au désenchantement des modèles occidentaux, la Chine s’est affirmée en célébrant un nationalisme culturel qui s’appuie sur le confucianisme comme fondement du progrès chinois.
On assiste à l’émergence d’un universalisme asiatique, qui naît de la réussite économique asiatique. C’est la conséquence de ce que l’auteur appelle la « puissance douce ». Quand l’économie, l’Etat et sa société vont bien, son idéologie et sa culture deviennent séduisants. « La répartition des cultures dans le monde reflète celle de la puissance » (96). « L’affirmation culturelle suit la réussite matérielle » (117).
Résurgence de l’Islam, qui est présenté comme la solution dans les sociétés musulmanes. L’attitude consiste à accepter la modernité, rejeter la culture occidentale et se réengager dans l’islam. Il s’agit d’une réforme générale de la société. « Les symboles, la conviction et les croyances islamistes satisfont des besoins psychologiques, tandis que les organisations de secours islamistes répondent aux besoins sociaux, culturels et économiques des musulmans pris dans le processus de modernisation. Ils ressentent alors le besoin de revenir aux idées, aux pratiques et aux institutions de l’islam » (125). Les musulmans ont tendance à trouver les bases de leur identité dans l’islam. Le but n’est plus la modernisation de l’islam, mais « l’islamisation de la modernité ».
Cette résurgence a plusieurs autres causes : l’échec de la démocratie libérale peu compatible avec la nature et la culture des sociétés islamiques, le soutien des Occidentaux à des mouvements islamistes pendant la Guerre froide, le boom du pétrole qui a accru la puissance des États du Moyen-Orient. Mais le pivot de cette résurgence et la démographie très élevée, et le boom de la jeunesse, historiquement à la base des révolutions, et qui peut nourrir des mouvements fondamentalistes. Pour l’auteur, quand la démographie diminuera, l’émigration et les conflits diminueront, les relations entre Islam et Occident seront moins tendues. « La pression démographique jointe à la stagnation économique a favorisé l’émigration musulmane vers l’Occident et les sociétés non musulmanes, au point que l’immigration y est devenue un problème. La juxtaposition de représentants d’une culture en forte croissance et d’une population d’une autre culture plutôt stagnante ou se développant lentement rend nécessaires des ajustements économiques et/ou politiques dans les deux sociétés » (129).
Mais la religion reprend vigueur partout dans le monde, remplissant le vide laissé par les idéologies, un « retour du sacré » en réaction à la globalisation, à une vision du monde comme un tout.
Recomposition culturelle de la politique globale
Selon Samuel Huntington, contrairement aux alliances « contre nature » de la Guerre froide, les alliances et les regroupements sont désormais définis par la culture et la civilisation. La question identitaire est cruciale pour les peuples et les États dans un monde changeant et aliéné par la modernisation socio-économique. La crise de l’identité globale des années 1990, à amener à se poser la question de l’identité nationale, et à se rapprocher de ceux qui sont similaires. Parmi les multiples dimensions de l’identité, c’est la dimension culturelle qui s’affirme le plus. Confiance, familiarité et communication sont mal aisées entre civilisations différentes. Si on peut faire des compromis dans le domaine économique, les différents idéologiques sont sans solution, on ne négocie pas dans le domaine culturel. L’économie suit la culture, et les affinités culturelles forment désormais la base de l’intégration économique. Les rapprochements économiques et les politiques de défense prennent un chemin infrarégional. Les organisations internationales multi civilisationnelles ont montré leurs limites.
Les États phares
Les civilisations sont structurées autour de ce que Samuel Huntington appelle des États phares. Des blocs culturels s’agrègent autour de la Chine, de l’Inde, du Japon, des États-Unis et de l’axe franco-allemand pour la civilisation occidentale. La Grande-Bretagne occupe une position médiane. La Russie pourrait devenir l’État phare d’une civilisation orthodoxe eurasiatique (avec un noyau Russie-Ukraine). La conscience identitaire musulmane s’est renforcée autour de la Oumma, organisation regroupant la civilisation islamique sur la base religieuse, mais le monde islamique reste divisé politiquement et n’a pas d’État phare, ce qui contribue à la multiplication des conflits internes et externes.
« Le monde trouvera un ordre sur la base des civilisations ou bien il n’en trouvera pas. Dans ce monde, les Etats phares des civilisations sont les sources de l’ordre au sein des civilisations et, par le biais de négociations avec les autres Etats phares, entre les civilisations » (170).
Samuel Huntington appelle les pays à cheval entre deux civilisations, comme la Russie, la Turquie, le Mexique ou l’Australie, des pays déchirés. L’entre-deux créé non pas des sociétés occidentales mais une schizophrénie culturelle et un problème d’identité. Les changements de civilisation échouent également. L’OTAN a vocation à être un regroupement des États occidentaux. Les autres civilisations ont vocation à se regrouper au sein d’organisations de défense distinctes.
