Après être partie très loin à la recherche de la Ville-Monde, maintenant que je suis rentrée, si je vous racontais ma ville ? Ça vous dit ? On va procéder un peu différemment. Oublier chiffres et théories. Cette fois-ci, pas question d’exploration, mais d’un vécu. Je vais tenter d’improviser. Je peux, après six ans d’immersion. J’y arrive pas. Sorry. Mais comme dirait un bon ami à moi : never ever give up ! Allez, je tente une improvisation en trois mots : localisme, régionalisme, internationalisme. Bon, je crois qu’on va avoir besoin de plus de trois mots, et par conséquent se livrer à une succincte exploration pour déterminer si la Cosmopolis ne pourrait pas tout simplement se trouver à la maison.
En préambule j’aimerais revenir sur la distinction entre ville internationale, ville multiculturelle et Ville-Monde. Si Genève rentre indiscutablement dans les deux premières catégories, pour qu’une ville accède au rang de Ville-Monde, il ne suffit pas qu’elle abrite des organisations internationales et une grande diversité de populations. Il faut en outre que cette diversité soit constitutive de son identité, et qu’elle propose un modèle de cohabitation adapté. Une ville peut très bien être internationale sans être multiculturelle ni cosmopolite, ou internationale et multiculturelle sans être cosmopolite. La ville internationale se veut vitrine des États-Nations, elle est un centre de la gouvernance à échelle mondiale. La ville multiculturelle est la ville où des populations de toutes origines impriment le lieu de leurs cultures. La ville cosmopolite est une ville qui recompose le local et le global, qui fusionne les mondes pour aboutir à une identité urbaine unique. La fusion n’annihile pas la diversité mais recompose les cultures tout en les intégrant dans la très plastique culture mondialisée, enrichissant cette dernière dans la volée.
Alors quand je pense à ma ville, la question qui me taraude est la suivante : Genève, tu es qui, la Ville-Internationale, capitale de la « expat’s connection » ou la Ville-Monde où tous tes flux font fusion ? Refuge des salons feutrés des officines inter-gouvernementales, ou refuge pour les aliens de tous poils de ces mêmes gouvernements ? Capitale onusienne, financière, ville de congrès ou laboratoire interculturel ? Quel chemin voudrais-tu emprunter ? Un modèle qui prône le chaque monde sur sa Rive ou la Jonction de tes flux ?
Si aujourd’hui Genève attire aussi bien les multinationales, les États et les Hommes, si Genève se révèle un carrefour politique et économique mondial, c’est que Genève fut depuis tout temps à la fois ville de commerce et ville refuge. Avant d’être une des capitales de la finance mondiale, la ville fut d’abord une importante foire régionale. Bien placée. Bien disposée. Disposée à accueillir, disposée à la discrétion. Tout était là. Genève ville pragmatique, capitale régionale et ville de migrants. Reste à faire de la place pour toutes ces identités. Et aujourd’hui, on sait ô combien les identités ont besoin d’espace.
Mais voilà, la grande spécificité de cette cité, c’est justement que de l’espace elle en manque pour assouvir toutes ses ambitions. La logique voudrait que l’exiguïté de son territoire la pousse à choisir. Or elle semble s’y refuser. Mais Genève, tu te prends pour qui ? Comment crois-tu pouvoir demeurer Genève Internationale, devenir Grand Genève, et conserver ta campagne ? Tu exiges de tes résidents qu’ils contribuent à ton grand défi, ou comment caser urbanité, campagne, pôle régional, pôle international, tout ça sur un espace limité. Pour que tu puisses parader, nous voilà donc tous contraints à nous serrer. A crise économique mondiale, toi tu réponds crise de l’espace. A la peur du manque d’emplois, tu substitues la peur du manque de toits. Tu acceptes de nourrir, mais te refuses à construire.
Avant d’évaluer la façon dont tu t’y prends pour conserver ton rang et conjuguer toutes tes ambitions, parlons un peu de ton site et de ta situation. Voyons quel genre de terreau a bien pu attirer tous ces mondes.
