Mars 2015
Après Charlie….
11 janvier 2015, Place de la République. Tous les Paris se sont donné rendez-vous. Le Paris politique, international, touristique, populaire, bourgeois, bohème, bourgeois-bohème, métissé…
Alors quelle ambiance règne dans cette capitale du Monde d’un jour, quelques semaines après le grand rassemblement ? A quoi ressemble le Paris post janvier 2015 ? Vais-je découvrir un Paris post 7 janvier ou un Paris post 11 janvier ? Quelle réaction aura fini par dominer, sécurité ou fraternité ?
La visibilité de la sécurité doit sûrement étouffer les manifestations de fraternité… Car Paris a des allures de ville en état de siège. Le Plan Vigipirate est toujours activé, et dans mon lieu d’élection, on trouve des militaires en faction devant les synagogues et les mosquées. Les écoles communautaires et les lieux touristiques sont aussi concernés. Le spleen parisien semble à l’image de l’état de certaines rames du métro parisien. Sans oublier le fond de crise qui règne ici. « Pré-ca-ri-té ne rime pas avec Français ! » peut-on entendre une foule scander, pancartes levées. Mais fort heureusement, partout subsiste cet esprit parisien, unique. Une somme de potentialités et de bonne volonté qui fait que quoi qu’il arrive, et malgré l’immense chantier, ici la guerre des civilisations ne pourra jamais triompher.
Paris est tout simplement une ville inépuisable. Il existe so many Paris. Au-delà de Paris capitale la plus visitée du monde, ce qui est avant tout parlant pour mon épopée c’est que Paris est à la fois la capitale de l’État, la capitale d’un ex-empire colonial et une des capitales de la mondialisation. Tous ces Paris se partagent un seul espace. Le hic, c’est que tous ces visages de Paris n’ont pas fusionné. Ce qui peut amener à des contradictions identitaires, qui se répercutent sur l’espace. Car Paris doit être vitrine de la nation, et l’État doit contrôler son image. Or l’identité voulue par le pouvoir, l’identité héritée de l’Histoire ou celle issue de son rang de capitale de la mondialisation ne sont pas toujours au diapason. La nation française cherche encore comment composer entre valeurs universalistes et diversités démographique et culturelle, entre identité républicaine et identité mondiale. La profondeur de l’espace parisien reflète cette complexité identitaire et peut par conséquent aider à déchiffrer « l’énigme France ». Forte de ma méthodologie de lecture des murs un peu plus rôdée, je vais donc être attentive aux mutations, évolutions et transformations spatiales pour tenter de cerner le pouls de cette nation.
Appréhendé dans sa grande couronne, ce que semble nous dire l’espace parisien c’est que la France a du mal à fusionner. On sait qu’une partie de la nation vit en périphérie, de l’autre côté du périphérique-fortifications, dans des banlieues multiethniques où la mixité socio-économique s’est peu à peu étiolée. Si la multiethnicité ségréguée spatialement a donné naissance à des cultures urbaines riches et de nouveaux modes de socialités, ces territoires sont aussi marqués par les tensions et la dégradation. Le 20 janvier, le Premier Ministre Manuel Valls a renversé la perspective communautariste en parlant « d’apartheid territorial, social, ethnique ». Quand on en arrive à ce degré de non vivre ensemble, on ne parle bien évidemment plus d’assimilation ou d’intégrations mutuelles, ni même plus de cohabitations, mais de ghettoïsation.
Et qu’en est-il de la première couronne, la diversité de la nation y est-elle visible ? Comment se passe la cohabitation ? Où en est le processus d’hybridation ? Observe-t-on comme dans les autres Villes-Monde des aires de concentration naturelles de groupes ethnoculturels ? Observe-t-on un schéma à l’École de Chicago, ou une ethnicisation durable du paysage urbain et la récupération marketing de cette mutation ? Le fait que Paris soit la capitale d’une République laïque a-t-il une influence sur le paysage urbain, comparé par exemple aux capitales des terres d’immigration aux politiques multiculturelles d’Amérique du Nord ? Existe-t-il des communautés transnationales dans la capitale de la nation une et indivisible mais néanmoins très divisée ?
Ce qui est sûr c’est que Paris est une ville extrêmement métissée, où les cultures du monde se croisent et se mélangent, cultures européennes, orientales, arabes, africaines, nord et sud-américaines, insufflant à la ville une incroyable énergie. C’est une des forces de Paris. C’est celle qui reste trop peu valorisée.
En ce qui concerne les quartiers ethniques, il existe quelques concentrations territoriales dans l’espace parisien : les communautés culturelles indiennes ont créé une centralité entre la Gare de l’Est et la Gare du Nord ; les communautés d’Afrique sub-saharienne et du Maghreb dans les quartiers de la Goutte d’Or, de Barbès et de Belleville ; les communautés chinoises et sud-est asiatiques dans le « triangle d’or » du 13ème arrondissement, à Belleville, et autour de la rue du Temple où se trouve le « sentier chinois » ; enfin les Japonais vers l’Opéra.
Pour me faire ma propre idée des différentes façons qu’a le Monde de s’exprimer à Paris, j’ai concocté un micro itinéraire ponctué de quelques voyages soigneusement sélectionnés. Des voyages à la rencontre des citoyens de cette cité et de leurs productions territoriales spontanées. Un voyage dans une Cité-Monde utopique, vitrine patrimoniale fabriquée, encadrée, délimitée, esthétisée. Un voyage dans un musée. Enfin, un détour par un des quartiers préférés des touristes et des Parisiens, territoire de plusieurs communautés et de toute la société.
Belleville, quartier-village multiethnique en MutationS
J’ai décidé que Belleville, ce village qui refuse de choisir, serait le cœur de mes explorations parisiennes. Belleville, quartier intra-muros de l’Est parisien, à cheval entre plusieurs cultures, à cheval entre les 10ème, 11ème, 19ème, 20ème arrondissements aussi. Quartier que j’avais jusqu’ici peu exploré, pour ce séjour Belleville sera mon lieu d’élection, le point d’ancrage de mes errances.
Découpage. Quartier en pente, Belleville peut être découpé en trois sections : Haut Belleville, Bas Belleville et Ménilmontant.
Rue de Ménilmontant, rue de Belleville, boulevard de Belleville, rue des Pyrénées, rue des Couronnes et Parc de Belleville en constituent ses espaces principaux. Belleville compte plusieurs stations de métros, dont Ménilmontant, Couronnes, Belleville, Pyrénées, Jourdain
Location. Pour une errante de passage, quelle maison pouvait être plus indiquée qu’un hôtel meublé…
« L’Hôtel & Résidence de la Mare s’inscrit dans la tradition des hôtels meublés qui ont accueilli et hébergé les vagues de migrants des 19ème et 20ème siècles vers Paris. Ces hôtels meublés hébergeaient 350’000 Parisiens au début des années 1930, soit plus de 10% de la population. Le migrant d’origine provinciale ou étrangère venant à Paris pour travailler s’installait tout naturellement à l’hôtel. Avoir une chambre en ville était le gage banal d’une indépendance minimum. Après la crise économique, moins de travailleurs venaient s’installer dans la capitale mais dès les années 50, l’hôtel meublé retrouva un second souffle avec des occupants préférant rester à Paris intramuros plutôt que de partir vers la banlieue. Aujourd’hui, ces hôtels sont en voie de disparition, le prix du logement ayant incité les propriétaires à vendre leurs biens par tranches, chassant ainsi de Paris la population moins favorisée. En 2010, seul 1% de la population vit encore dans des hôtels meublés, la plupart étant en mauvais état. L’Hôtel & Résidence de la Mare est l’un de ces bâtiments qui ont fait l’histoire du petit peuple de Paris et qui, après une rénovation complète en 2012, propose quelques-unes de ses chambres aux touristes de la capitale. » (Source : http://www.hoteldelamare.fr/fr/)
Identités du quartier
Quartier aux multiples visages, Belleville est un kaléidoscope qui s’apprivoise, qui s’apprend. Opaque en phase d’appréhension, les nombreuses couches du quartier demandent un minimum de temps pour se dévoiler. Belleville est un idéal-type d’hybridités, un lieu qui n’a pas froid aux yeux, qui goûte à la complexité sans modération.
Traditionnellement autant village populaire et ouvrier, d’artisans et d’artistes que quartier d’accueil (Arméniens, Grecs, Polonais, Juifs d’Europe Centrale et d’Afrique du Nord, Algériens, Tunisiens, Marocains, Asiatiques, Antillais, Africains sub-sahariens …), quand on cherche des qualificatifs pour l’âme bellevilloise, il ne faut pas craindre la superposition. Belleville et Ménilmontant ont à la fois une âme artisanale, artiste, ouvrière, métissée. Âme villageoise et âme de village mondial. Belleville a accueilli au fil du temps de nombreuses communautés, pour aboutir à un quartier multi-ethnique et multiculturel. Belleville est maghrébin, un peu chinois, un peu juif, un peu africain, un peu bobo, pour la dernière colonisation. Belleville et Ménilmuche sont des mythes. On y croise le fantôme d’Edith Piaf autant qu’on y lit l’histoire de la colonisation et le dynamisme de la dernière mondialisation. Comme si ce n’était pas assez, voilà que Belleville devient destination branchée. Scène artistique et scène de la vie nocturne.
