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Tarquin Hall à Londres

Tarquin Hall est un journaliste et écrivain anglais né à Londres en 1969. Journaliste globe-trotteur, il passe toute sa vingtaine loin de l’Angleterre, exerçant son métier en Afrique, Amérique, Asie, Moyen-Orient, … Il travaillera trois ans en Inde comme reporter pour l’Associated Press. Il vit aujourd’hui entre Londres et Dehli et est marié à une journaliste américaine d’origine indienne travaillant pour la BBC.

Juste avant ses trente ans, un peu fatigué d’être toujours chez les autres, Tarquin décide de rentrer chez lui  en Angleterre pour se poser et retrouver un peu ses racines et sa culture. « J’étais revenu à Londres juste avant mon trentième anniversaire, quelque peu fatigué d’être toujours un étranger loin de son pays et ressentant le besoin de rentrer chez moi ». « J’espérais qu’un retour au sein de ma propre culture m’apporterait les réponses qui me manquaient » (24).

A la recherche d’un appartement dans l’Ouest londonien, sa « maison », il va vite déchanter devant la flambée des prix de l’immobilier. Il va donc devoir « s’expatrier » dans l’East End londonien, une partie de la ville aujourd’hui en pleine mutation, mais où jusqu’il y a peu la majorité des Londoniens ne consentaient à s’aventurer. C’est donc sur Brick Lane, au cœur de Banglatown qu’il va être exilé, c’est depuis Brick Lane qu’il va (re)découvrir sa ville et un concentré du Monde. Ayant grandi à Barnes auprès de parents dont l’univers s’arrêtait à Chelsea, voire Hampstead pour visiter des amis bohèmes, Tarquin ne connaît rien de l’Est. Ayant vécu jusque-là comme la majorité des Londoniens, qui ne quittent pas leur quartier et leurs itinéraires balisés, Tarquin Hall devient le symbole d’une première génération de citoyens d’une Ville-Monde dans laquelle on est désormais tous des étrangers.

Salaam London est la révélation d’une Ville-Monde sans frontières, dans laquelle on ne cesse de voyager, dans laquelle les continents et les époques sont entremêlés pour former un bazar géant en constante recomposition. Tarquin Hall n’est pas rentré en Angleterre, mais après avoir parcouru le Monde, il est entré et s’est installé dans le Monde, le Monde en concentré. Tarquin Hall est le symbole d’une nouvelle génération qui dévoile au monde cette vérité : il n’y a plus d’échappatoire, on ne peut désormais plus vivre chacun chez soi et séparés. Nos destins sont à jamais entremêlés.

Voyages dans l’East End

Salaam London, sorti en 2005 (Salaam Brick Lane – A year in the New East End) c’est le récit drolatique, touchant, instructif et fouillé de ce voyage d’un an dans l’East End londonien.

« J’étais un immigrant au sein d’un paysage étrange et inconnu » (59). Pris par un sentiment de solitude et de déracinement dans son nouveau monde, les premiers temps Tarquin effectue de nombreux voyages de refuge à l’Ouest. Puis son appréhension diminue, et il se lance dans une véritable exploration de son nouveau territoire. Il accompagne son exploration de lectures sur le lieu, comme il le fit lors de ses séjours à l’étranger. Ses voyages se poursuivent donc, mais sous une tournure inattendue. Tarquin va entrer dans le XXIème siècle… et découvrir la poésie derrière la rudesse.

Classé dans le rayon “récits de voyage” de ma librairie, le récit de Tarquin Hall est une invitation à explorer la Ville-Monde. Ce voyage se prépare, se domestique, et il débute pour l’auteur par de longs séjours à sa fenêtre, première loge d’un théâtre de rue souvent burlesque. Une fois le lieu appréhendé, le territoire de Tarquin va s’élargir. Tarquin voyage en cercle, il circule à l’intérieur d’un périmètre de quelques kilomètres carrés à l’intérieur desquels il voyage en profondeur, explore les moindres coins de cet espace restreint. Son exil, il va le mettre à profit pour mener une véritable enquête. Son territoire, il va en étudier tous les aspects, les mécanismes, les populations, dans toute leur complexité. Il va en dévoiler les hauts-lieux, l’architecture, la démographie, la géographie, la sociologie, l’histoire, l’anthropologie. Il construit son récit comme une enquête avec comme fil conducteur la question de l’identité et de l’assimilation, par le biais des recherches d’Aktar, la figure de l’anthropologue.

Mais cette exploration, il va surtout l’illustrer avec une galerie de portraits, l’incarner par cette petite foule bigarrée, par des personnages attachants, hauts en couleur, des héros tragiques ou comiques, des héros tragi-comiques. Il va offrir une tribune, donner une voix à toutes ces voix qui arpentent ce bitume. Ces personnages sont l’âme de Salaam London, ils lui donnent son côté romanesque et dévoilent chacun à leur manière un petit coin de territoire. Tarquin Hall va mettre à profit ses talents et ses outils de reporter pour faire émerger ce guide de voyage du quartier. Il se promène, fait des rencontres, écoute, saisit toutes les opportunités, fait des recherches pour étayer les anecdotes contées, retranscrit les dialogues, étaye ses descriptions, ajoute des citations, complète le tout avec ses propres réflexions.