Identités
Grâce à tes atouts, tu n’as pas besoin d’élever des tours et d’en faire des tonnes pour te faire remarquer. Ville du bout du lac et du bout du pays, toi qui fus petite République avant d’entrer dans la Confédération, tu as longtemps tenu à conserver ton arrière-pays nourricier. Ce n’est peut-être pas la première image qui nous vient à l’esprit te concernant, mais Genève ville-canton, une fois la métropole quittée, de vert et de champs tu es encore bien entourée. Tu fais la sourde oreille quand on t’enjoint de toucher à ta ceinture verte, cette campagne qui plaît tant aux expatriés. Maraîchers sacrés, coteaux, petits villages en pierre et églises au milieu de ces derniers. Mais tu recèles d’autres trésors aussi. Grâce aux vignes qui parcourent ton micro territoire, ta cave est également bien fournie. On a parlé vignes, on a parlé campagne. Reste à parler montagne…. On est loin des majestueux monts de la Riviera, loin de la vue sur les Alpes que tu envies à ta voisine de palier. Toi tu ressembles plutôt à un cocon, lovée entre monts jurassiens et le Salève, ta montagne emblématique. Si le Mont-Blanc ne fait que pointer ça et là le bout de son nez, le Salève lui te confère une véritable identité visuelle. Enfin, last but not least, Genève c’est d’abord ton lac. Ah la rade de Genève, le jet d’eau de Genève, les hôtels cossus qui se succèdent fièrement autour de ton demi-cercle qui divise ton corps en deux rives, gauche et droite souvent en compétition. Deux rives, deux mondes qui attendent leurs ponts. Si c’est devant ton lac que les touristes se pâment d’admiration, les autochtones se massent aussi sur d’autres rives, Rhône, Arve et leur jonction.
Petite ville, grande réputation, grands contrastes
Voilà pour « l’inné ». Abordons maintenant quelle âme a pu s’épanouir sur pareil terreau. Intéressons-nous d’abord un peu à l’image que tu peux renvoyer et aux stéréotypes qui te collent à la peau. Genève, tous les classements le disent, tu es une des villes les plus chères du monde, et de celles offrant la meilleure qualité de vie aussi. Genève, on pense que chez toi tout le monde est riche, tout le monde est banquier. Tu es aussi la métropole d’un contraste qui en impose et d’un secret envié, la pureté de ton air. Outre ta beauté, on vante ta tolérance, ta sécurité, ton ordre, ton économie, ta propreté, tes infrastructures. Tu donnes l’image d’une ville de luxe, mais où l’on s’ennuie. Tu manquerais d’âme, d’aspérité, de créativité, en gros tu serais trop aseptisée. On dit aussi que tes Genevois sont froids. De la Suisse, tu es vue comme la mauvaise élève, tes emplois attirent mais en même temps ton taux de chômage exaspère, tes transports fatiguent.
Vu de la Suisse, tu es plus rebelle, plus cosmopolite, plus internationale, un peu française, un peu « parisienne » aussi. Un peu frondeuse, un peu râleuse, un peu chauvine parfois. Entre Lac (Léman) de Genève et Salève (français) genevois, tu t’appropries des atours et proclames qu’avec tout ça, tu n’aurais plus besoin de sortir. Du coup on t’accuse de fermeture, d’être davantage tournée vers les lointains horizons et ton proche terroir que ta nation. En même temps, comment te blâmer, dans une ville où il est presque plus aisé de prendre l’avion que l’autoroute ! Cette appétence pour le micro et le macro, cette dualité entre localisme ancré et ouverture sur l’extérieur fait partie du paradoxe genevois sur lequel on reviendra.
Tantôt trop grande, trop petite, trop métropole, trop campagne, si tu prenais en compte la façon dont tu es définie tantôt par le monde tantôt par les confédérés, tu aurais tôt fait de tomber en schizophrénie. La vérité c’est que tu es la pire des villes,… à l’exception de toutes les autres. Quand on s’est adoptés mutuellement, tu deviens indispensable, incontournable, plus jamais égalée. Ta petitesse accentue tes contrastes, chez toi le monde et les modes de vie sont accessibles dans le creux de la main. Mais est-ce que ça te rend pour autant mondiale ?