Comme aucune de ces facettes ne semble vouloir se retirer de la partie, à Belleville on trouve des lieux pittoresques dans une ambiance générale cosmopolite. Le quartier se décline donc en cabarets, ateliers d’artistes, librairies, galeries, bistrots littéraires, brasseries, cafés populaires, cafés concerts, cafés théâtres, cafés parisiens, cafés bobos, cafés branchés, cafés arty. Mais aussi en église, temple, synagogue, mosquée. En marché populaire, épiceries de luxe, commerces ethniques, logements sociaux et lofts. A Belleville on mange du couscous, des kebabs, des dim sums, ou des salades vegan. Belleville se conjugue en populaire, ethnique, hipster, alternatif. Belleville parvient à conjuguer ses identités, sans se perdre. A Belleville on a toujours le parc, centralisé, pour se retrouver. Belleville est un quartier foisonnant, étonnant, passionnant. Un paradis pour géographe urbain.
Partage de l’espace à Belleville
Pour résumer grossièrement cet espace de contrastes, le haut Belleville présente un caractère gentrifié, le bas Belleville un caractère ethnique et le centre un caractère mélangé, populaire, multiethnique, arty, alternatif. Il comporte le parc et des espaces de transition, de gradation. Dans le bas de Belleville, le caractère maghrébin domine sur le boulevard de Belleville jusqu’au métro Belleville, zone frontière. Le caractère asiatique prend le relais sur la fin du boulevard de Belleville et se prolonge sur celui de la Villette, ainsi que sur le bas de la rue de Belleville. Ensuite la rue de Belleville se boboïse en montant. Concernant la rue de Ménilmontant, on observe une présence commerciale maghrébine et africaine sur le bas, puis la rue se boboïse elle aussi en montant. Si les enseignes et les dominantes commerciales semblent indiquer des territoires marqués, la diversité démographique elle domine dans tout le quartier.
Sur la rue de Ménilmontant, qu’on atteint depuis République via Oberkampf – quartier en mutation, nouveau repère de la vie nocturne – on trouve commerces tous venants et fast-foods autour de la station de métro, puis une succession de bazars, épiceries, grills, supermarchés, boulangeries, pâtisseries orientales, restaurants, une église… En montant on trouve de plus en plus de cafés alternatifs ou branchés, de galeries, le tout mélangé à toutes les âmes du quartier.
Sur le boulevard de Belleville, on trouve des restaurants, des traiteurs, des grills, des cafés maghrébins dans des décors de vieux cafés parisiens, des boucheries halal, des établissements de transfert d’argent, des librairies islamiques, des magasins de vêtements, des enseignes de téléphonie, des bazars, des épiceries, des pâtisseries orientales, des supermarchés de chaînes nationales, des commerces moyen orientaux, des agences de voyages spécialisées, des banques, une mosquée et une synagogue gardées par des hommes armés, pis aussi un Sephora. Au niveau du restaurant Le Président se situe la frontière et l’espace de transition, le carrefour entre le Belleville nord-africain et le Belleville asiatique. L’artère prend alors un visage asiatique, avec l’apparition d’établissements chinois et vietnamiens. Cette partie du quartier est également marquée par la présence de prostitués chinoises.
Le haut de la rue de Belleville, la rue des Pyrénées et les environs de la station Jourdain offrent l’image d’une portion gentrifiée, avec ses épiceries et commerces de bouche plutôt chics, ses cafés, ses librairies et ses magasins d’antiquités. Les nombreuses terrasses autour du parc de Belleville et les petites ruelles pavées donnent une atmosphère fort sympathique, que la vue depuis le parc ne vient certainement pas gâcher…
En redescendant, après une portion qui mélange commerces bobos, turcs et moyen orientaux, la rue de Belleville « s’asiatise » gentiment.
S’étendant le long du boulevard de Belleville, le Marché de Belleville est fréquenté par une large population d’origine nord-africaine, particulièrement kabyle, mais aussi par des Gaulois et quelques Asiatiques. Pas de touristes le jour de ma visite. Les marchands, pour la plupart franco-maghrébins, sont plus jeunes que la majorité des clients. Populaire et dense, l’atmosphère du marché de Belleville diffère de celle du marché de Barbès. Ici pas de folklore, pas de mise en scène. Du quotidien. Le marché de Belleville est un marché ordinaire de quartier multiculturel, hybride et populaire. Le marché est long, avec les mêmes séquences qui se répètent. On y vend de tout, primeurs, vêtements, produits de soins, nourriture, toutes sortes de produits. Comme le dit une habitante du quartier « Y’a tout hein là-bas, et c’est pour tout le monde. C’est pas de la marque, mais y’a vraiment tout ce que vous voulez ».
Successions, juxtapositions et cohabitations
Belleville offre une illustration quasi pédagogique du phénomène de colonisations successives à l’œuvre dans les quartiers de première installation, les quartiers refuges des Villes-Mondes. Or Belleville ne constitue pas uniquement un quartier de passage, mais se fait également lieu d’ancrage pour différentes communautés. Ainsi la juxtaposition des territorialités sur l’espace bellevillois prime sur leur succession, et aboutit à une cohabitation commerciale, résidentielle, religieuse, culturelle. Territorialement, elle donne lieu à des micro-territoires aux frontières invisibles mais qui doivent être respectées pour éviter les tensions. Ces tensions peuvent émerger de la compétition spatiale entre les communautés, compétition qui porte principalement sur la cohabitation commerciale. A cette cohabitation pluri-ethnique s’ajoute une cohabitation socio-économique qui se diversifie et s’intensifie aussi avec la gentrification du quartier.
A Belleville, si le caractère éphémère de la première installation est démenti, un cosmopolitisme émerge ou émergera-t-il de cette cohabitation, ou les rapports entre les groupes seront-ils définis par l’ethnicisation des rapports sociaux, qui laissera chaque communauté retranchée dans sa culture, empêchant les groupes de se fondre les uns autres, et avec la société française ?
En fait, si les micros-territoires présentent des dominantes ethniques, les territoires ne sont ni fermés ni jamais mono ethniques mais hybrides. Le degré de mixité ethnique de Belleville est par exemple plus élevé qu’à Château Rouge ou Barbès. Maintenant, Belleville est-il le siège de communautés repliées ou d’une société unifiée ? Est-ce que les Chinois restent entre eux, les Arabes entre eux, les Juifs entre eux, les Africains entre eux, les Bobos entre eux ? Les communautés se fondent-elle ou se contentent-elles de cohabiter ? Bien sûr au lendemain du 7 janvier, dans un Paris qui redoute une guerre des civilisations, quand une école maternelle juive du quartier est cernée de grillages, surveillée par des caméras, gardée par un bataillon de militaires en faction, kalachnikov en main, rue bouclée et tanks dans la foulée, on aurait de la peine à plaider pour la parfaite harmonie. En vérité, la/une société bellevilloise n’a pas encore émergé, et la cohabitation est marquée par une relative harmonie, une cohabitation pacifique ponctuée de tensions.
Contrairement à ce que les mesures post janvier semblent indiquer, aujourd’hui les tensions principales dans le quartier ne découlent plus forcément de la veille rivalité entre Juifs et Arabes. En fait, certaines populations qui font partie de l’ADN des lieux ont vécu l’arrivée des Chinois comme une appropriation de leur quartier. Leur colonisation silencieuse inquiète, on se demande où est-ce qu’elle va s’arrêter. On leur reproche de ne pas se mélanger. Ceux-ci se disent victimes d’agressions. Grâce à leur identité culturelle et leurs réseaux communautaires forts, les communautés chinoises ont un schéma d’implantation économique et spatial bien rôdé, qui mixe regroupement résidentiel, mise en commun des ressources financières pour installer des commerces, constitution d’associations, d’infrastructures. Trop mystérieuse la communauté chinoise de Belleville ? Paris-sur-Chine se propose de vous la faire pénétrer : « nous vous proposons de plonger au coeur d’une présence souvent mal connue, aux communautés diverses : Chaozhou (ou Teochew), Wenzhou et Qingtian, Fujian, Jiangxi, Dongbei…La visite répond à toutes sortes de questions : Qui sont ces Chinois installés dans le quartier? Depuis quand sont-ils en France? et pour quelles raisons continuent-ils d’affluer? Mais également sont-ils tous commerçants? pourquoi si peu parlent français? Pourquoi paraissent-ils impénétrables ? » (http://www.parissurchine.fr/?p=255).
Entre espaces partagés, espaces de transition et territoires bien marqués, Belleville n’a pas fini de changer de visage, de muer, de muter, de se recomposer, de se redessiner.