Au-delà du portrait de l’East End, c’est un portrait de la Londres cosmopolite et métissée qui émerge. C’est aussi une réflexion en série sur l’identité, les villes mondiales, le territoire, l’hybridité, l’assimilation, les couples mixtes, la deuxième génération, la préservation des traditions, la religion, le bricolage culturel, l’enclave ethnique, le racisme, les rapports entre communautés, l’identité nationale anglaise, le phénomène migratoire politisé, le transnationalisme.

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(Source : Salaam London, Gallimard, 2007)

Mettons-nous donc en route pour ce nouveau voyage à l’horizon et aux contours limités mais aux imaginaires illimités…

 De l’East End…

L’East End a jusqu’ici perpétué la scission londonienne historique entre les riches à l’Ouest et les pauvres à l’Est. Quartier à la réputation sulfureuse, il est une des zones les plus pauvres de Grande-Bretagne. En fait, l’East End est le royaume du refuge et de la survie. Ce qui était le quartier des docks a connu une ségrégation historique avec les yuppies d’un côté, les cockneys et les immigrants de l’autre, survivant dans leurs lotissements délabrés. L’East End c’est un paysage urbain envahissant, sans nature, à l’architecture désordonnée (21).

Banglatown

Au cœur de l’East End, Le quartier autour de Brick Lane a été rebaptisé Banglatown en raison des plusieurs dizaines de milliers de Bangladais qui s’y sont installés, dont l’immense majorité est originaire de la région du Sylhet. Des premiers lascars à ceux qui étaient à la recherche d’une meilleure vie, ou ont fui des risques de guerres civiles, les Bangladais se sont peu à peu fixés dans ce territoire d’accueil. Appelés « Londhoni » par les Sylhetis du Bangladesh qui pensent qu’ils sont tous riches (254), ce sont plus de cinquante mille personnes qui forment comme un grand clan. Qui trouvent toujours quelqu’un qui peut satisfaire un besoin au sein de la communauté. L’enclave permet la proximité et la solidarité mais n’échappe pas aux inconvénients de la vie en  communauté. Tout est épié, et les cousins très éloignés se suivent pour revendiquer du travail. Brick Lane est donc le territoire d’une communauté, enclave ethnique commerciale et résidentielle, touristique aussi. Sur Brick Lane, surnommé le « mile du curry », et son paysage culturellement marqué, vous trouvez une mosquée, des restaurants indiens, des bazars indiens, des vidéos clubs indiens, des agences de voyage indiennes, des coiffeurs, salons de beauté, des magasins de mariage, etc. Vous y voyez des hommes et des femmes portant des salwar, des calottes, des hidjabs ou des niqabs.

Mais Brick Lane est elle-même divisée. Banglatown est interrompu après Woodser Street studios, par des ateliers d’artistes et des bars branchés, et change à nouveau de caractère tout au nord, partie la plus miteuse.

Tarquin, de « retour » en Asie du Sud dans cet East End où il est souvent le seul visage blanc, y développe une amitié inattendue avec Mr Ali, le propriétaire bangladais qui lui loue sa mansarde débraillée au nord de Brick Lane. Personnage empli de contradictions, Mr Ali tient une boutique sur Brick Lane, dont le sous-sol est occupé par un atelier clandestin. Nos deux hybrides se découvrent entre autres un intérêt commun pour le cricket, et Tarquin est le seul Anglais que Mr Ali côtoie à connaître son pays d’origine et la culture islamique. Mr Ali affiche une identité culturelle hybride, tant dans son mode de vie, sur ses vêtements, qu’à travers son accent, une combinaison d’anglais d’Asie du Sud-Est et d’anglais des bords de la Tamise. Alors que sa femme souhaite repartir au Bangladesh, pour lui, il en est hors de question. Y retourner pour faire quoi ? Lors de ses deux seules visites, les gens  de sa famille, « ces bustards-là »  qui « ne tiendraient pas cinq minutes ici »  et pensent « qu’en Grande-Bretagne, l’argent pousse sur les arbres », lui ont réclamé de l’argent. Ces compatriotes dont il dit que  « de toute façon, Sa Majesté, elle en laisserait pas entrer la moitié » (149-150). Outre le regard qu’il porte sur les Bangladais restés au pays, Mr Ali ne tient pas non plus les demandeurs d’asile en haute estime. Pris entre deux cultures, Mr Ali que la communauté voit déjà comme un mauvais musulman et un mauvais père, doit gérer des dilemmes, comme lorsqu’il hésite à envoyer sa fille à Cambridge, pour ne pas déroger aux valeurs de sa communauté.

Tarquin fait également la connaissance d’Abdul-Haq, venu du Kenya en 1978, un agent immobilier désillusionné par ce pays où les « arbres n’ont pas de feuilles » (106), cette Grande-Bretagne qui est un mensonge (107). Adbul-Haq décédera avoir d’avoir l’opportunité de retourner là où il pense qu’il aurait été mieux accepté. Et c’est une veuve désemparée qui confiera à Tarquin que si elle est seule ici, elle serait aussi seule là-bas.