Dans la vision que j’aie de toi, Genève tu rimes avec feutrée, paix, progressiste, pudique, tiède. Les Genevois ne sont pas froids, mais plutôt soucieux de laisser à chacun la distance qui lui convient sur un territoire condamné à la densité. La tiédeur est une invitation à déposer son empreinte, mais à pas feutrés. Ton modèle ? Tolérance, discrétion et fermeté. Si tu laisses la place pour que s’épanouissent les diverses identités, ta sérénité indique à chacun la voie à emprunter : celle des identités dosées. Car cette pudeur constitue ton ADN. Genève, ville de Paix. Culture du secret. Ces valeurs font ta réputation. Et ton fonds de commerce. Tu n’es pas dupe sur ta situation, tu sais bien que ce ne sont ni tes vins ni tes tomates qui feront prospérer la cité. Ton trio gagnant consiste à attirer la diplomatie, l’argent et les hommes. Ta force, ton atout, c’est ton ouverture et ta discrétion. Genève, ville internationale et multiculturelle. Si petite… et à la fois si importante capitale diplomatique, si incontournable centre financier international. Bonne élève, appréciée à la fois des États et de l’économie. Tu passes ton temps à négocier, aussi bien marchandises que traités de paix. Genève, tu vis avec le monde, voilà pourquoi tu es bien empruntée depuis un fameux 9 février… Aujourd’hui, pour emporter une large adhésion, tu dois aussi te réinventer et convaincre sur deux tableaux, à la fois tes locaux et la sphère internationale, de la légitimité de ta situation.
Peut-être est-ce la réunion de tous ces gouvernements qui a contribué à faire de toi une ville de frontières invisibles. Car parfois Genève, tu es à l’image d’une promenade dans le quartier des Nations. Une ville de barrières. Si les barrières que tu élèves permettent à chacun de vivre sans être importuné, ces barrières te rendent aussi imperméable et peu engageante. Car oui Genève tu peines et prends du temps à te dévoiler, tu peux parfois être décourageante, quand tu refuses de te donner, désespérante quand tu jouis de te faire mériter. Tu ne dévoiles pas tes charmes et tes potentialités au premier venu, tu veux d’abord t’assurer d’être désirée, aimée. Tu restes imperméable, opaque, à celui qui ne prend pas le temps de t’apprécier. Quand tu ne donnes rien, crois-moi, tu en décourages plus d’un. En fait, tu es davantage une ville qui se vit qu’une ville qui se visite ou qu’on se contente de traverser.
C’est vrai aussi que tu as tendance à ronronner, ta vie culturelle et nocturne est d’ailleurs souvent dénigrée. Tu ne rimes pas avec exaltation, soit, c’est toi. Mais tu possèdes d’autres qualités. Déjà tu offres une des meilleures qualités de vie au monde pour qui saura patienter et t’apprécier. Surtout tu te refuses à jouer à celle que tu n’es pas. Mais ma ville tu n’es pas qu’une douce endormie. En particulier l’été, lorsque tu célèbres sur tout ton territoire l’art des manifestations éphémères. De plus, à côté du mode de vie glamour des classes financières et aisées, tu proposes aussi sur ta carte un mode de vie plus alternatif et associatif, et même un menu terroir. Terre de contrastes, tu peux te targuer de compter aussi bien cols serrés, alternatifs et villageois. Enfin, tu n’es jamais avare d’une petite Genferei, ces situations politiques inextricables qui font ta réputation, et confirment ton côté rebelle et barré. Genève, ma ville, tu es une anomalie. Je me retrouve en toi, adepte d’un chaotique ennui.
Peut-être que ce sont tes dualités qui définissent finalement le mieux ton identité. Déjà tu vogues entre localisme et globalisme, esprit genevois et « Esprit de Genève », aussi internationale que locale. Tu vis sans contradiction l’ouverture au monde et l’entre-soi, les racines et les ailes. Cette dualité assumée soulage les ajoutés, qui n’ont pas comme ailleurs besoin de s’excuser ou se justifier quand ils ressentent le besoin de se tourner vers la communauté. Tu es tolérante, mais ferme. Pas question de chasser l’austérité de Calvin, tu y tiens. Depuis la Réforme elle fait partie intégrante de ton identité. Pas de place pour l’esclandre sous l’œil sévère de tes Réformateurs venus d’ailleurs, emblématisés dans un mur de pierre. Dans pareille ambiance, qui aurait envie de se faire remarquer ?
Pour conclure, on peut dire que ta tribu n’est pas plus définie par son sang que ton identité n’est figée. Ta tribu se définit au gré de l’ancrage et de l’attachement des divers flux qui t’ont et continuent à te traverser et que tu as le don d’intégrer, donnant à ton identité un caractère toujours provisoire, défini seulement de façon constante par sa diversité. Voilà pour l’échelle locale. Mais ta grande originalité vient de ce qu’étant à la fois capitale internationale et pôle régional, ce qui te définira principalement dans l’avenir sera la façon dont tu parviendras à gérer, entremêler, et intégrer ces deux échelles en les mixant avec ta localité.