Confidences et brèves de café
Dans ce quartier où vit une importante population d’origine maghrébine, il fut aisé de cueillir des confidences sur l’ambiance post Charlie. Nul besoin de les provoquer, mes interlocuteurs avaient apparemment besoin de s’épancher, en prenant toutefois la précaution « de ne pas démoraliser » mon séjour parisien…
On m’a rapporté que depuis les événements du mois de janvier, une ambiance de peur et de tristesse régnait dans le quartier, que ses habitants s’enfermaient et ne traînaient pas dehors. Le 7 janvier aurait tout changé. Regards, commentaires, ambiance. Tout serait retombé sur les musulmans. Et la manifestation du 11 janvier n’y aurait rien changé. Avant « tout le monde vivait ensemble, les Feujes, les Rebeus, les Français ». Mais « malheureusement, des événements comme ceux de janvier créent des tensions dans un quartier ou il y a beaucoup d’immigrés, beaucoup de nationalités ». Une méfiance et une distance se seraient donc installées entre les « Feujes et les Arabes », même s’ils se connaissent et ont des amis dans l’autre groupe. L’effet Charlie aurait donc eu des effets pervers, dont celui de stigmatiser l’appartenance religieuse…
Selon mes interlocuteurs, le climat parisien tendu viendrait du fait qu’il y a « trop de monde à Paris. Surtout depuis les années 2000 », « partout, dans les rues, y’a trop de monde, …et pas de travail, les gens traînent, ils ont rien à faire ». Et certains, « pépères », se font entretenir par l’État tout en trafiquant à côté, alors que d’autres bossent, que c’est vraiment pas facile, et qu’ils s’en sortent pas bien. J’ai conversé avec un Franco-Tunisien qui « touriste en Tunisie et mal vu en France », ne sait pas où aller, mais espère qu’avec le temps les choses s’arrangeront… peut-être… il ne sait pas. J’ai discuté avec une immigrée tunisienne venue de Sousse à Paris pour le travail il y a dix ans, mais qui y a perdu toute joie de vivre. Qui ne comprend pas pourquoi les gens y sont tellement stressés et courent tout le temps partout. Elle voudrait vivre dans un pavillon de banlieue, où les gens se parlent, où y’a la nature. Si elle trouve que Belleville est un quartier sympa, en ce qui la concerne, ça reste « bonjour bonjour », elle n’y a pas créé de liens. Elle va toutefois devoir prendre son mal en patience, ses enfants étant parisiens, elle en a donc encore pour une quinzaine d’années avant de pouvoir rentrer au pays et revenir pour les visiter.
Quant à moi, je m’interroge. Si le transnationalisme existe, alors pourquoi cette femme tunisienne n’a-t-elle pas développé des liens d’amitié dans le quartier de sa soi-disant communauté ? Pourquoi doit-elle insister dans la conversation sur le fait qu’elle possède « les papiers » ? Et pourquoi ce trentenaire franco-tunisien ne trouve-t-il sa place ni ici, ni là-bas ? Pourtant l’antidote transnational existe, mais peut-être est il encore trop mal connu. La force de la dualité est encore trop tue.
Quoi qu’il en soit, encore une histoire de migration triste. Evocatrice de cette tristesse qu’on retrouve à Paris, et dans une moindre mesure à Londres. La tristesse des gens empêchés de se confondre, figés par toute cette Histoire. Et pourtant, sous-jacente, on sent l’envie de se rencontrer. Le problème, c’est que la tristesse de ces parents qui donnent le sentiment qu’ils se sont sacrifiés par leur mouvement conduira éventuellement des enfants qui ont grandi mélangés à développer une crise d’identité.
Au-delà des confidences, pour capter l’ambiance, il suffit de tendre l’oreille dans les cafés. On peut y entendre des enseignantes dépitées face à des élèves incapables de citer la devise de la République, la Marseillaise, ou le drapeau. Des jeunes architectes « très productifs » qui déplorent de subir la pression du sous-effectif alors qu’il y a tant de chômage, et d’être mis en compétition avec des collègues coréens. Un jeune homme fraîchement réinstallé à Paris après une parenthèse romaine clamer « J’avais oublié j’avais oublié que les gens faisaient autant la tête à Paris », ayant le sentiment que pour tous ces gens qui « tirent la gueule », « limite rien que le fait de monter dans le bus c’est déjà une agression ». Dans le parc on peut entendre des ados se vanner en lançant un « Mais tu parles comme un Français là ! ». Bref, le climat national s’exprime partout. Et si vous n’en avez pas assez, vous pouvez toujours accompagner votre café allongé de la lecture du Libé. Mais qui sait, enfouie sous les plaintes, cette bonne volonté qu’on ressent elle aussi partout pourra peut-être bientôt prendre corps grâce au foisonnement de propositions pour mieux cohabiter qu’on entend et lit depuis le mois janvier…
Paris populaire
Une amie parisienne me disait récemment que tout Paris était désormais bobo. Après mes errances en terres nord-américaines en phase finale de gentrification, je suis obligée de la démentir. Il subsiste, à l’image d’une partie de Belleville, d’une partie du 12ème ou encore du 18ème arrondissement, une âme populaire à Paris. L’Est parisien résiste encore partiellement. Plus pour longtemps ? Allons prendre la température dans le 12ème arrondissement…
Lieu populaire situé dans le 12ème arrondissement, le Marché d’Aligre est menacé de gentrification par l’arrivée de la bobosphère. Traditionnellement, « populaire » n’est pas le seul qualificatif s’appliquant au quartier : résistant, creuset révolutionnaire, solidaire, cosmopolite, vivant. Le quartier a été le refuge, successivement, des campagnes de France, des Portugais, Espagnols, Yougoslaves, Africains et Maghrébins. Aujourd’hui, il renferme une mosaïque de populations, mélangeant Français et immigrés. Parmi les allogènes, la majorité des résidents viennent d’Afrique Nord (Arabes, Kabyles, Juifs d’Algérie et de Tunisie).
Quant au marché proprement dit où on pratique parmi les prix les plus bas de la capitale, il fut inauguré en 1781 et compte une partie en plein air et un espace couvert. Le long de la rue s’alignent les primeurs, sur la place s’érigent les stands des brocanteurs et se déplient les stands de fortune des vendeurs de bric-à-brac. Comme dans tous les quartiers où la débrouille est de mise, l’économie informelle y tient aussi ses stands, de même que des citoyens urbains sans papiers nationaux qui tentent de subsister. On évite donc de trop photographier… Quant au marché couvert, il concentre tous les commerces de bouches, du brasseur au boucher, du stand de produits antillais aux poissonniers.
Quartier artisan et commerçant, les populations forment une communauté qui trouve un intérêt commun à préserver son identité, celle d’un quartier métissé et vivant. Car c’est cette image qui attire la foule qui se masse sur les terrasses des cafés qui bordent le marché les jours de beau temps. L’image populaire et métissée se fait ici ressource, et les habitants se doivent de la préserver pour le bien-être du commerce. Les rapports entre les groupes sont marqués par l’échange marchand, et cette identité collective de cosmopolitisme populaire constitue leur capital commun (Source : « Cohabitation pluri-ethnique dans la ville, stratégies d’insertion locale et phénomènes identitaire »). Ici l’interculturel est valorisé et prend le pas sur l’ethnicisation des rapports et la ghettoïsation des communautés.
Notre tour est déjà terminé, mais si vous voulez poursuivre la visite, vous pouvez toujours vous brancher sur les ondes d’Aligre FM, « une des dernières radio libre de la bande FM parisienne » !
Musée de l’Histoire de l’Immigration. Sept ans pour inaugurer un musée…
François Hollande ou la Nation et le sol comme destin commun
« Le Musée national a finalement ouvert ses portes en octobre 2007. C’était il y a 7 ans. 7 ans, c’est long, pour une inauguration officielle. Il fallait donc qu’elle soit suffisamment réfléchie pour qu’elle puisse avoir lieu aujourd’hui. Comme si l’immigration devait toujours être un sujet difficile. Dont il vaudrait mieux ne pas parler. Ou alors avec certains mots, et dans certaines circonstances. Mais le principal, c’est que aujourd’hui, ce musée soit là, et que la France soit dotée d’une institution destinée à conserver, et à mettre en valeur le patrimoine de l’immigration. A montrer, à mesurer, l’apport des immigrés et de leurs descendants ; l’apport à la nation. Certes il n’y a rien de neuf dans les discours, mais les contextes changent. Les étrangers sont toujours accusés des mêmes maux, venir prendre l’emploi des Français, de bénéficier d’avantages sociaux indus, quand bien même les études les plus sérieuses montrent qu’ils contribuent davantage aux comptes sociaux, qu’ils n’en bénéficient. Ce sont toujours les mêmes préjugés, les mêmes suspicions qui sont invariablement colportées. Mais le fait nouveau, et nous devons le regarder en face, c’est la pénétration de ces thèses dans un contexte de crise, qui paraît interminable, et d’une mondialisation, qui est elle-même insaisissable. Et c’est là que réside le fait nouveau : le doute, qui s’est installé sur notre capacité à vivre ensemble. Est-ce que la France sera encore la France ? Est-ce qu’elle sera en mesure d’intégrer, d’absorber, d’assimiler, de prendre le meilleur et d’éviter le pire ? C’est cette question qui taraude, beaucoup de nos compatriotes. C’est la peur aussi, sciemment installée, d’une religion, l’islam, qui d’une façon inacceptable, est présentée par certains comme incompatible avec la République, alors que la République a toujours respecté les religions, et que les religions ont toujours été capables de comprendre les valeurs qui devaient être respectées. Depuis 150 ans, la République n’est pas liée aux origines, c’est l’adhésion à un projet commun. Vivre en France, c’est une chance. Elle doit être ressentie, comprise, saisie pour pouvoir être mise au service du destin commun. Votre musée, montre que cet espoir est possible, puisqu’il apporte la preuve que des femmes, des hommes, arrachés, parfois dans la douleur, à leur pays d’origine, qui ont connu bien des épreuves, ont été capables sur notre propre sol, de donner le meilleur de leur vie, de faire en sorte que les enfants puissent être pleinement des citoyens, et d’accomplir ce qui a été un moment, leur destin. L’histoire de l’immigration fait partie de notre histoire nationale, mais la réussite de l’intégration déterminera notre destin national. » (François Hollande. Discours d’inauguration du Musée de l’histoire de l’immigration de Paris. 15 décembre 2014)
On peut dire ce qu’on veut sur François Hollande, mais on peut aussi saluer la rhétorique d’apaisement qu’il utilise quelles que soient les circonstances. Sa volonté de mixité, sa position pro-européenne, pro ouverture à la mondialisation, ou le libéralisme de gauche qu’il prône pour diminuer le chômage font de lui un partisan anti-repli.