Les conflits entre civilisations
« Les chocs dangereux à l’avenir risquent de venir de l’interaction de l’arrogance occidentale, de l’intolérance islamique et de l’affirmation de soi chinoise » (199).
Les problèmes entre l’Occident et le reste du monde se situent au niveau de l’imposition de l’universalisme occidental, de la prolifération des armements, des droits de l’homme et de la démocratie, et de l’immigration. « Les Occidentaux craignent de plus en plus « d’être envahis non plus par des armées et des chars, mais par des immigrés qui parlent d’autres langues, croient en d’autres dieux, appartiennent à d’autres cultures et, redoutent-ils, prendront leurs emplois, occuperont leurs terres, profiteront des services sociaux et menaceront leur mode de vie. » Comme le notait Stanley Hoffmann, ces phobies, qui puisent leurs racines dans le déclin démographique, « s’expliquent par des chocs culturels et des peurs quant à l’identité nationale » (218).
Le choc des civilisations
Le choc des civilisations, c’est un conflit tribal à l’échelle globale. Les relations entre les civilisations ne seront pas détendues, au mieux on aura une paix froide, une guerre froide, des guerres commerciales, en tout cas une rivalité et des relations agitées.
Selon Samuel Huntington, il existe un antagonisme historique entre l’Occident et l’Islam, qui n’ont à présent plus d’ennemi commun. Une guerre froide avec l’Islam servirait à renforcer l’identité de l’Europe à un moment crucial de son processus d’union. « A l’anti-occidentalisme de plus en plus grand des musulmans répond en Occident la crainte de la « menace islamiste » » (236).
Selon Samuel Huntington, les valeurs différentes de l’Occident, la Chine et l’Asie créent des rapports de force. Les échanges commerciaux ne sont pas un facteur de paix mais accroissent la conscience des différences et engendre des peurs mutuelles. La Chine, pas encline à la répartition du pouvoir, notamment en raison de l’importance accordée à la hiérarchie dans la culture confucéenne, pourrait devenir le plus grand acteur mondial dans l’histoire de l’humanité.
Les conflits entre civilisations peuvent mener à des guerres civilisationnelles, des guerres identitaires, comme la guerre de Yougoslavie qui opposa civilisations orthodoxe, musulmane et occidentale.
Pour Samuel Huntington, les musulmans sont concernés par plusieurs conflits civilisationnels, il parle de « sang aux frontières de l’islam », dû notamment au fait que l’islam est une religion du glaive, à l’inassimilabilité des musulmans, à l’absence d’État phare, à la faiblesse militaire et économique, à l’explosion démographique. « Dans tous ces points du globe, les rapports entre musulmans et peuples appartenant à d’autres religions (qu’il s’agisse de catholiques, de protestants, d’orthodoxes, d’hindous, de Chinois, de bouddhistes ou de juifs) ont généralement été conflictuels et la plupart du temps violents à un moment ou à un autre, en particulier au cours des années quatre-vingt-dix. Si on considère le périmètre qu’occupe l’islam, on peut se rendre compte que les musulmans ont du mal à vivre en paix avec leurs voisins » (284)
Renouveau de l’Occident
Selon Samuel Huntington, un renouveau occidental est possible en s’appuyant sur deux axes : le rejet du multiculturalisme et une alliance américano-européenne.
L’immigration peut redonner de la vigueur à une civilisation en déclin, à condition que la priorité soit donnée à des individus qualifiés, et que les immigrés soient assimilés culturellement (336). La culture occidentale est contestée au sein même de ses sociétés par des immigrés issus d’autres civilisations, qui persistent à défendre et propager leurs valeurs. On trouve ce phénomène chez les musulmans installés en Europe et les Hispaniques aux Etats-Unis (337). Mais la menace la plus sérieuse vient des intellectuels américains qui défendent les politiques de multiculturalisme. En mettant l’accent sur la spécificité culturelle des groupes et en dénonçant l’assimilation, ils nient l’existence de la culture américaine, et occidentale. Ceux qui par le passé ont renié leur identité ont donné naissance à des pays déchirés. Une pluralité de civilisations dans un seul État ne fonctionne pas. Les principes fondamentaux de la société américaine et le fond culturel doivent être maintenus. Les États-Unis ne peuvent subsister sur la seule idéologie du libéralisme politique. Si les États-Unis se désoccidentalisent, ce sera la fin de la civilisation occidentale. Pour résister à des sociétés non-occidentales de plus en plus puissantes, les Occidentaux doivent consolider leur fond culturel commun. « L’affrontement entre les partisans du multiculturalisme et les défenseurs de la civilisation occidentale et des principes américains, constitue, selon les termes de James Kurth, « le véritable conflit » au sein de la patrie américaine et de la civilisation occidentale » (339).