Microcosme
Voilà dans les grandes lignes la complexité de l’identité de la Cité de Calvin. Intéressons nous maintenant à sa démographie. Avec une population composée d’un mélange de Genevois, de Confédérés et d’étrangers, Genève est une ville de diversité. Alors quel goûteux mélange a engendré ce patchwork de populations ?
Genève, terre de partage, est marquée par les nombreux flux qui la traversent et la composent. Flux pendulaires, frontaliers, confédérés, expatriés, migratoires, touristiques, conférenciers ou académiques. On dit que le Genevois pure souche est une denrée rare, et il est vrai que dans une ville qui compte plus de 20% de naturalisés et plus de 40% d’étrangers pour une population de moins d’un demi-million d’âmes, la diversité fait consensus plus que débat. Genevois, définition accordée à tous ceux qui ont adopté et se sont fait adoptés par Genève, sont fiers de cette identité cosmopolite. Terre de refuge pour l’Europe de la Réforme aux Révolutions, ces premières vagues constituent une part des vieilles familles genevoises. Si Genève a d’abord ensuite intégré des vagues de migrants confédérés, son champ d’attraction n’a cessé de s’étendre. La croissance économique et l’extension de la Genève Internationale après la Deuxième Guerre mondiale ont fait affluer « cols blancs » et « cols bleus » et sa démographie a explosé. Portugais, Italiens et Espagnols y ont depuis longtemps fait leur nid. Du statut de saisonniers à leur enracinement progressif, ils ont repris un nombre de commerces important dans certains quartiers et conféré à Genève une identité latine marquée. Ces dernières années, les Kosovars et les ressortissants de l’Ex-Yougoslavie banalisent gentiment leur présence également. Mais la diversité genevoise est loin de s’arrêter aux frontières européennes. Ces communautés ont été rejointes par des migrants du monde entier. Genève est européenne, mais aussi asiatique, arabe, russe, africaine, sud et nord-américaine. Toutes ces cultures enrichissent la cité d’autres manières d’être au monde.
Ce qui marque encore davantage que la diversité des origines, c’est la différence des statuts. Quantitativement plus importante, la Genève multiculturelle, celle des migrants économiques et politiques, est souvent différenciée de la Genève Internationale, celle des expatriés. Les uns bricolent leur monde entre ici et là-bas, les autres sont les salariés de la culture universelle occidentale mondialisée et uniformisée, ils vivent dans un ailleurs, un monde exportable et déterritorialisable. Genève se partage entre migrants « en quête d’une vie meilleure » accueillis, et expatriés invités par d’autres. Les internationaux appartenant à des catégories socio-économiques aisées, plus riches que la moyenne des autochtones, caractérisent le paysage migratoire et l’image de Genève, et ont des conséquences sur son territoire, conduisant à quelque drame de la prospérité. Si les organisations internationales se sont ancrées, leurs hommes ne font que passer, rendant leur présence abstraite. Mais la migration de la prospérité ne se limite pas à la colonie des expatriés. Investisseurs arabes ou russes, « résidents non domiciliés » de Cologny, réfugiés fiscaux des voisins européens pour n’en citer que quelques-uns. Cultures importées ou culture mondialisée, rentrées fiscales ou main d’œuvre, tous les ajoutés contribuent à enrichir la cité.
Entre cités satellites et villas cossues, les modes d’habiter divergent aussi selon le statut socio-économique. De même que les modes d’intégration. Maillage étatique serré ou réseaux transnationaux pour les uns, entreprises privées de relocation pour les autres. Ville du siège du Haut Commissariat pour les Réfugiés, Genève est aujourd’hui aussi la ville qui cache ses requérants d’asile dans des foyers en périphérie. Pour eux, l’intégration a laissé la place à la relégation. Mais au-delà de leur hétérogénéité, il reste aux ajoutés de tous statuts et toutes origines confondus quelques occasions de se rencontrer. Ainsi, ils sont amenés à se retrouver dans les parcs de la métropole l’été, à l’occasion des cours de français gratuits organisés par la ville et l’État pour favoriser l’intégration et créer du lien social.
La composition diurne de la Cité se révèle encore plus diversifiée. Genève étant un pôle économique important, tous ces résidents partagent en journée l’espace économique avec les travailleurs frontaliers français et les pendulaires romands. Des passagers journaliers qui croisent également les milliers de congressistes et de touristes qui transitent à Genève.
Multiculturalité
Cette diversité démographique et culturelle ne manque pas d’être célébrée. Genève se veut une ville qui « welcome » ses ajoutés. Les manifestations, expositions, forums ou initiatives variées qui mettent en valeur ce visage de Genève ne manquent pas.