Un tour au musée…
Le musée est abrité dans le magnifique Palais de la Porte Dorée du 12ème arrondissement, en face d’un parc. Ici les hordes de touristes d’Ellis Island ont laissé la place à quelques classes d’écoliers et des visiteurs plutôt parsemés. Il faut dire que ce musée-là ne bénéficie pas de la même publicité. Alors, au final, une telle polémique pour quel genre de musée ?
Le musée se partage en plusieurs expositions. L’exposition permanente, Repères, présente l’histoire de l’immigration en France à travers un parcours thématique divisé en neuf séquences : Émigrer – Face à l’État – Terre d’accueil, France hostile – Ici et là-bas – Lieux de Vie – Travail – Enracinements – Sportifs – Diversité. L’exposition varie les sources pour multiplier les regards. Elle présente, outre une partie documentaire usuelle comprenant un grand nombre d’archives, une collection ethnographique d’objets comme base de récits d’immigration. Ces documents et témoignages sont complétés par une collection d’art, comprenant de nombreuses installations ou séries photographiques qui permettent d’enrichir le propos en apportant un autre type de regard.
L’exposition permet entre autres de saisir l’ancienneté du phénomène en France, devenue très tôt un pays d’immigration. Elle raconte l’histoire de l’immigration dans le pays, entre périodes de fermeture et d’ouverture entre autres liées au recrutement économique ou militaire. Elle aborde les différents types d’immigration, la question de l’accueil ou de la citoyenneté oscillant entre droit du sol et droit du sang. Elle montre l’extension du territoire de provenance des pays d’origines des migrants, d’abord européens, puis ressortissants d’anciens territoires de l’Empire colonial français, pour s’étendre aujourd’hui au monde entier. Elle présente aussi quelques grandes figures de l’immigration et les apports culturels des migrants.
Quelques highlights
Durant la période 1931 – 1944, appelée « Le temps des indésirables », on pouvait trouver ce genre de couverture : « Achetez français mais d’abord Créez français et pour cela Pensez français ! » Le Témoin, 20 mai 1934. C’est étrange, ça me rappelle quelque chose… Nos hommes politiques n’ont décidément rien inventé.
La section lieux de vie m’a particulièrement intéressée. On y découvre les hôtels meublés et les garnis qui laissèrent petit à petit la place dès les années 1970 au « temps des cités », dans lesquelles les immigrés vont remplacer les Français accédant aux pavillons. Ces cités qui deviendront bientôt le symbole de la ségrégation territoriale. Les pouvoirs publics vont laisser se dégrader ces grands ensembles, avec comme résultat qu’assez vite ils rimeront avec précarité et chômage. Aujourd’hui des campagnes de réhabilitation sont lancées. Mais à quoi bon réhabiliter en conservant la même logique ? Quoi qu’il en soit, les immigrants s’y sont enracinés, et ont aménagé leur appartement, « entre confort d’ici et souvenirs d’ailleurs ». On apprend aussi que l’accès à la propriété et à l’habitat individuel progresse, et qu’en 2002, 35% des ménages immigrés étaient propriétaires de leur logement.
Au chapitre hybridité, l’exposition aborde la question des mariages mixtes, qu’elle présente comme « l’union de deux personnes de religions, de nationalités ou de cultures différentes ». En France, l’expression est surtout utilisée pour comptabiliser le nombre d’unions entre un Français et un étranger. Et au-delà des discours, force est de constater que la France se mélange et se métisse, la proportion de mariages mixtes ayant plus que doublé en cinquante ans pour atteindre 13% en 2011. Chiffre qui par ailleurs varie selon les sources, certaines annonçant jusqu’à un quart d’unions mixtes.
Au niveau des installations, on trouve notamment les Road to exile et Climbing Down du Camerounais Barthélémy Toguo, nomade cosmopolite qui vit et travaille entre Paris, New York, Bandjoun et Düsseldorf, entre Afrique, Europe et reste du monde. Barthélémy Toguo travaille sur le thème de la migration et de l’identité. Pour lui, « Nous sommes tous en « transit » permanent. Qu’un homme soit blanc, noir, jaune, peu importe. Il est de toute façon un être potentiellement « exilé ». »
A côté de l’exposition permanente, le musée propose des expositions temporaires. En ce début d’année 2015, c’est l’exposition Fashion Mix – Mode d’ici Créateurs d’ailleurs qu’on a la chance de découvrir. L’exposition présente l’histoire de la mode et de la haute couture française à travers ces grands créateurs venus d’ailleurs, contribuant au rayonnement du pays à travers le monde. De Kenzo à Paco Rabanne, d’Alaïa à Balenciaga. En apportant un peu de glamour dans la thématique, dans la dramatique, cette exposition salutaire offre une nouvelle vision, permet de modifier le regard, d’apporter un regard neuf sur l’immigration. Elle nous rappelle que l’acte d’immigrer est certes un trajet fort de significations, mais ne constitue pas l’être en entier, n’est pas le seul signifiant de nos existences. Elle nous rappelle que la création est faite d’apports, et que l’immigration peut aussi être avant tout une richesse pour la nation.
L’immigration n’est ni plus ni moins qu’un trajet qui doit être banalisé, comme un voyage. C’est un peu l’idée que partage le Collectif Claire Fontaine : « Il est clair qu’aujourd’hui l’immigration et l’émigration ne sont plus de simples épiphénomènes liés à l’économie. Ce sont des expériences existentielles (…). Nous croyons aussi que dans notre travail que l’usage des différentes langues n’est pas une coquetterie. Il vient du fait d’être né ailleurs et d’être parti sans raison particulière, si ce n’est celle de ne plus être chez soi ». Ces artistes qui se présentent comme des « passeurs » développent cette idée avec leur installation Foreigners Everywhere, une série de néons qui reprend l’expression en différentes langues, et qui envahit espaces urbains et espaces d’exposition, pour aller à la rencontre des gens.
Le Musée propose enfin une Galerie des dons. Interactive et ouverte à tous, elle présente des récits individuels de migration accompagnés d’objets personnels.
De la Goutte d’Or à République, itinéraire
Après ce détour par l’Histoire, je vous propose maintenant de poursuivre le voyage, à travers non pas le Paris des monuments qui monopolise les guides touristiques, mais à travers le Paris des hommes, le Paris cosmopolite et métissé, celui des 18ème, 10ème, 11ème, et 20ème arrondissements, en cheminant dans les quartiers ethniques de la Goutte d’Or, Barbès, ou de La Chapelle. Je vous propose de découvrir un Paris qui se dévoile au pied de la Butte Montmartre, dans l’ombre du Sacré Cœur. Je vous propose de découvrir des quartiers qui dévoilent le visage de la France coloniale, qu’on voudrait trop souvent oublier.
Ces quartiers constituent des centralités communautaires typiques de Villes-Monde traversées par les flux migratoires. Ces quartiers d’accueil parisiens ont vu au fil du temps leur composition se diversifier, en se faisant tour à tour refuge des provinces de France, des pays européens, des populations issues de la décolonisation pour finalement refléter la mondialisation en accueillant des flux du monde entier. Ces quartiers ne sont pas des ghettos, comme l’affirme cette citation extraite du Musée de l’Histoire de l’Immigration et intitulée « Quartiers immigrés, quartiers populaires » : « Quelques rues suffisent pour créer une ambiance étrangère et susciter l’inquiétude du voisinage. Les enclaves immigrées ne sont pourtant pas des ghettos. Ces coins de ville, animés par des petits groupes aux origines multiples, contribuent depuis longtemps à la diversité des quartiers populaires où les Français sont restés majoritaires. » Je ne fais pas un euphémisme en affirmant que ce Paris-là bénéficie de publicités pour le moins contrastées. Un Paris tantôt poétisé, tantôt stigmatisé. Entre discours touristique marketing, discours politique alarmiste ou discours médiatique sensationnaliste, où se situe la vérité et à quoi ressemblent véritablement ces quartiers ?
D’un côté, le site Paris Île-de-France propose des itinéraires thématiques dont un guide intitulé « Cultures du Monde » : « Ici pas besoin de passeport pour partir à la découverte d’autres cultures : quand le monde entier se donne rendez-vous à Paris, le dépaysement est garanti ! » (http://www.visitparisregion.com/guides/envie-de/cultures-du-monde-64610.html) Mais le décalage dans les discours est abyssal entre cette vitrine touristique qui perçoit les marqueurs territoriaux comme une invitation au voyage, et le discours usuel qui perçoit le marquage spatial comme une dépossession symbolique de l’espace. Ces quartiers sont donc tour à tour présentés comme richesse urbaine ou en termes de conflits de cohabitations, comme atouts dans un monde globalisé ou comme dysfonctions sociales. Les sites touristiques les poétisent, les romanciers et cinéastes nous les dévoilent, et les reportages sensationnalistes mettent eux plutôt l’accent sur les trafics, les tensions, l’économie souterraine, la prostitution ou les rabatteurs. D’un côté la lecture sociologique se concentre volontiers sur les fonctions d’accueil et d’intégration des réseaux communautaires transnationaux. De l’autre une certaine lecture médiatique propose une vision axée sur des réseaux criminels qui contraignent et enferment.