Mais l’univers amical de Tarquin dans son nouveau fief, ce sont aussi les Juifs de l’East End de souche, Sadie Cohen, Gilda, Ethel et Solly, dont les grands-parents y trouvèrent refuge en fuyant les pogroms, et qui pour la plupart ont depuis quitté le quartier ; Tristan, le militant altermondialiste ;  Mr Singh le kiosquier du quartier qui rapproche Brick Lane du marché aux voleurs de Bombay ; Chalky, le Cockney qui fréquente le Bethnal Green Arms où on trouve désormais des anguilles dans le pie and mash ; ou encore Naziz, et son « syndrome paki », ancien membre de gang qui a trouvé la rédemption dans la littérature et les études, qui tourne en rond sur la Circle Line, et apprend à sa mère en cachette à parler anglais et à s’ouvrir pour échapper à ce père qui n’admet qu’une seule lecture, celle du Coran.

Si l’East End est le cœur de la communauté bangladaise, on y trouve aussi des immigrés venus d’Afghanistan, d’Inde, du Pakistan, de Somalie, du Kosovo. On entend parler cent-deux langues sur Brick Lane. L’East End c’est aussi toute une économie parallèle, des ateliers clandestins, et des logements surpeuplés et délabrés. Un quartier de trafics où le marché de la drogue a été repris par les Bangladais. Des Bangladais qui forment le groupe le plus désavantagé en termes d’éducation, d’accès à l’emploi, et qui contient le groupe d’héroïnomanes dont la croissance est la plus forte du Royaume-Uni. En face, des parents désemparés qui ont perdu contact avec la jeune génération, qui connaît un taux de chômage très élevé.

Mais l’East End c’est aussi Whitechapel Road, sa grande mosquée, sa bibliothèque-université des pauvres, et son flot ininterrompu de vies. Tarquin va s’amuser à inscrire sur un journal tout ce qu’il y voit en soixante secondes, comme dans un spectacle. Au centre d’appels internationaux, au milieu des réfugiés économiques et des demandeurs d’asile, il découvre « le mélange de gens le plus improbable » qu’il ait  jamais vu : Afghans, Birmans, Chinois, Congolais, Irakiens, Kosovars, Libériens, Nigérians, Sénégalais, Sri-Lankais, de temps à autre un Lituanien et tant encore » (338).

Mais dans ce refuge, les différentes nationalités se mélangent peu. « Peu d’entre eux se parlaient. Le plus souvent, la langue constituait une trop forte barrière. Et pourtant, les expériences qu’ils avaient vécues étaient similaires » (338). Malgré les tensions entre communautés, les tensions des là-bas ressurgissant ici, l’East End c’est aussi le lieu où l’on peut assister à un match entre demandeurs d’asile kosovars et somaliens.

Dans cet East End où les communautés cohabitent sans se mélanger, on trouve quelques lieux de convergence, des espaces mondialisés, des véritables lieux de mixité, comme le marché dominical qui est l’occasion de voir « la chaussée bondée d’habitants de l’East End de toutes conditions sociales. Des Bangladaises accompagnées de leurs maris faisaient la queue au côté de vieilles cockneys poussant des caddies ; des mères de famille de Bethnal Green, des fausses blondes aux jambes nues teintées de saphir par le froid, côtoyaient des Albanaises bien en chair enfouies sous plusieurs couches de lainages et de foulards » (112). Brick Lane recèle d’autres espaces de convergence, comme ces restaurants indiens pas indiens qui servent de la nourriture indienne hybride, ou encore des boulangeries bagels tous publics.

Sur ce lieu d’hybridité qu’est l’East End, Tarquin a l’occasion d’observer des contrastes étonnants, comme à l’occasion du jour du réveillon conjoint de Noël-Aïd, durant lequel l’Afghan Gul Muhammad partit chasser son oie de Noël-Aïd dans Hyde Park, une « galerie d’art moderne branchée dressa un arbre fait de plaques métalliques soudées et décorées de préservatifs », et « un des bouchers bangladais s’approvisionna en dindes halal et en viande de renne, s’étant sans doute imaginé que c’était la nourriture chrétienne de saison » (136-137).

 Succession des territoires

En fait, toutes ces populations ne se retrouvent pas mêlées là par hasard. La succession des populations tout au long de l’histoire de l’East End, qui correspond au schéma de l’Ecole de Chicago, a donné lieu à une évolution ininterrompue et à des transformations successives du quartier, lui conférant un caractère hybride marqué. « Ses rues ont été irriguées par des immigrants pendant des siècles : marins chinois et éthiopiens, brasseurs flamands, raffineurs de sucre allemands, ouvriers agricoles irlandais, boat people vietnamiens. Après la guerre, il y a même eu des Maltais et des Chypriotes qui vivaient à Spitalfields. Mais ils viennent et ils repartent. Demain, vous vous réveillerez et vous découvrirez que Brick Lane a changé une fois de plus » (93).

Ainsi les vagues successives reproduisent le même schéma : regroupement, constitution et ancrage de racines au fil des générations, puis dispersion, encouragée par la vague suivante qui doit suivre les mêmes étapes, selon un schéma similaire. Malgré leur pauvreté, pour ces réfugiés de la nouvelle chance, l’East End n’est pas un abîme, mais une pépinière (94). Ils viennent, luttent, et poursuivent leur chemin (95).