Le projet « Genève, sa gueule » met en lumière tous les Genevois. D’ici et d’ailleurs.
Si les initiatives pour mettre en valeur la Genève multiculturelle sont nombreuses, aucune ne tient cependant la comparaison avec l’année 1995, proclamée par la ville « Année de la Diversité ». Durant un an, manifestations et forums se succédèrent jusqu’à l’apothéose du projet, la Fête de la Diversité. A cette occasion la Plaine de Plainpalais, espace vierge par excellence, se mua en Village mondial, en carrefour de toutes les diasporas. Elle abrita des stands de toutes les associations communautaires, des Caraïbes au Cap Vert, du Mexique au Vietnam, de l’Erythrée au Tibet, du Maroc au Pérou, du Chili à la Thaïlande. Au programme : traversée du monde, rencontres par les sens, échanges interculturels et marchands. Artisanat, danse, cuisine, musique, démonstration de rites, costumes, les cultures furent célébrées sous diverses formes. Les associations présentèrent leurs projets et un peu de folklore pour susciter la curiosité, comme une main tendue, pour créer un premier contact, un premier rapprochement. On dit qu’il y eut frémissement, qu’une alchimie, un lyrisme se sont produits lors de cette manifestation. Que si elle n’a pas forcément conduit à des politiques publiques très volontaires pour rapprocher les communautés avec les locaux, elle aura permis de révéler l’immense potentiel de création d’une société multiculturelle et unifiée.
Aujourd’hui, et malgré les diverses initiatives, la multiculturalité reste peu visible, peu expressive à Genève. Si les ajoutés ont créé associations, lieux de culte, commerces, lieux culturels ou restaurants, le transnationalisme genevois est incomparable avec ce qu’on peut observer dans des Villes-Monde pas si éloignées. On peut le déplorer, ou saluer le fait que Genève n’ait pas succombé à la Diversité-Marketing. Mais pourrait-on y voir aussi le signe d’une fusion des Communautés, la preuve de l’existence d’une Société genevoise aux différences atténuées ? On y reviendra ultérieurement.
Paysage urbain
Voyons maintenant un peu comment tout ce petit monde cohabite et se partage cet espace exigu. A première vue, du moins visuellement, Genève ne donne pas l’image d’une cité de territoires appropriés. A côté de son quartier-monde, les Pâquis, elle offre un paysage assez homogène, assez peu marqué par l’ethnicité, même si on remarque une tendance à l’ethnicisation du paysage commercial, reflet de la composition de la population et du goût pour les cultures du monde. Mais derrière l’apparente homogénéité, le paysage genevois comporte son lot de divisions spatiales. Si le paysage genevois est marqué par une certaine mixité, il l’est aussi fortement par la spéculation immobilière et par conséquent la gentrification. Mais sa grande spécificité, sur laquelle on reviendra très vite, c’est la lutte impitoyable pour l’espace que se livrent Genève Internationale, Genève locale et France voisine.
Grossièrement, l’espace genevois qui se divise entre Rive gauche et Rive droite, comporte des quartiers populaires en gentrification, des cités-satellites, des communes agricoles, des communes lacustres, des communes industrielles, des communes bourgeoises, des banlieues chics, d’anciennes communes réunies, le quartier des organisations internationales, les quais. Ou encore la Vieille ville, lieu de mémoire, et son paysage palimpseste qui raconte l’histoire de la cité. Elle surplombe un espace marchand, colonne vertébrale de la cité. Sauf quelques exceptions, comme l’artisanale, bourgeoise et bobo Carouge, ancienne cité sarde autonome, aujourd’hui une des centralités de la cité, l’espace du canton reste très polarisé sur Genève.
D’une manière générale, Genève porte le sceau des mobilités, parce que tous les flux qui la parcourent modifient son territoire et nécessitent des infrastructures appropriées.
Gentrification
Genève possède son lot de quartiers populaires en gentrification, anciens quartiers industriels, artisanaux et ouvriers investis par les classes moyennes et la jeunesse branchée. Entre le quartier Plainpalais-Jonction qui se transforme en refuge pour les lofts et les galeries, et les Eaux-Vives et ses pizzerias qui se hipsterisent au rythme d’une nouvelle enseigne branchée remarquée à chaque nouvelle visite dans le quartier, Genève perd peu à peu son âme populaire. Sur la rue de Carouge, à la Servette, ou aux Grottes, la Genève populaire n’est pas encore enterrée. Plus généralement, le stade de gentrification des quartiers populaires reste sans commune mesure avec celui observé en Amérique du Nord. Mais le centre-ville poursuivra sans nul doute sa mutation, avec la crainte qu’il se transforme en ghetto-bobo.