Si la publicité qu’on en fait et l’image qu’on donne de ces quartiers sont pour le moins contrastées, la gentrification de l’Est parisien et les grandes tensions qui agitent le monde leur donnent une nouvelle visibilité. L’actualité se concentre en ce moment sur les répercussions de la « crise des migrants » et le campement de la Chapelle. Au lendemain des événements de janvier, la chaîne américaine Fox News les a quant à elle présentés comme des « no go zones » interdites aux non Musulmans. Une publicité qu’a fort peu appréciée la mairie de Paris. Et une publicité démentie par cette jeunesse qui part s’y installer, en quête d’un autre décor et de loyers bon marché. Contrepoint à son tour assombri par une émission mettant en scène un conseil de quartier rempli d’habitants de souche excédés songeant à s’exiler. Bref on passe de la mise en avant de la multiculturalité à la stigmatisation du ghetto. Noyés dans la variété des clés de lecture, le mieux pour se faire une idée est encore d’aller s’y balader.
Présentations
Barbès et la Goutte d’Or
Lieu d’accueils successifs, le quartier constitue une porte d’entrée. Quartier de passage ou d’enracinement, des populations venues d’ailleurs y transitent ou s’y installent. Il est aujourd’hui composé de populations venues du Maghreb, d’Afrique sub-saharienne, de Turquie, d’Asie, d’ex-Yougoslavie, du Pakistan. Plus généralement, il exprime le visage de la France coloniale. Entre fragmentation de l’espace et vécu collectif, le quartier se découpe en mini-territoires, réunis sous une identité de quartier populaire et métissé.
Autour du boulevard Barbès et de la rue Myrha, on trouve la partie arabe du quartier. Cette centralité commerciale populaire et multiculturelle abrite une importante population maghrébine. En 1990, un article proposait une lecture qui soulignait la mise en scène d’un mode de vie, qui alors que plus pratiqué dans les villes du Maghreb, permettait d’en conserver une image intemporelle. « Les utilisateurs du quartier viennent se « ressourcer » aux traditions et coutumes du village que le quartier se doit de reproduire à « l’identique » (bruits, odeurs culinaires, musique et perception visuelle de l’environnement » (Coexistence et confrontation dans un quartier pluri-ethnique : le cas de la Goutte d’Or, 1990)
Situé sur le boulevard de la Chapelle sous le métro aérien, le marché de Barbès constitue la vitrine du quartier. Peut-être qu’au-delà de l’animation bruyante qui caractérise tout marché il y a une certaine mise en scène, que les injonctions des marchands sont un brin sur-jouées, mais ce marché est avant tout un marché aux prix imbattables où viennent s’approvisionner les gens du coin. Et ce qui en fait sa particularité c’est qu’il est à l’image du quartier. Dense, vivant, populaire, métissé. Pour répondre aux besoins d’une population aux moyens souvent limités, des étals d’économie informelle viennent compléter la palette des produits proposés.
Château Rouge & Château d’Eau
« Les rues du quartier Château Rouge portent des noms de terres lointaines : Oran, Tombouctou, Suez… En visite dans le plus africain des quartiers parisiens, savourez l’ambiance de souk permanent qui y règne. Vendeurs de tissus congolais, tailleurs béninois ou sénégalais, restaurants antillais ou tunisiens, épiceries et salons de beauté exotiques, sans oublier l’incontournable Marché Dejean, véritable « Rungis » des Africains : le lieu est animé. » (http://www.visitparisregion.com/guides/envie-de/cultures-du-monde-64610.html)
Les communautés culturelles africaines ont territorialisé deux centralités dans cette partie de l’Est parisien. La première se situe dans le quartier de Château Rouge, autour notamment des rue Dejean, rue Doudeauville, ou rue des Poissonniers. La seconde se situe dans le quartier de Château d’Eau, où le boulevard de Strasbourg, temple de la beauté afro à Paris, est surnommé les « Champs–Élysées black ». A Château Rouge, des Parisiens de toute l’agglomération, originaires de plusieurs dizaines de pays africains viennent pour se retrouver ou s’approvisionner en denrées du continent. On prête souvent au quartier une image mono-ethnique, celle d’une concentration résidentielle qui serait majoritairement sub-saharienne. En vrai, la grande majorité des visiteurs du quartier n’y résident pas, Château Rouge constituant avant tout une enclave commerciale pour les Africains de Paris. Outre le célèbre marché Dejean, on y trouve une grande variété de commerces vendant produits frais, textile, habillements, cosmétiques, produits culturels ou religieux, mais aussi de nombreux bars, restaurants, artisans, enseignes de téléphonies, agences de voyage, de transfert d’argent, etc. Le tout mélangé à des commerces estampillés français. L’atmosphère ainsi que les publicités pour les événements communautaires ajoutent au caractère ethnoculturel du quartier. Cette centralité culturelle continentale donne du dehors l’image d’une potentielle identité pan-africaine à Paris.
L’hybridité du lieu lui confère une configuration territoriale passionnante. Pratiques et atmosphères d’ailleurs ont été recréées, importées dans une morphologie urbaine parisienne. Le résultat offre un territoire hybride, mélange de socialité africaine encadrée par un agencement parisien et des lois françaises. Château Rouge constitue un pont entre deux continents, un voyage sensoriel, le royaume des doubles identités.
Quartier des Indes
« Prenez la route des Indes avec une balade entre le faubourg Saint-Denis et le passage Brady. Effluves d’encens et de curry, saris chatoyants, figurines de déités colorées… Bienvenue à Little India ! » (http://www.visitparisregion.com/guides/envie-de/cultures-du-monde-64610.html)
Les cultures indiennes ont elles aussi créé à Paris une « centralité minoritaire », située sur et autour du Faubourg Saint Denis entre la Gare de l’Est et la Gare du Nord, jusqu’au boulevard de la Chapelle, et incluant plus loin le Passage Brady, entre la rue du Faubourg Saint-Martin et le boulevard de Strasbourg. « Plusieurs ethnies sont représentées dans ce secteur commercial indien, mais son aspect actuel résulte surtout de l’influence tamoule. » (Le trésor caché du Quartier indien : esquisse ethnographique d’une centralité minoritaire parisienne)
Echos d’errance
Itinéraire : Barbès – Château Rouge – Marché de Barbès – Boulevard de la Chapelle – Quartier indien Faubourg Saint Denis – Gare Nord/Est – Passage Brady – Château d’Eau – Place de la République – Oberkampf – Ménilmontant.
Il fait froid ce matin. A mon image, Barbès et Château Rouge se réveillent tout doucement, mes yeux s’ouvrent au rythme de leurs devantures.
A Barbès ou Château Rouge, on peut tomber sur le Sacré Cœur, qui se profile en hauteur. Une rencontre au hasard, une perspective inattendue sur cet autre Paris qui vient se confondre à ceux-ci, montrant à quel point tous ces Paris sont emboîtés, ne forment qu’un.
Je me balade sur Boulevard Barbès (boulevard aseptisé dans son genre, avec des bazars, des enseignes de téléphonie, un Tati, des franchises de fast-food, des magasins de vêtements), rue Myrha, Poissonnière, Dejean, Doudainville.
A Château Rouge, si je retrouve la scénographie, l’ambiance matinale contraste avec ma dernière visite en plein après-midi, quand vendeurs installés dans les rues avec des étals bricolés ou des sacs étalés à même le sol s’adonnaient à un marchandage à la criée, offrant au lieu un caractère vivant, bruyant, désordonné, affairé. Comme me le confia alors un commerçant de Château Rouge, « Notre quartier c’est ça, c’est une pièce de théâtre vivante, un vrai théâtre, il se passe toujours quelque chose, c’est pour ça qu’on aime être ici. »
Ce matin, les poissonniers et bouchers sont déjà sur le pont, les épiciers installent tranquillement le manioc et autres bananes plantain. Quant aux commerces non alimentaires, ceux-ci sont encore au lit ! Déjà une petite foule éparse, un brin d’animation. Des bribes de conversations entre des dames qui semblent heureuses de se retrouver.
Je mets le cap sur le marché de Barbès, sous le métro aérien, réputé le moins cher de Paris. Foule compacte, densité, et vocalises typiques des crieurs de marchés, mais couleur locale, aux accents maghrébins. Odeurs alléchantes de plats cuisinés, mais trop matinales pour que je me laisse tenter. Cet endroit est magique, tout est vendu à « un euro le kilo ! » Beaucoup de primeurs, poissonniers, bouchers, quelques stands boulangers. Dans le couloir central, vendeurs à la sauvette d’objets divers et variés, vendeurs de vêtements sur la fin. Bataille des caddies pour se frayer un chemin, population cosmopolite. Densité de la foule, densité des émotions, ce long couloir est une expérience sensorielle, et l’ambiance particulière est accentuée par le décor du pont du métro aérien. Un tourbillon. Je ressors de cette essoreuse pour traverser le pont qui va conduire à l’arrêt Chapelle. Là se trouve un campement de tentes au bord du canal, où se sont installés demandeurs d’asile et migrants sans papiers. La mairie de Paris semble ne pas apprécier cette visibilité, mais vu l’état du monde sous méditerranéen, si elle n’a pas de solution à leur proposer, elle ferait peut-être mieux de s’y habituer.