Sa solution, une « communauté atlantique », formée des États-Unis et de l’Europe qui pourrait faire entrer la civilisation occidentale dans une troisième phase de prospérité et d’influence. Cette alliance aurait comme base la démocratie et le capitalisme, l’héritage culturel et leurs valeurs communes, et l’OTAN. La politique américaine ne doit être ni multiculturaliste, ni universaliste, ni isolationniste, mais atlantiste.
Clés de lecture & commentaires subjectifs
- Dans la thèse de Samuel Huntington pas question d’hybridations, du cosmopolitisme, des interpénétrations créées par la mondialisation.
- Les métis issus de plusieurs cultures, ils se situent dans quelle civilisation eux ?
- La guerre froide terminée, chacun a vocation à retourner à la maison, et selon des différences, des ordres ancestraux ! Défaire l’Histoire, devenir des caricatures, nier le métissage des nations et les processus d’hybridation.
- « Les échanges économiques engendrent des peurs et peuvent être des sources de conflits » ; « Les distinctions économiques exacerbent les différences culturelles » à également valable à l’intérieur desdits « blocs » culturels. Qu’en est-il du bloc européen à l’heure de la crise économique ?
- Les différences culturelles sont indépassables ? Vision simpliste et pessimiste des individus, figés dans leurs identités, incapables d’adaptation.
- Très influencé par éclatement Yougoslavie et phénomène de balkanisation. Va donner une portée générale à un exemple particulier, qu’il vide de sa complexité, au lieu d’expliquer racines et causes du conflit.
- Dans le monde post guerre froide, finis les alliances multi-civilisationnelles ? Pas sûr… !
- Précise uniquement la nature des civilisations occidentales, chinoises et musulmanes. Des cultures figées.
- Vision très personnelle de la civilisation musulmane…
- « Les Chinois ne partagent pas le pouvoir dans leur logique hiérarchique, les musulmans ont du mal à vivre en paix avec leurs voisins, les Occidentaux ont vocations à revenir aux bases antiques et judéo-chrétiennes de leur civilisation» à des civilisations peintes à traits grossiers, sur base d’un mixe d’exemples historiques, de valeurs religieuses, d’éléments culturels.
- Une « civilisation musulmane »… multiple et complexe. Quel bloc musulman avec tensions entre sunnites et chiites ? Une « civilisation occidentale »… États-Unis et Europe, idem ?
- « Le multiculturalisme représente une menace, et ses partisans seront responsables de la chute du monde occidental. L’ouverture comme cause du déclin de l’Occident. Un recentrement des échanges, une fermeture de la civilisation occidentale sur elle-même pour juguler le déclin. Si les échanges économiques globaux ne sont pas souhaitables et le multiculturalisme à l’intérieur est une menace, l’universalisme n’est pas souhaitable non plus ». Son remède ? l’Atlantisme, une communauté basée sur la civilisation occidentale.
- Clair sur la nécessité d’un modèle simple ⇒ effets catastrophiques d’un modèle simple dans un monde complexe…
- Sa solution au monde postcolonial ? Se retirer si on ne peut plus dominer. Pointer l’anti-occidentalisme des autres civilisations ? Preuve qu’ils se retranchent aussi.
- Les attentats du 11 septembre 2001 guerre de blocs culturels ? Nébuleuse terroriste sans territoire ayant pris comme base la religion = une civilisation ? Quelle civilisation, la civilisation terroriste ? Ca se situe(ait…) où exactement sur la carte ?
- Prophétie auto-réalisatrice ?…! La lecture huntingtonienne qui a été faite du 11 septembre a renforcé le noyau et multiplié la cause, abouti aux préjugés et aux processus de désintégration. Contexte de fièvre identitaire = des citoyens amenés à se positionner. Contexte de perte de pouvoir = des États arrangés par la stigmatisation, pour réimposer à postériori des idées d’identités nationales ancestrales. Contexte de sociétés multiculturelles = des populistes se ruant sur cette bouée d’oxygène qu’ils n’attendaient même plus. Les bases sont posées, plus qu’à laisser macérer. On peut jauger / juger une théorie aux fruits qu’elle porte. Presque vingt ans après le choc du Choc des Civilisations et quatorze ans après le lancement de la prophétie auto-réalisatrice, les fruits récoltés ont un goût bien amer.
Avant la confrontation… juste un mot
J’ai choisi ces deux auteurs qui sont à mon avis représentatifs des courants de pensées antagonistes qui traversent nos sociétés. L’influence de leurs théories illustre en outre on ne peut mieux le pouvoir des Mots, de la portée des Mythes. En travaillant dessus, j’ai réalisé à quel point la vision de Samuel Huntington est désormais ancrée dans nos consciences, via la récupération politique et les discours médiatiques.