Dans le quartier des Eaux-Vives, en pleine mutation, certains habitants dénoncent une évolution démographique qui tuerait la vie de quartier. Son évolution offre néanmoins de nombreux lieux de cohabitation nocturne pour « bobos » locaux et « hipsters » anglo-saxons.
Territoires appropriés
A Genève, où les différentes origines ne forment pas des communautés sur la base d’une concentration territoriale, les enclaves ethniques ne font pas partie du paysage urbain. La dispersion résidentielle prime. La spécialisation territoriale genevoise se fait davantage sur base socio-économique qu’ethnique. Ceci s’expliquant sûrement, outre la taille de la ville, par la diversité de statuts pour chaque origine qui limite le regroupement en communautés culturelles. Les familles de « cols blancs » s’installent plutôt dans les quartiers bourgeois de la rive gauche comme Champel-Florissant-Malagnou ainsi que dans les quartiers et communes de la rive droite proches des organisations internationales, pour les fonctionnaires internationaux. Les jeunes internationaux investissent aujourd’hui également les quartiers centraux populaires en mutation, quartiers traditionnels d’installation des « cols bleus », comme Plainpalais, les Pâquis, les Grottes, les Accacias ou les Eaux-Vives. « Cols bleus » qui s’installent depuis plusieurs décennies massivement dans les cités satellites. Si la gentrification se poursuit, la tendance au regroupement des classes socio-économiques les moins aisées en périphérie devrait se poursuivre.
Zoom sur : Les Pâquis
Genève ne possède pas de quartier (« mono »)ethnique qui serait le refuge ou porterait la marque d’une communauté en particulier. Peut-être dû à son exiguïté, la cité possède un quartier multiethnique et multiculturel emblématique, son quartier Monde, le quartier des Pâquis. Entre gare et lac, squats, lofts rénovés, hôtels meublés et hôtels de luxe, ce lieu de transit, de passage ou d’installation, abrite restaurants et commerces ethniques du monde entier. Mais les Pâquis, c’est d’abord un territoire à partager. Quartier d’immigration, le Monde cohabite avec le monde de la nuit ou le monde de la chair, ses cabarets et ses sex shops. Le Monde cohabite aussi avec le pittoresque village des Pâquis, ses « Pâquisards » légendaires et ses vieux bistrots. Une nouvelle vague bobo, ingrédient désormais incontournable à tout quartier multiethnique en gentrification, a également adopté le quartier. Âme pittoresque et villageoise, âme multiethnique et multiculturelle, âme alternative aussi, les Pâquis offre une fresque originale entre village local et village mondial, vie de famille et monde de la nuit. En tout, ce sont cinquante mille habitants qui vivent dans ce drôle de village.
Centralité pour les commerces ethniques, les Pâquis sont un haut lieu pour la consommation culturelle. On y trouve notamment restaurants indiens, chinois, libanais, péruviens, japonais, coréens, portugais, valaisans, turcs. Pad thai, chawarma ou buffet brésilien. On vient faire ses emplettes dans des magasins et épiceries balkaniques, asiatiques, africaines, égyptiennes, américaines ou à la Librairie arabe. Pour ceux qui ne pousseraient pas la porte des agences de location de voitures ou des compagnies aériennes toute proches, le quartier offre une invitation pour d’innombrables voyages. A Genève on aime bien se comparer avec New York. Si on se plaît à appeler la « nouvelle » Jonction la « Soho genevoise », on ne manque pas de trouver aux Pâquis un petit air d’East Village. Les Pâquis ont aussi une réputation sulfureuse, toutes proportions gardées bien sûr. Entre insécurité, vols à l’arraché, dépanneurs qui auraient trop essaimé, dealers, prostitués et fêtards invétérés, c’est le quartier « chaud » à la genevoise. Quartier des vices et de la vie nocturne. Mais quartier aussi où la multiculturalité est revendiquée, où les habitants ont à cœur de perpétuer les valeurs du vivre ensemble pour que cette immense diversité s’épanouisse dans une cohabitation pacifique. La fraternité commence à l’école, véritable Babel où les enfants apprennent ensemble. La solidarité s’exprime notamment au travers des associations de quartier et des lieux refuge.