Arrivée dans le quartier indien, beaucoup d’épiceries Cash & Carries, de magasins de saris, de restaurants, d’enseignes de produits culturels. Visiteurs parsemés, ambiance feutrée. Le quartier s’étend sur plusieurs rues, puis occupe le Faubourg Saint Denis en tout cas jusqu’à la Gare du Nord.
Ensuite le tronçon entre la Gare du Nord et la Gare de l’Est se présente comme un espace de transition. Je me désaltère dans un café en face de la Gare du Nord, où comment dire, plus rien n’est à un euro… A part peut-être le pourboire espéré. Derrière moi, un homme et une femme d’origine africaine débattent et expriment leur incompréhension face à la colère d’un congénère qui aurait « la haine », alors qu’ils estiment pour leur part qu’il n’a pas vraiment de quoi se plaindre ici. A ma gauche une table de touristes américaines, qui demandent des « vrais » croissants français, qu’elles se contentent de picorer, pour finalement transformer le plus gros de leur trophée en tas effrités. Après cette halte désaltérante, j’emprunte le Passage Brady, sa verrière et son alignement de restaurants indiens, de coiffeurs-barbiers et d’épiceries. De l’autre côté encore un autre monde, on pénètre sur le Boulevard de Strasbourg surnommé les « Champs Elysées Black », temple de la beauté afro, et ses rabatteurs qui battent le trottoir dès la sortie du métro Château d’Eau.
De là, je prends naturellement le chemin de la Place de la République où trône désormais l’autel à Charlie, là où tous les Paris et toutes les Frances se sont réunies, pour célébrer leur présence et leur désir d’union autour d’une cause que tous chérissent, autochtones ou ajoutés : la Liberté. Je regagne Ménilmontant via avenue de la République et Oberkampf. J’ai une folle envie de brochette de Kefta. Ça tombe bien.
Entre 9h et 17h, j’ai traversé « l’Afrique », « l’Inde » et le « Maghreb » parisiens, le Monde, la République, les bobos d’Oberkampf, et l’étonnante Belleville qui gagne à être connue, et dont personnellement je ne me passe plus. J’ai parfois le sentiment que ma timidité grandit à mesure que ma présence au monde s’affirme, mais j’ai la chance de croiser partout des gens charmants avec moi.
Impressions
Entre économie informelle et présence de sans papiers, cette balade n’est pas à présenter comme une destination privilégiée pour le touriste photographe amateur, qui risque de passer pour un flic ou un agent d’immigration. En même temps, est-ce qu’on fait du tourisme à la Goutte d’Or ? Ce Nord-Est est un périmètre infini à explorer, il change de visage selon les heures, les jours, les rues. En somme il faut y vivre ou y passer ! Y passer en quête d’un ressenti, une sensation. Un minimum de confrontation physique avec le lieu pour déclencher une émotion. Et l’inspiration. Il est clair qu’on ne comprend pas un quartier en le traversant, mais à contrario on ne peut pas parler d’un lieu qu’on n’a pas traversé. Les sens s’activent, et les sens nous disent quelque chose. Pour le reste, l’ethnographie urbaine a déjà tout publié. Il suffit de lire. Et la magie intégrative des lieux fait qu’après y être passée plusieurs fois, une fois passée la phase d’étonnement, là où je voyais des particularités, je remarque désormais partout l’hybridité.
Au final qui dit vrai ? Paris-Tourisme ou certains partis politiques ? Quartiers-ghettos ex-territorialisés de la République, ou quartiers de mises en scènes pour touristes en mal d’exotisme ? Aucun des deux en fait. En tant que lieux d’élections des réseaux transnationaux, ils sont forcément hybrides, pour partie le prolongement des réseaux et en partie intégrés dans le territoire étatique. Quant à une éventuelle mise en scène touristique, je pencherai pour la négative (excepté peut-être pour le Passage Brady, qui prend des allures de vitrine). Leur relative invisibilité comparée aux quartiers ethniques nord-américains illustre d’abord une culture du marketing ethnique moindre ici qu’en Amérique du Nord. Mais cette invisibilité reflète surtout la relation complexe de la France avec ses communautés. Une relation blessée, l’évidence d’une France multiculturelle pas totalement assumée, où l’immigration ne fait pas partie du mythe de la République. Les quartiers du Nord-Est parisien ne me sont donc apparus ni comme des « no go zones », ni comme des lieux vidés de leur substance par la diversité marketing.
Le Marais. Paris gentrifié, touristique, branché
Si l’Est parisien présente le visage d’une Paris communautaire populaire, d’autres communautés possèdent encore des territoires au cœur de quartiers déjà gentrifiés et branchés. Ainsi le Marais se décline en quartier « branché », « juif », « gays », « chinois », « touristique ». Ce quartier qui fait l’unanimité, où les Parisiens emmènent volontiers leurs amis de passage dans la capitale, n’est pas que le lieu d’élection des boutiques de marques, mais offre un paysage divers et palimpseste, avec des sous-espaces à dominante communautaire. S’il fut le lieu d’élection historique de la communauté juive, on ne peut pas le comparer au Lower East Side new yorkais, son évolution le faisant plutôt ressembler à un Soho parisien. Dans cet espace pris d’assaut les jours de week-ends ensoleillés, les vieux commerces de quartier ont partout été remplacés par des boutiques branchées. L’évolution du quartier se lit dans les murs et les noms des marques se superposent aux enseignes à l’esthétique d’antan. Dans le Marais, on quitte la Paris métissée ethniquement et socio-économiquement. Ou peut-être cette dernière est-elle noyée sous la horde de touristes aux profils uniformisés. Quoi qu’il en soit, toute la jeunesse privilégiée de la capitale semble se donner rendez-vous ici pour faire la queue en vue de déguster le dernier trend culinaire du moment.
Le Marais juif
Dès la fin du XIXème, les Juifs ashkénazes fuyant la misère et les persécutions en Europe de l’Est se sont installés autour de la rue des Rosiers. Aujourd’hui, le quartier regorge encore d’enseignes de restauration juive. On y croise beaucoup de clients portant la kippa, quelques juifs orthodoxes, beaucoup de touristes.
Le Marais chinois
Une communauté chinoise à l’origine originaire de Wenzhou s’est installée autour des rues du Temple et rue au Maire. Outre de nombreux restaurants asiatiques, on y trouve une concentration de commerces de bijoux en gros, de confection ou de maroquinerie, la communauté s’étant spécialisée dans ces activités. Sur la rue du Temple trône la très hybride Eglise Saint Elisabeth, qui est entre autres, l’église chinoise de Paris. On y célèbre en fait trois cultes, celui de la Paroisse catholique Saint Elisabeth de Hongrie, de la Mission catholique chinoise, ainsi que de l’Eglise conventuelle de l’ordre de Malte en France.
Quartier japonais
Dans le quartier de l’Opéra, la Rue Saint-Anne abrite une grande concentration de restaurants japonais, mais aussi des épiceries japonaises ou des agences de voyage spécialisées dans le Japon. On y trouve aussi des enseignes coréennes, vietnamiennes ou taïwanaises. A l’heure du lunch, tous les restaurants sont véritablement pris d’assaut par les amateurs de sushis et autres spécialités nippones. Là encore l’hybridité des murs est fascinante. Le Bar PMU s’est mué en Café Tabac Bistro Japonais, le vieux Boulanger Pâtissier a été supplanté par Aki boulanger.
Le Sentier
Quand on évoque le destin lié de Paris et de ses communautés, il est un lieu mythique qu’on ne peut se permettre de contourner. Sanctuaire juif de la confection textile, le quartier du Sentier a été immortalisé récemment par la trilogie La Vérité si je mens, une triade de comédies qui a eu le mérite de faire découvrir l’évolution du quartier sur les dernières décennies, entre industrialisation de la branche de la confection et arrivée des grossistes chinois. Le quartier est aussi parfois surnommé la Silicon Sentier en raison des nombreuses startups qui s’y sont installées. Si on peut encore observer rue Saint Denis des « carioleurs » qui attendent d’être employés pour transporter des rouleaux de tissu, ou retrouver au détour des passages l’atmosphère du petit monde du sentier, le quartier est aujourd’hui en pleine mutation.
Montorgueil
Dans les Villes-Monde, diversité rime bien plus avec fusion des goûts qu’avec communautarisme. Ainsi les quartiers qui mélangent enseignes locales et gastronomies du monde entier font désormais partie de leur paysage familier. La rue Montorgueil, rue piétonne et animée qui mélange commerces généralistes, boutiques, cafés et grande variété de restaurations, offre un bon exemple de cette quotidienneté urbaine. Parmi les perles d’hybridités, j’ai remarqué un restaurant franco-indien ou encore un traiteur turco-kurde. Et parce que les épiceries spécialisées se doivent de suivre les courants de société, l’épicerie italienne n’oublie pas de mettre désormais en avant ses pâtes sans gluten.
Paris. Transrégions et Provinces de France
On ne peut pas aborder l’espace identitaire parisien sans dire un mot des Provinces de France et de la diversité identitaire et culturelle de l’espace français. Car si Paris abrite aujourd’hui un nodule de transnations, il abrita déjà bien avant cela un nodule de transrégions. Paris a en effet été le lieu privilégié de l’immigration économique intérieure avant d’être un lieu de l’immigration économique et politique européenne, juive, des anciennes colonies, du monde entier. Paris a donc d’abord fait la synthèse des cultures de France avant de faire la synthèse des cultures du Monde. Au fil des inclusions successives, Le Parisien a d’abord été le Breton ou l’Aveyronnais, avant d’être l’Espagnol ou le Polonais, puis l’Algérien ou le Congolais, pour aujourd’hui inclure des ressortissants du monde entier.