Parmi les vagues les plus importantes, on trouve les Huguenots français dans les années 1700, dont les arrière-petits enfants s’éparpilleront. Ensuite viendront les Irlandais qui fuyaient la famine. Puis environ 120’000 Juifs fuyant les pogroms s’installèrent dans l’East End entre 1880 et 1891. Ils débuteront une nouvelle vie en Grande-Bretagne dans un nouveau ghetto, autour de Brick Lane. C’est la Brick Lane des boucheries casher, des music-halls, des éditeurs, buralistes, tailleurs, joaillers juifs. Parmi eux, rares étaient ceux qui travaillaient en-dehors du ghetto. Au-delà des divisions politiques et religieuses au sein de la communauté, les gens se rassemblaient et s’entraidaient (79). Ces premiers arrivés ne se mélangeaient pas avec les non-Juifs, et certains n’apprirent jamais l’anglais. Ils se considéraient comme des invités en Grande-Bretagne, de passage avant de pouvoir s’installer dans la Terre promise. Les générations d’après se considérèrent chez elles dans cette Grande-Bretagne où il n’était plus question de faire profil bas.

Enfin dans les années 1970, les Bangladais commencèrent à arriver, et avec eux allait naître Banglatown. Les boucheries casher ont été remplacées par les boucheries halal, les synagogues par les mosquées, les kippas par les calottes blanches » (90). Aujourd’hui, les dernières vagues d’arrivants sont des immigrants et des demandeurs d’asile venus d’Afrique, d’Europe de l’Est ou du Moyen-Orient.

au New East End

En parallèle, cette dernière décennie a vu apparaître un phénomène nouveau, avec l’arrivée d’un groupe au schéma différent, les « New East Enders ». Il s’agit de citadins branchés dont l’arrivée redessine et redistribue le quartier en faisant grimper les prix. Les New East Enders sont attirés par les bas loyers, par les opportunités d’un paysage industriel à réhabiliter et à occuper, et par le multiculturalisme des lieux. Avec eux s’est invitée la gentrification du quartier.

Mais peut-être que quelque part cette dernière vague reste dans l’esprit de l’East End. Cette jeunesse, ce sont un peu les réfugiés d’une ville uniformisée et financièrement inaccessible. Ils se reconnaissent dans cette « atmosphère spéciale qui contribue à encourager un état d’esprit anti-autoritaire » (102), dans ce lieu qui a de tout temps accueilli dissidents, artistes et nouveaux courants.

Cohabitations

C’est donc sur ce territoire maintes fois approprié que cohabitent aujourd’hui un melting pot de populations historiques et nouvellement arrivées. A l’aide des données du récit, faisons un petit tour des communautés du quartier et leurs rapports les unes avec les autres.

Les Cockneys blancs. Habitants historiques du quartier, ils sont ceux qu’on appelle traditionnellement les East Enders. Considérés comme des Anglais marginaux dans le très ancré système britannique de classes, ils ont souvent été victimes de préjugés. Historiquement, la culture cockney s’apparente aux docks, aux taudis, pubs, marchés, music-halls, aux communautés très unies, aux valeurs de la classe ouvrière, au mépris pour le mode de vie moderne des cartes de crédits et des hypothèques, et à un argot, le rhyming slang (394). Encore majoritaires à Tower Hamlets, leur fief se situe autour de Bethnal Green. Aujourd’hui, leur culture est en voie de disparition et leur population décline dans l’East End, notamment avec le départ d’une partie de la jeunesse. Le déclin de leur culture et de leur communauté amène à des discours sur ce qu’ils considèrent comme la déchéance de l’East End. Un discours empreint de nostalgie pour un décor perdu. Dans cet ordre d’idées, les Cockneys n’apprécient guère leurs nouveaux voisins, ni les immigrants ni les aristos de yuppies.

Les Bangladais et les autres communautés ont également tendance à rester entre eux. Ils ne se mélangent pas vraiment, ni les uns avec les autres, ni avec la population cockney. Ils ne comprennent en outre pas la démarche de ces yuppies qui s’installent dans le quartier.

Les Yuppies, fêtards de Shoreditch et Hoxton, et les Bobos, « politically correct » et altermondialistes, tribu de New East Enders engagés : les uns cherchent le dernier quartier branché et à réhabiliter de la ville, les autres cherchent à fuir les ravages de la commercialisation de Londres, trouver l’anonymat, des gens qui partagent les mêmes convictions et un lieu pour être soi-même. Quoiqu’il en soit, c’est dans son ensemble une tribu détestée par les indigènes Cockneys de Bethnal Green. Il y a également un fort décalage et une incompréhension entre les immigrants sans le sou qui veulent partir et ces communautés prêtes à payer une fortune pour habiter le bazar.

Les derniers Juifs de l’East End : s’étant majoritairement dispersés dans la ville, l’agglomération voire le pays, pour la plupart d’entre eux Brick Lane représente désormais un pèlerinage.