Voilà deux hommes qui nous parlent de la même chose, exactement à la période, et qui tout en faisant exactement le même constat, optent pour des directions opposées, tout en arrivant finalement au même résultat : ils ne parviennent pas à réconcilier et rendre compatibles le Réseau et le Territoire, la mondialisation et son monde mobile et l’État. La société multiculturelle conduisant à terme à la fin de l’État.
Arjun Appadurai vs Samuel Huntington : le match
- Mondes fluides vs Monde(s) figé(s). Monde complexe et fluide vs monde réducteur et figé.
- Importance de la dynamique, de la dimension contextuelle, vs importance du passé, de ce qui doit être.
- Post- Trans- Dé-, vs déterminismes. Tout est original vs rien n’a vocation à bouger.
- Accent sur gagnants globalisation (les diasporas) vs accent sur perdants globalisation (les États).
- Accent sur monde post colonisation vs accent sur monde post guerre froide.
- Abstraction du modèle vs simplification du modèle.
- Regard, pensée géoculturelle vs regard, pensée géopolitique.
- Conte vs science-fiction.
- Des mosaïques vs des blocs.
- Revue Public Culture vs revue Foreign Policy.
- Monde postcolonial multi-centré vs montée en puissance des autres civilisations.
- Imaginations vs Civilisations.
- Adjectif culturel, processus dynamique vs civilisations, cultures en blocs.
- Arjun Appadurai s’oppose aux culturalistes donc à Samuel Huntington qui en livrant une virulente critique des tenants du multiculturalisme, s’oppose à Arjun Appadurai.
- Finalité de l’Identité : s’agréger en groupes pour s’organiser et améliorer sa condition vs être contre, être en conflits.
- Finalité de l’indigénisation, de l’hybridation : un processus positif vs la montée de mouvements anti-occidentaux.
- Les « mouvements non violents de la société civile ainsi que les efforts quotidiens des masses silencieuses pour produire la paix, la convivialité, « un certain de degré de routine et de prévisibilité dans des situations porteuses de nombreuses incitations à la violence» (106) (http://www.laviedesidees.fr/L-avenir-une-categorie.html), « l’éthique de la possibilité » (Condition de l’Homme global, 2013) vs des identités culturelles inconciliables et des États qui produisent la guerre.
- La globalisation vue de la base vs la globalisation vue par le haut.
- Le grand désordre flottant vs une théorie, un monde qui n’accepte pas le désordre. Un monde (trop ?) complexe, vs un monde simplifié, sans aspérités, simple à lire.
- Relativisme culturel vs obsession occidentale du classement, de la hiérarchie.
- Flux de l’histoire vs Héritage, Histoire.
- États-Unis comme laboratoire d’une nouvelle société multiculturelle vs perte identité des États-Unis multiculturels responsable du déclin de l’Occident tout entier.
- Théorie qui pêche par excès d’abstraction vs théorie qui pèche par excès de simplicité
- Pays identités hybrides vs pays déchirés.
- Identités multiples vs identités limitées et délimitées.
- Panique devant l’inconnu vs angoisse devant la prédiction.
- Société multiculturelle vs civilisations condamnées à s’entrechoquer.
- Fin des États vs fin du processus de mondialisation.
Match nul ?
Même contexte : fin de la guerre froide, balkanisation, multiculturalisme, déclin de l’Occident, montée d’autres civilisations. Même constat : monde en redéfinition et multipolaire. Même cause : obsession identitaire, et regroupement selon des critères culturels. Mais accent mis sur différentes échelles, et chemins différents : civilisations et États d’un côté, diasporas et monde post-national de l’autre. Et sentiments différents : célébration de la mondialisation et de l’hybridité vs peur de l’ouverture et passéisme. Mais même résultat… Arjun Appadurai et Samuel Huntington avec des intentions et des propositions à l’opposé, nous offrent comme lectures du monde deux paradigmes identitaires. Cette vision du monde centrée sur les identités culturelles conduit à des tensions et des luttes identitaires. La focalisation sur les identités culturelles dans un monde globalisé éloigne les hommes en pointant les différences aux dépens du caractère global de toute identité, des rapports de voisinage et des affinités.
Match suspendu
Prenons Samuel Huntington au mot : aucune thèse n’est valide pour toujours. Celle-ci a connu son heure de gloire et eu sa chance avec le monde post 11 septembre 2001. Enterrons-là, proclamons sa défaite en créant un Monde post-11 janvier 2015. Quant au monde déterritorialisé d’Arjun Appadurai, il a contribué à grossir les rangs du populisme, en annonçant l’avènement d’un monde globalement global duquel une bonne partie des assignés à résidence s’est sentie exclu, contribuant au rejet de cet autre pouvant vivre ici, là-bas et ailleurs…