On a parfois l’impression que la France a mal à sa diversité. Ceci est peut-être dû au fait que cette République est composée de régions aux identités marquées, formant une unité qui n’était à priori pas gagnée d’avance. Si aujourd’hui, l’État mise sur la décentralisation et de nouveaux sous-centres émergent dans l’Hexagone, Paris a depuis toujours fonctionné comme espace centralisateur-consensus pour tous les territoires de France. Les échelles se sont multipliées, ainsi Paris l’espace central français entouré de territoires régionaux, s’est vu en sus complété d’une couronne de territoires périphériques et encore complexifié avec des sous-espaces et des sous-territoires en son sein même. C’est cette double inclusion d’identités culturelles qui donne son caractère unique à cette ville.
A Paris, avant l’arrivée des provinciaux, la concentration spatiale se faisait surtout par corporations. Puis certains migrants commencèrent à se regrouper selon leur région d’origine, comme les Auvergnats ou les Bretons. Dans le 14ème arrondissement, les Bretons venus chercher une vie meilleure dans la capitale fondèrent une véritable Petite Bretagne près de la gare Montparnasse. Les Auvergnats investirent le quartier de la Bastille où ils ouvrirent des « Bougnats ». Quant aux Aveyronnais de Paris, ils sont plus nombreux que ceux restés dans le département et revendiquent encore fièrement leur origine.
Au fond, en observant l’espace parisien, on se dit que l’identité française est à son image, à savoir constituée d’intégrations successives. Il existe une multiplicité de façons d’être français aujourd’hui. Reste à savoir comment on place le trait-d union. Manière française d’être breton, tunisien ou chinois, ou manière bretonne, tunisienne ou chinoise d’être français ? L’urbanité est elle plus facile à définir. Pour afficher une identité urbaine, il suffit d’habiter la ville. Voilà qui fait au moins un point commun à tous les Parisiens.
Cité-Monde utopique à Paris
Avant de clore ces escapades parisiennes, je vous propose un voyage étonnant, un détour par une Cité-Monde utopique offrant un tour du monde patrimonial. Direction la Cité Internationale Universitaire de Paris. Plus qu’un lieu, une utopie unique en son genre. La Cité Internationale, c’est le Monde accessible en RER B. Et pour atteindre le Monde, il faut se rendre à la frontière de Paris. Car la Cité-Monde, entourée par les fortifications du périphérique, se situe à la frontière.
Projet humaniste et de paix, la Cité Internationale Universitaire fut créée en 1925, par la grande bourgeoisie libérale humaniste. Cette Cité avait pour ambition non seulement de réunir en son sein des représentations de nations du monde entier, mais devait également offrir un accès aux moins riches. Au fil des ans, de nombreux pays adhérèrent au projet et les résidences étudiantes reprenant les codes de l’architecture et se parant à l’intérieur des attributs culturels des pays d’origine se mirent à émerger. Cet élan fut interrompu pendant la Deuxième Guerre Mondiale, période durant laquelle la Cité fut occupée par les nazis qui laissèrent derrière eux un lieu dévasté. Aujourd’hui la Cité Universitaire compte 12 000 résidents de 140 nationalités répartis dans 40 maisons-pays. Parmi ces résidents, on ne dénombre pas seulement des étudiants, mais aussi des chercheurs, parfois avec leur famille et des artistes en résidence.
Dans ce monde patrimonial sans frontières, autour du monumental bâtiment principal, la carte du monde est totalement revisitée. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le plan pour se donner une idée. Ainsi, États-Unis, Belgique et Espagne se situent dans le même quartier ; la Suisse jouxte le Portugal, l’Inde ou le Brésil ; l’Argentine trône fièrement à côté du Canada, tandis que l’Asie du Sud Est, l’Arménie, Monaco et la Tunisie ont dérivé pour ne former plus qu’un seul continent.
Après avoir visité les allées d’un campus résonnant de multiples langues et battant au rythme des nombreux joggeurs, c’est au Centre Oblique, lieu dévolu à la présentation de la Cité, son histoire, ses buts, ses projets en cours ou sa philosophie que j’ai eu droit à une visite guidée. J’y ai appris notamment que chaque résidence faisait la promotion culturelle du pays ou de la région d’origine qu’elle représente, mais qu’à côté des appartenances spécifiques, on mettait dans cette Cité-là un soin tout particulier à privilégier le brassage des résidents. En outre, tous les pays n’étant pas représentés, chaque résidence doit attribuer 30% de ses logements à des étudiants d’autres nationalités. Le fonctionnement de chaque résidence est subventionné par son pays d’origine qui pour être présent doit souscrire à tous les principes et valeurs de la Cité U, comme par exemple la mixité ou la laïcité. La Cité U est aussi le reflet de l’état des relations internationales. Ainsi, l’Iran s’est détourné du projet lorsqu’il apprit que sa résidence logeait des dissidents au régime. Quant à l’ancienne résidence d’Indochine, elle abrite désormais les étudiants d’Asie du Sud. Aujourd’hui la Cité continue à s’agrandir, même si l’extension de son Monde se cogne sur une frontière, le périphérique. Trois projets de résidences sont actuellement en cours, à savoir Paris, l’Ile de France et la Corée du Sud. Cependant certains grands pays comme la Russie ou la Chine manquent encore à l’appel.
Un monde sans frontières la Cité U ? Pas si sûr. En se promenant dans ses allées, on s’aperçoit que les portes sont verrouillées, excepté pour trois pays, dont le Brésil ou la Suisse. Pour accéder aux autres pays, il faut participer aux visites guidées du dimanche, qui présentent trois résidences à chaque fois. On peut aussi avoir un avant-goût des pays grâce aux nombreux événements culturels ouverts à tous organisés dans la Cité. Mais ce Monde-là reste peu investi par les touristes. Il est cependant très prisé par les étudiants, qui eux attendent sur une longue liste d’attente pour y effectuer leur migration.
Réconciliations
Malheureusement, une fois quitté le monde utopique de la Cité universitaire, on retrouve les réalités de la géopolitique mondiale. Transnationalisme et mondialisation oblige, les conflits régionaux sont souvent importés dans les Villes-Monde. Cependant, si le conflit israélo-palestinien semble s’être bien ancré dans la capitale française, les Villes-Mondes sont également l’occasion de laisser la géopolitique de côté, et de se découvrir des affinités dans ces capitales économiques préservées ou les échanges marchands et les aires culturelles supplantent la géopolitique. A Paris par exemple, Turques et Kurdes, mais aussi Japonais et Chinois ou encore Turques et Grecs semblent avoir trouvé un terrain d’entente…
Profondeur & évolution de l’espace parisien
« Ainsi allait la cité, langue vivante en perpétuelle mutation, dont il ne servait à rien de regretter le passé recomposé si on ne comprenait pas que son présent s’était toujours écrit au futur antérieur. » (Michel Field, Le Soldeur, p. 179)
Véritable paysage palimpseste, le paysage parisien est en perpétuelle mutation. L’histoire des lieux se lit sur les murs de Paris, dont la profondeur surpasse tout ce que j’avais pu observer lors de mes précédentes errances. On peut aisément y observer la superposition des groupes et des fonctions des quartiers. Les mutations sont par exemple flagrantes dans le Marais où les noms des marques branchées se superposent aux couches antérieures ; à Belleville où les cafés parisiens sont devenus des cafés magrébins ; ou encore dans le quartier de l’Opéra où le bar PMU est devenu un bar japonais.
Mais quelles surprises nous réserve pour l’avenir le paysage parisien ? Concernant les enclaves ethniques, sont-elles le signe d’une ethnicisation durable du paysage urbain, qui aurait remplacé le schéma classique de première installation temporaire et transitoire de l’École de Chicago ? Ou sont-elles davantage des enclaves ethniques commerciales dues à la fois à la diminution de l’offre de travail pour les migrants (A. Portes) et à l’augmentation de leur nombre, donc de la demande en produits et services spécialisés ? En fait les enclaves ethniques parisiennes, au-delà de leur fonction de lieu de retrouvailles et d’entre-soi, représentent aujourd’hui certes des centralités communautaires, mais avant tout des centralités communautaires marchandes. Et si l’ancrage de certaines communautés dans certains quartiers peut découler de leur stigmatisation, à Paris comme ailleurs ces enclaves sont surtout régies par les lois et les dynamiques du marché immobilier. Elles subissent également l’influence des projets politiques de réhabilitation urbaine. Il y a par conséquent peu de chances qu’elles échappent à la tendance à la gentrification des quartiers ethniques populaires, surtout à l’heure où elles se présentent comme la nouvelle destination privilégiée pour une jeunesse attirée par les bas loyers et un changement de décor. Si la mutation reste encore peu visible dans certains quartiers, elle est déjà bien en marche.