Configuration étonnante, tous ces mondes cohabitent à l’ombre des tours de verre et du cœur financier mondial, la City.

Refuge complet ?

Le refuge est une tradition bien établie dans quartier. Ce qui n’empêche pas le racisme à destination des nouveaux arrivés. On découvre au fil de l’enquête de Tarquin Hall qu’aujourd’hui, dans le quartier, les gens font une distinction entre les types d’étrangers, et surtout qu’il y a un rejet massif envers les demandeurs d’asile.

Petit concentré des visages et des arguments que prend le racisme dans l’East End : Mr Ali pense que le racisme arrive quand l’économie va mal et que les gens trainent sans rien faire (42). Un chauffeur de taxi pensent que les immigrés sont trop nombreux, qu’on n’est plus en Angleterre dans l’East End, que l’Angleterre est elle-même inondée par les Indiens, qu’il faut se fixer une limite, et par ailleurs se méfier d’eux, parce qu’ils n’ont pas les mêmes valeurs (51).

En ce qui concerne les demandeurs d’asile, Tarquin Hall constate rapidement que le débat sur leur présence ne fait pas rage tous les jours uniquement dans les médias…. Certains dans le quartier considèrent les demandeurs d’asile comme des « sangsues », l’East End en train de devenir comme l’Afrique, et d’autres envisagent de se tourner vers le parti politique qui fait de l’immigration une priorité. Ils déplorent aussi que les Blancs soient en minorités dans certains quartiers, et le nombre sans précédent d’entrées sur le territoire, dans une Angleterre qui appartient aux Anglais, une Angleterre où l’identité anglaise est en danger.

Dans un quartier où la majorité de la population est originaire d’ailleurs, l’immigré c’est « l’Autre », à l’instar de la position de Mr Singh, le buraliste de Brick Lane, lui-même immigrant. « Je ne suis pas immigrant ! Voilà trente-trois ans que je vis en Grande-Bretagne, que je paie des impôts, que je vote pour le parti travailliste, que j’écoute le discours de la reine le jour de Noël. Je suis un vrai citoyen britannique, un vrai patriote. Et aussi, comme tous les Sikhs, je travaille jour et nuit et j’élève ma famille de la manière la plus respectable. Mon fils est expert-comptable, diplômé et agréé. Dans notre famille, nous avons toujours fait preuve d’intégrité, de respectabilité aussi. Pourquoi devrions-nous être comparés à tous ces fainéants ? » (155)

Tarquin découvre aussi un ton ouvertement raciste envers les demandeurs d’asile dans la bouche des habitués du pub cockney. Ici on estime que « c’est complet », qu’ils sont trop nombreux déjà, que ceux qui viennent n’accepteraient pas qu’on aille tous chez eux. On propose d’afficher un « grand panneau sur les falaises blanches de Douvres qui dise : « Complet. Dégagez. Retournez d’où vous venez ! » (157)

Mais à priori le racisme n’a rien de nouveau dans un East End où sont nés la plupart des groupes racistes de Grande-Bretagne, et où les manifestations racistes vont de la violence des groupes skinheads des années 1970, jusqu’à leur réactivation contemporaine. En effet, une bombe visant les communautés immigrées explosera durant le séjour de Tarquin. « Les immigrants arrivant dans l’East End se sont toujours heurtés à l’hostilité pour une raison ou une autre. Dans les temps de difficultés économiques, les rancoeurs se sont parfois transformées en violence. »  Cependant, pour les habitants, le quartier reste un endroit fondamentalement tolérant, avec un équilibre qui lui est propre (158-161).

Face à tous ces arguments Tarquin se demande « si en Angleterre les possibilités offertes à l’immigration » n’ont « pas atteint leur limite ». L’Angleterre est-elle « encore capable d’absorber des étrangers ? ». Sa réponse il va aller la chercher dans un lieu tout trouvé : l’East End (162).

Il va peu à peu apprendre à connaître ses voisins demandeurs d’asile, des ombres qui retrouvent leur statut d’hommes à travers leurs récits. Ses nouveaux amis ce sont l’Afghan Gul Muhammad et les deux Kosovars albanais le Grand Sasa et le Petit Sasa. Ils lui racontent comment on les accuse sans cesse d’être des faux réfugiés, lui font comprendre qu’ils préfèreraient être dans leur pays plutôt que d’être des réfugiés qui ont tout perdu et vécu avec la peur de se faire tuer. Que personne n’a envie d’être le réfugié que tout le monde déteste, qui est considéré comme le problème partout où il va. Ses nouveaux compagnons lui content leur odyssée via Calais, la mafia des passeurs, les fondamentalistes rencontrés dans les mosquées qui les enjoignent de retourner.

Parmi ceux que Mr Ali appelle « les gens de nulle part » (367), Tarquin rencontre aussi Salah le Kurde d’Irak qui voit dans « la liberté le plus grand de tous les biens » (367). Il découvre encore la réalité de ces immigrés qui travaillent clandestinement bien en-dessous du salaire légal et vivent des conditions de complète insalubrité. Il découvre les réseaux mafieux albanais qui font venir des prostituées esclaves qui ne sont pas plus protégées ici qu’en Albanie, où leur témoignage ferait peser des menaces sur leurs familles au pays.