Cependant, si ses habitants célèbrent sa belle situation, sa vie nocturne, son cosmopolitisme et son esprit de quartier, les Pâquis n’échappent pas pour autant à la nostalgie. Entre ceux qui regrettent la disparition de l’artisanat, ceux qui pleurent celle des lieux alternatifs, et ceux qui ne se sentent plus chez eux. Quant aux derniers arrivés, s’ils louent l’animation du quartier, ils déplorent les nuisances. Il y a ceux qui partent poussés par la hausse des loyers. Ceux qui partent parce que le quartier aurait perdu son âme. Bref, vous l’aurez compris, les Pâquis sont un lieu vivant, en mouvement, où se succèdent et cohabitent des populations. Ils sont aussi une image de la dualité de Genève à échelle réduite, entre le village et le monde.
Cités satellites
A côté de cette vitrine commerciale du monde, les migrants ont été logés massivement dans les cités satellites qui ont fleuri au milieu du siècle passé pour faire face à l’explosion démographique de la métropole. Onex, Meyrin, mais surtout Vernier sont emblématiques de cette extension et de la ségrégation socio-spatiale que connaît Genève. Et comme à Genève on aime bien les comparaisons, ces groupements résidentiels sont parfois comparés aux cités françaises.
A Vernier par exemple, qui détient le plus haut taux de chômage de Suisse et le plus haut taux de personnes à l’aide sociale du canton, on a bâti des quartiers d’immeubles impersonnels regroupant plusieurs dizaines de milliers de personnes. Des quartiers comme les Avanchets, les Libellules ou le Lignon qui jouissent d’une image fantasmée. Car la concentration effraie et dans l’imaginaire collectif, cités riment souvent avec incivilités. Quelques incidents suffisent à entretenir une réputation de trafics, de délinquances, d’insécurité, de rixes. Une réputation souvent infondée qui contribue à alimenter dans ces grands ensembles ce qu’on peut appeler le « complexe de la cité ».
Les cités verniolanes abritent une grande concentration d’habitats sociaux et donc en majorité des classes sociales modestes, ainsi qu’un pourcentage important de familles issues de l’immigration. La précarité et la multiethnicité font donc de ces lieux des lieux fragiles qui demandent des politiques volontaires. Et c’est le cas à Vernier, où le maire a fait de sa commune un laboratoire social plutôt que de la laisser glisser vers un ghetto. Un maillage composé de prévention, d’associations, de travailleurs sociaux, d’un réseau d’enseignement prioritaire, de cours de français, ou encore de soutien aux jeunes en difficulté est financé pour venir en aide aux quartiers défavorisés. A côté de ce dispositif ont été mis en place des Contrats de Quartier. Le fonctionnement ? Une enveloppe est allouée pour des projets à visée collective dont le but est d’améliorer la qualité de vie, créer de la cohésion, de la responsabilité, changer la dynamique, le tout sous forme de démocratie participative. Au final, entre les actions des autorités et les initiatives collectives, les gens peuvent se mélanger dans le respect dans les cités genevoises.
Zoom sur : Le Lignon
Construite au milieu des années 1960, la cité du Lignon est une des réponses apportées à la crise immobilière du milieu du siècle dernier. Sur inspiration du Corbusier, cet immeuble de plus d’un kilomètre, prévu à la base pour accueillir dix mille habitants, en compte aujourd’hui environ sept mille. Immeuble le plus long d’Europe, il est emblématique du paysage genevois et désormais classé. Vu de l’extérieur, ce kilomètre construit en hauteur donne l’impression d’une muraille. Une muraille qui une fois traversée révèle un monde protégé par des barres.
Construction standardisée, concentration, muraille et hauteur, le Lignon aurait pu devenir un ghetto. Mais il a été bien pensé. D’abord par son site. A proximité du Rhône et de la forêt. Ensuite par son aménagement. Véritable ville dans la ville, le Lignon comprend des espaces verts, une école, un centre commercial, des terrains de sports, une église, de nombreux services, des restaurants, et même… une ferme ! Mais la grande réussite des concepteurs est d’avoir fait du Lignon un lieu de mixités. Mixité entre logements sociaux, loyers libres, et copropriétés. Mixité des cultures, des âges, des revenus. Cette cité métissée qui abrite plus de cent nationalités issues de différentes périodes d’immigration pourrait se revendiquer comme un exemple d’intégration. Un lieu qui en sus de mélanger les gens conjugue particularismes et uniformité. Particularismes à l’intérieur, où chacun a la possibilité de créer son monde à sa guise. Uniformité à l’extérieur, avec cette façade lisse conférant une unité au tout. Un lieu qui offre nombre occasions de rencontres à ses résidents, entre activités variées et manifestations organisées par une trentaine d’associations. Des résidents qui peuvent se mélanger au restaurant italo-chinois ou dans d’autres lieux de rencontres dédiés. Du reste au Lignon, si des jeunes traînent ou galèrent pour (s’)en sortir, on ne dénombre pas plus de faits de délinquance qu’ailleurs.