Quoi qu’il en soit, les quartiers que j’ai parcourus présentent différents degrés d’ouverture et de mixité ethnique et socio-économique. Si chaque Ville-Monde présente son lot de spécificités, les trends globaux permettent de faire des analogies. Ainsi en est-il des quartiers. A l’image d’Astoria à New York, du Mile End à Montréal ou de Kensington Market à Toronto, Belleville devient de plus en plus multiethnique et m’est apparu comme le quartier abritant la plus grande mixité. Le Marais lui n’échappe pas au destin des autres anciens quartiers juifs devenus quartiers branchés, à l’instar du Lower East Side new yorkais. Les couches populaires semblent donc avoir déserté le Marais et surinvesti le 18ème. Cependant la gentrification va de pair avec une réintégration de mixité ethnique et sociale dans les quartiers ethniques et populaires parisiens. Car le phénomène signe avant tout le retour au centre-ville et sa réappropriation par les classes moyennes qui intègrent des quartiers populaires marqués ethniquement, modifiant ainsi le tissu social et démographique du quartier. Les quartiers ethniques centraux mutent donc sous l’effet d’une colonisation à rebours, une re-re-recolonisation, avec l’arrivée notamment des jeunes urbains français. Mais cette reconquête est aussi le fruit d’initiatives de la municipalité, comme à Château Rouge, où elle réimplante des commerces locaux pour y apporter de la mixité. La gentrification de l’Est est donc en marche, et s’étendra vraisemblablement au-delà de Ménilmontant, d’Oberkampf ou des rives du canal Saint-Martin, devenus des destinations privilégiées de la vie culturelle et nocturne.
Si Paris n’échappe pas au phénomène de gentrification, elle n’échappe pas non plus à la vague green-bio, bien qu’en proportion moindre que dans les villes d’Amérique du Nord. Quant au troisième trend observé dans les Villes-Monde nord-américaines, à savoir la croissance de la population originaire d’Asie, il s’observe ici aussi. Au-delà des tendances, ce qui fait la particularité du paysage parisien, c’est que son espace est marqué par l’inspiration orientale. Les influences maghrébines ne sont pas confinées dans des niches ethniques, ne sont pas significatives de Barbès ou de Belleville, mais font partie de l’identité et du paysage parisiens. Si preuve en manquait, la composition démographique et spatiale parisienne montre à quel point le destin de la France est lié à celui de l’Afrique du Nord et à la Méditerranée.
A Paris, capitale du monde, première destination mondiale et capitale de la nation, l’avenir sera marqué sous le signe d’un partage de l’espace et d’un équilibre à trouver entre la politique, les monuments et les hommes. Paris, ville jamais figée qui se réinvente constamment, va devoir relever le défi compliqué d’opérer sa mue sur un espace plein. Le Paris populaire qui subsiste encore notamment dans les dédales des marchés d’Aligre, de Barbès ou de Belleville pourra-t-il résister aux projets de réhabilitation et aux nouveaux projets innovants qui fleurissent à travers toute la capitale ? A côté de la cohabitation du Paris populaire et du Paris gentrifié, vont devoir cohabiter le Paris des Parisiens et le Paris des touristes. Dernièrement, la Loi Macron proposait de définir des zones touristiques internationales. D’autres tendances vont marquer l’évolution de la ville, avec par exemple la délocalisation en banlieue de nombreuses sociétés et avec elles les emplois du centre-ville. Cette tendance va-t-elle aboutir à la création de véritable Edge Cities, laissant un centre dévolu au commerce et aux loisirs ? Être à la fois une « Paris authentique, Paris insolite » (Des Racines et des Ailes, mars 2015), voilà un des défis identitaires que devra relever ce terreau d’innovations incessantes. Paris devra aussi concilier épaisseur et dynamisme, conjuguer profondeur des murs et légèreté, énergie renouvelée.
En ce qui concerne l’avenir proche, reste une grande inconnue. Quel impact aura sur Paris la tristement célèbre « crise des migrants » de 2015 ? Quelle place et quel sort réservera à cette immigration Paris, capitale intégrée dans un État-nation et une Forteresse européenne ? Pourra-t-elle se faire refuge et inclure un nombre important de nouveaux résidents en un minimum de temps ? Aura-t-elle suffisamment d’infrastructures et parviendra-t-elle à composer un équilibre harmonieux des populations ? Quel avenir pour ces nouveaux ajoutés dans une ville en proie à la lutte pour l’espace et la compétition pour l’emploi, qu’immigrants comme autochtones s’accordent à considérer trop plein ? Quels rôles pourront jouer les enclaves ethniques et les réseaux transnationaux dans l’accueil de ces nouveaux venus ? Quelle nouvelle figure spatiale émergera de la Paris d’aujourd’hui ?
Épilogue parisien
Une fois encore, je n’ai pas boudé mon plaisir à exercer mon métier d’errante en Ville-Monde. Etudier les cartes, préparer le programme et les itinéraires, me mettre en marche, contempler, puis assurer le service après-vente, le travail intellectuel qui consiste à aller un peu plus loin que l’impression, l’émotion, les sensations, les intuitions. J’ai cependant rencontré quelques difficultés de terminologie au moment de la rédaction. Quels termes utiliser lorsqu’on décrit la composition démographique des quartiers ? Le terme migrant me paraît peu approprié, car il y a de fortes chances qu’une personne ethniquement définie comme chinoise n’ait jamais émigré de nulle part ni jamais mis les pieds en Chine… On peut utiliser les termes de communautés ou de minorités, mais là encore l’expression n’est pas très heureuse. Membre de la minorité chinoise ? Français d’origine culturelle chinoise ? Membre de la communauté chinoise ? Et pour les Français blancs, on utilise le terme caucasien ? Il semblerait qu’on emploie plutôt Gaulois. Bref, ceci est loin d’être trivial, et il devient urgent de bâtir un monde où on aura résolu ces questions !
L’enchaînement Singapour-Paris fut un enchaînement singulier, tant ces deux Villes-Mondes sont aux antipodes par leur Histoire, leur phase, leur composition, leur humeur. Pesanteur vs légèreté. Tendance à la méfiance vs aptitude à l’harmonie. Mais cadence des deux côtés. En ce moment Paris est sonnée, qui pourrait l’en blâmer ? Pour moi il est désormais temps de rentrer et vite guérir de Paris. A Singapour, mon baromètre émotionnel fut à l’image de la cité. Maîtrisé. Lisse. Coloré. Paris quant à elle m’a emportée dans son spleen. Alors qu’au retour de Singapour j’étais dépitée de retrouver le moral européen, après Paris tout à la maison me parut bien léger.
Au final, même si elle est un peu chagrin, avec un sourire à Paris on reçoit un accueil charmant, tous quartiers confondus. Aussi, après avoir dîné à la table à la fois de l’homme en kipa dans le Marais et au milieu des hommes maghrébins à Belleville, entre fallafels et kebabs, je tiens à ré-exprimer la joie, le bonheur d’être une bâtarde en ville mondiale. Et pour finir sur une touche lumineuse, j’aimerais vous proposer de passer un dimanche après-midi à Paris, à errer entre ceux qui se marient, ceux qui mangent…
…des fallafels, ceux qui mènent une lutte « sans frontières », ceux qui chillent ou qui chinent… Alors quoi, elle est pas belle la vie à Paris ?
Breaking New. Je viens de terminer la relecture de ce chapitre. Je me rends compte que j’ai oublié de répondre à La question. J’allume la télé. Il est près de minuit. Nous sommes le 13 novembre…
Abriter la Cosmopolis, des assassins plein de haine sont venus lui signifier qu’elle en avait trop le potentiel.
Paris, en l’état ne peut pas être la Cosmopolis, elle est en état de guerre. Cette nuit Paris est sidérée et Paris, avec le monde entier, pleure.
Consultations / Pour aller plus loin
http://www.visitparisregion.com/guides/envie-de/cultures-du-monde-64610.html
http://www.humanite.fr/un-lieu-une-histoire-aligre-lallegresse-fait-son-marche
http://remi.revues.org/3005?lang=en
http://voyage.blogs.rfi.fr/article/2012/06/08/belleville-les-multiples-visages-du-paris-populaire
http://www.slate.fr/story/23897/belleville-pas-si-explosif
http://www.tourisme93.com/paris-ville-monde.html
http://www.metropolitiques.eu/Chateau-Rouge-a-Little-Africa-in.html
http://www.pariszigzag.fr/balades-paris-insolite/shopping/les-meilleurs-marches-de-paris
http://fr.wikipedia.org/wiki/Quartier_de_la_Goutte-d%27Or
http://voyageforum.com/discussion/france-quartier-plus-glauque-paris-d1219693-4/
http://www.hoteldelamare.fr/fr/notre-quartier
http://www.ciup.fr/category/accueil/decouvrir/
http://equipement.paris.fr/marche-belleville-5475#local-calendar
http://www.evous.fr/Boulevard-de-Belleville-75011-75020-Paris,206318.html
http://fr.wikipedia.org/wiki/Quartier_de_Belleville
http://www.aveyron.com/parisien/histoire_bougnat.html
« Coexistence et confrontation dans un quartier pluri-ethnique : le cas de la Goutte d’Or »
« Cohabitation pluri-ethnique dans la ville : stratégies d’insertion locale et phénomènes identitaires »
« Les microsociétés des jeunes dans les quartiers d’habitat social »
« Le trésor caché du Quartier indien : esquisse ethnographique d’une centralité minoritaire parisienne », Graham Jones, Revue européenne des migrations internationales, vol. 19 – n °1 | 2003, 233-243.
Multi-ethnicity and the Idea of Europe
Des Racines et des Ailes – Paris nouveau, Paris rétro, Paris insolite, 2 avril 2014
Enquête Exclusive, « L’étonnante vie des Africains de Paris »
Alain Mabanckou, Black Bazar