Et petit à petit, le regard de Tarquin va changer. De plus les études lui confirment que les demandeurs d’asile ne pèsent pas sur l’économie, ils lui sont utiles, tout comme ils sont utiles à la démographie. Mais qu’en est-il des conséquences sur l’identité, sur le tissu social du pays ? Il s’interroge sur sa propre responsabilité au moment où il s’apprête à faire venir sa fiancée. Là encore, les chiffres ne lui révéleront pas l’invasion de la Grande-Bretagne qui est annoncée.

Anu, l’ancrage de passage

Anu, la fiancée américaine d’origine indienne de Tarquin le rejoint sur Brick Lane. Anu, c’est une Américaine d’origine indienne journaliste comme Tarquin, partie séjourner en Inde après ses études pour découvrir l’Inde par elle-même. Après avoir vécu ensemble à New Dehli, leur engagement pose la question de l’endroit où ils vont vivre. Anu cherche un endroit où elle puisse être acceptée à la fois comme une indienne et comme une américaine, elle espère trouver un autre lieu comme l’Inde où elle se sente à sa place. Les deux en fait cherchent cet endroit où ils puissent être à leur place. Ensemble. La présence d’Anu à Londres se présente comme un test pour ce couple cosmopolite qui au-delà de cette quête du lieu commun doit faire face à des familles qui des deux côtés rejettent leur couple mixte.

En attendant, Anu à son arrivée, est consternée. Le Londres que Tarquin lui a vendu, c’est le Londres des rues victoriennes tranquilles aux maisons mitoyennes, et celui des parcs publics manucurés. Il a tout de même tenté de l’avertir que son existence n’avait rien à voir avec la vie privilégiée d’expatriés qu’ils menaient à New Dehli. Cette Indo-Américaine va devoir se positionner dans l’East End indien, elle ne sait « pas vraiment comment prendre Banglatown. » « elle trouvait certes de nombreux éléments familiers et vers lesquels elle se sentait naturellement attirée », alors qu’en même temps « elle se rendit rapidement compte que si, à Dehli, elle s’était sentie chez elle parmi la population locale, elle était aux yeux des Bangladais aussi étrangère » (191) que Tarquin. Si elle se sent étrangère parmi les Bangladais, cette Américaine l’est tout autant parmi les Anglais, dont elle se rend compte qu’elle ne les connaît pas plus qu’elle ne les comprend. Anu est surprise par le fossé culturel existant entre l’Angleterre et l’Amérique.

Anu introduit Tarquin dans la CITI, la « Communauté Internationale des Tantes Indiennes », « le réseau des femmes indiennes qui vivent dans la diaspora d’expatriés du monde entier en maintenant des liens entre elles ». Elles organisent « des kitty parties, des spectacles de danses de Bollywood et la fête de Diwali » mais surtout elles « veillent à ce que leurs fils et leurs filles ne soient pas corrompus par les mœurs occidentales et qu’avant tout, ils se marient avec des membres de leur classe » (199). Anu rend visite à sa famille « de tantes » dans l’enclave indienne d’Uptown Park, autre morceau d’Asie du Sud-Est dans l’East End, qu’elle surnomme Punjabi Town. Si Tarquin reconnaît et admire leur sens de la communauté, Anu ne se sent pas proche de ce monde « incestueux » et son esprit « étriqué » auquel elle a jadis échappé (206).

Elle décroche un poste de réalisatrice de presse radio à la BBC et se retrouve dans son monde à elle, un monde d’immigrants et d’expatriés anglophones, un clan cosmopolite venu « de tous les continents hormis l’Antarctique » (207) pour qui la Grande-Bretagne est une énigme. C’est donc à Tarquin que revient le défi de s’interroger sur sa propre culture et le fonctionnement britannique afin de l’expliquer à ces passagers. A lui que revient le rôle de percer pour eux le mystère de ces Anglais inaccessibles et distants, avec lesquels l’approche prend beaucoup de temps, ces Anglais qui « savent que s’ils se montrent trop amicaux et rendent la tâche trop facile aux autres, ceux-ci pourraient avoir l’horrible idée de rester étrangers » (212).

Quoiqu’il en soit, Anu se sent mal à Londres, elle se demande chaque matin ce qu’elle fait là, malgré ses efforts pour fleurir leur tanière et leur quotidien, en important un véritable oasis de couleurs à tout le gris qui les entoure, grâce à ses dons de botanistes. Anu voit sa venue et l’abandon de son poste de reporter en Inde comme une erreur monumentale, et leurs relations sont tendues. Mais dès qu’on lui propose un avancement dans son travail, « tout changea », « Londres, après tout, ne lui sembla plus un endroit aussi détestable » (384-385).

Bricolage identitaire et religieux

Tarquin veut apprendre à connaître les habitants de son quartier, et la diversité de la communauté bangladaise lui est un peu plus révélée lors d’un « mariage d’amour », où les apparats affichent une fusion des modes occidentale et indienne. Il découvre une famille syhleti qui contient aussi une minorité de musulmans conservateurs radicalisés et prosélytes, qui lui interdisent de filmer leurs « sœurs musulmanes ».

Mais la complexité de la communauté lui sera surtout révélée par Aktar, un anthropologue du Bengal-Occidental du courant postcolonial, produit de l’éducation à l’anglo-saxonne, ayant toujours considéré l’Angleterre comme une seconde patrie intellectuelle. Il est à Londres pour étudier la communauté syhleti et déterminer si elle gardera ses spécificités ou au contraire s’assimilera. Il rejette la « McCulture » libéralisée mais va être stupéfié par le Londres des temps modernes, notamment par la croissance de sa population immigrée, par cette Londres qui dément la prétendue impossible conciliation de l’Est et de l’Ouest (287).

Anthropologue bengali et musulman, Aktar est l’homme de l’intérieur, celui qui va « résoudre l’énigme que constituait la communauté fermée des Sylhetis » (287) pour Tarquin. Il apprend que les Syhletis pratiquent une forme modérée d’islam, combinée à l’hindouisme, et complétée par l’influence arabe du besoin de se déplacer pour trouver la terre promise de leurs mythes. Une des raisons de leur émigration économique massive est la destruction par les Britanniques lors de la période coloniale de l’industrie textile locale, destruction dont le pays ne s’est jamais remise. La communauté forme à Londres des familles étendues qui souhaitent vivre proches dans le village de Banglatown.

Aktar découvre parmi la communauté une portion de jeunes qui se replient et sont influencés par des imams charlatans et fondamentalistes, « des hommes à l’esprit étroit, incultes du point de vue théologique, qui prêchent une version intolérante de l’islam, complètement à l’opposé de la tradition bengali d’amour, de compréhension et de compassion » (292). Des charlatans qui viennent de milieux ruraux, n’ont donc aucun moyen « de comprendre la complexité de la vie moderne au cœur des grandes cités de l’Occident » (293), et font du mécontentement et de l’insécurité leur terreau. Vu par de nombreux parents comme un contrepoids à l’influence corruptrice de la culture occidentale sur leurs enfants, cette « mafia des mollahs » martèle à leurs jeunes « qu’ils ne sont pas d’ici et qu’ils ne seront jamais acceptés» (293-294).

Mais à l’instar de la communauté, les significations que renferment un affichage plus affirmé de sa religiosité sont pétries de complexités. Ainsi, l’adoption du port de djilbab, hidjab et gants par certaines femmes n’est pas forcément synonyme de radicalisation. Tarquin rencontre un groupe d’adolescentes ayant volontairement adopté le hidjab, qu’elles mêlent aux modes occidentales et orientales, jouant ainsi avec leurs identités. Des jeunes filles reconverties et engagées, plus au fait de l’islam que leurs mères, et qui renforcent une pratique religieuse qui les libère et les aide à se découvrir. Des jeunes filles qui s’identifient à la Oumma, la communauté musulmane mondiale, et se considèrent d’abord musulmanes avant d’être britanniques (297). Des jeunes filles qui concilient leur religion et leur modernité. Un groupe au sein duquel s’affirment cependant d’autres directions, comme celle de ne pas se couvrir, de ne pas obéir à une quelconque pression. Quoiqu’il en soit, des jeunes filles qui dans l’East End occidental ont trouvé comment concilier religion et liberté, et une identité pour se « lancer dans le monde » (301).

Souche cockney multiethnique

Parallèlement à son étude de la population bangladaise, l’anthropologue veut étudier la « population indigène blanche », ces cockneys appelés East Enders, l’état de leur culture et la possibilité que la communauté bangladaise y soit absorbée. Il veut rencontrer des prototypes d’East Enders, des cockneys 100% anglais. Or, « tous les East Enders blancs » « avaient des squelettes d’immigrés dans leurs placards » (407). Il ne trouvera pas d’Anglais « pur sucre » dans cet East End à la constitution génétique hybride, où « tout le monde est originaire d’ailleurs » (408-409). Il doit se rendre à l’évidence, dans cette ville où tout est possible, le cockney pourrait bientôt être un descendant de la communauté bangladaise. Déjà, dans la parade cockney du Pearly Harvest Festival, défilent désormais des cockneys aux origines antillaises parce que la « race n’a rien à voir là-dedans. C’est l’endroit où on a grandi qui compte ». Comme confirmera à Aktar un cokney, sont considérés comme vrais East Enders ceux qui font « partie de l’endroit. C’est peut-être un East End différent de celui que nous avons connu. Mais les immigrants adoptent nos traditions » (415-416).

Le désenchantement de l’anthropologue se poursuivra quand il découvre que tout ce qui est considéré comme anglais est en fait de la récupération d’origine étrangère anglicisée… (439-442). Force lui est de conclure que les Anglais sont un peuple ayant une forte aptitude à se réinventer, et qu’on ne peut (dès lors ?) pas conquérir (444).

Identité hybride

S’il le East Ender est celui qui habite le quartier, qui sont précisément ceux qu’on appelle les « British Asian » ? Adoptent-ils une nationalité purement légale, deviennent-ils des Anglais, deviennent-ils autre chose ? (396). D’après l’anthropologue, la communauté bangladaise subit une véritable métamorphose. La jeune génération a adopté une identité hybride. Ils n’ont pas les mêmes valeurs et centres d’intérêts que les générations précédentes, la plupart n’a jamais vu le Syhlet, parle mieux anglais que syhleti et sont musulmans non pratiquants. Même les néo-islamistes sont musulmans britanniques plus que bangladais. Ces jeunes peuvent établir des liens avec la société au sens large. Ils ont assimilé des valeurs de la culture occidentale et donc certains comportements chrétiens. Ils font moins d’enfants et importent moins leurs partenaires du Syhlet. C’est l’économie et le commerce privé qui jouent le plus grand rôle dans leur inclusion dans la culture britannique (394-395).

En conclusion, l’anthropologue prédit une anglicisation des Bangladais avec le temps, à l’image des Juifs pour qui cela a pris cent ans. Il voit cette assimilation ethnique appauvrissante en comparaison d’une culture anglaise qui deviendrait « véritablement multiculturelle » (445).

En conclusion, « les Anglais ont toujours été un groupe formé de peuples divers. » Bretons romains, Celtes, Scandinaves, etc., donc être anglais c’est avant tout présenter des caractéristiques anglaises, une « anglicité », une « Englishness ». Cet état d’esprit et leur pouvoir d’absorption « implique que les Bangladais et les autres immigrants finiront par se fondre dans ce melting-pot ».

 Et comme les lieux sont toujours le prolongement des identités, « Il semblait donc dans l’ordre des choses que les jours de Banglatown soient comptés et qu’à terme le caméléon qu’est Brick Lane change une nouvelle fois de couleur » (448).

L’ère de l’hybridité généralisée

Au fond, la jeune génération bangladaise s’hybride tout simplement à l’image de l’hybridation de sa terre d’élection. L’ère globalisée contraste avec un passé basé sur le principe que le « semblable doit aller avec sa semblable », que les Juifs ne se mélangent pas avec les goys, qu’aimer une étrangère à la communauté c’est « trahir sa famille et son peuple », à l’instar de l’histoire de Sadie Cohen qui voit dans cette posture « un tel gâchis », « surtout aujourd’hui où tout le monde se moque de qui se marie avec qui. Il y a des Anglais qui se marient avec des Africaines, des Africains qui se marient avec des Indiennes. Et Dieu sait quoi d’autre. Le monde entier est devenu international. On appelle ça la globalisation. Les juifs et les goys, quelle différence ça peut bien faire ? » (315-318)

Londres et ses couples mixtes, Londres la mondialisée, Londres la métissée où Anu l’Américaine Indienne a trouvé sa place. « Ce sont surtout les liens qui rattachaient la ville à son passé colonial et son extraordinaire mélange cosmopolite qui la séduisaient. Elle aimait passer la matinée dans Edgware Road au milieu de Libanais et d’Irakiens fumant leur narguilé, aller dans Drummond Street pour un déjeuner de dosas ; passer l’après-midi à faire du lèche-vitrines dans les boutiques vendant des saris, puis la soirée à Soho pour voir le dernier film de la réalisatrice iranienne Samira Makhmalbaf. Partout où elle allait, elle voyait des couples mixtes comme le nôtre et elle découvrit qu’elle pouvait s’identifier à cette fusion interculturelle » (452).

Londres malgré sa dureté, offre des perspectives d’avenir à ses immigrés, dont des Sylhettis, qui malgré le manque ne veulent pas retourner dans ce Sylhet qui correspond pourtant pour Tarquin « à la définition donnée par la légende d’un paradis situé au-delà de sept mers et de treize rivières », et pour lesquels citoyenneté britannique reste une fierté.

Parcours résidentiel

Son enquête bouclée, il est temps pour notre reporter de reprendre sa route… « Entrez affamé, sortez branché », proclamait un panneau que j’avais repéré ce matin-là à Brick Lane, sur la vitrine d’un nouveau café à la mode. Mieux que tout le reste, ce slogan paraissait résumer l’expérience que faisaient les immigrants de l’East End – et que j’avais faite aussi » (466). Brick Lane aura révélé et fait adopter par Tarquin un autre Londres, un Londres dans lequel il s’est senti en accord avec son environnement. Barnes n’est plus pour lui.

Brick Lane changera bientôt une nouvelle fois de couleur. Déjà le quartier vit la fin d’une époque et son visage change « de façon spectaculaire » sous le coup des restaurations, de la bobohisation, de la gentrification. En attendant, Anu s’est « vraiment éprise de Londres » (452), et avec Tarquin ils quittent l’East End pour poursuivre leur voyage londonien vers « un lieu qui est traditionnellement une étape de transition » (451), Dalston. Ils semblent avoir résolu l’énigme du quartier adéquat de la Ville-Monde dans lequel pourra s’épanouir leur amour. Tarquin se demande s’il se sentira à nouveau tout à fait chez lui à Londres, assumant confortablement son statut d’anglais. « Peut-être resterais-je toujours un peu un étranger ? Peut-être n’était-ce pas le pire statut qui soit ? » (466-467) Mr Ali poursuit lui aussi sa route. Il n’écarte désormais pas la possibilité de s’installer à Cambridge, ou ailleurs en Grande-Bretagne…