Des jeunes qui sont tentés de s’enfermer dans leur cité protection, un monumentalisme qui de l’extérieur en impose et effraie : le Lignon, une autre barr(ièr)e genevoise difficile à traverser. Mais si le Lignon est un ghetto, alors à en croire ses résidents, il est un ghetto volontaire, un ghetto où il fait bon vivre. Cependant une enquête menée récemment par un quotidien local a montré que cet îlot préservé aurait lui aussi été atteint par la prophétie auto-réalisatrice…
Cohabitations
La cohabitation genevoise ne doit pas se penser qu’en termes de relations entre les différentes cultures qui la composent, mais également sous le prisme de sa centralité régionale et internationale, et des relations avec les différents flux qui la traversent. Carrefour des cultures, des idées et des nations, les différentes Genève cohabitent pacifiquement dans le respect et le calme, dans « l’Esprit de Genève » pour faire une analogie un peu facile. Les relations sont marquées par deux constantes : la tolérance et la distance. Distance qui permet de laisser de la place à l’autre dans une métropole qui en manque tant. A Genève, les habitants se côtoient sans se mélanger. Cohabitent sans se connaître voire ni même se reconnaître. Se croisent sans se rencontrer. Genève n’a pas d’âme collective, ne forme pas une communauté.
Ni mosaïque, ni melting pot, Genève est une ville de frontières invisibles et de mondes parallèles. Une ville de murs et de barrières visibles et invisibles que le petit peuple courtois s’efforce de bien respecter. Une ville où malgré la promiscuité, on entretient la distance. Une distance qui s’applique particulièrement avec des internationaux qui à la fois s’isolent et se fondent. A Genève coexistent en fait des mondes qui s’ignorent non pas par animosité ou impossibilité, mais par manque d’intérêt. Les autres mondes sont là, à portée de main. Mais par manque de volonté de franchir les barrières, les résidents se contentent de les fantasmer. Si internationaux et locaux partagent ou se croisent dans certains lieux et lors de certains événements, le monde international reste assez opaque pour les Genevois. Le monde local impénétrable aux ajoutés.
En ce qui concerne la gestion de sa diversité culturelle, on pourrait ajouter deux autres mots : exemplaire et tiède. Pour les communautés, il est aisé d’imprimer sa patte sur une culture dominante malléable. En outre, la tolérance permet d’éviter les revendications particularistes, les replis, et permet tous les métissages. Si elle tolérée, pourquoi cette diversité culturelle reste assez peu expressive ? Les identités culturelles seraient-elles réfrénées ou étouffées ? Par reconnaissance ou culpabilité des ajoutés ? Peut-être la cité considère-t-elle que l’ethnicisation rime avec manque d’intégration. Si elle laisse les communautés s’exprimer, elle refuse d’emblématiser sa diversité et de la transformer en diversité marketing. Elle tolère une affirmation mesurée. Ici on préfère le transculturalisme et l’interculturalisme au multiculturalisme et ses identités trop affirmées.
Ni partisane du multiculturalisme ni de l’assimilation, Genève ne connaît pas les tensions des autres Villes-Monde. Si on reproche à telle ou telle communauté une tendance au communautarisme ou aux requérants de « traîner », les tensions sont sans commune mesure avec ce qu’on peut observer ailleurs. D’ailleurs, à Genève ce sont moins les groupes ethno-culturels que la croissance d’une mondialisation incontrôlée et les frontaliers juste à côté qui sont décriés. Pragmatique, Genève refuse de céder à l’hystérie du choc des civilisations. A Genève, on ne rentre pas dans certains débats religieux stériles et on pleure les touristes du Golfe qui désertent la ville en période de Ramadan. Malgré l’état du monde, à Genève on continue à célébrer Hanukah au centre-ville, avec un rabbin qui insiste sur la volonté de rassembler au-delà de sa communauté religieuse, de s’adresser à tous les Genevois. Si la diversité n’est pas décriée, pas considérée comme un problème, peut-on dire que la tolérance relève d’une indifférence ? Qu’on tolère cette diversité parce qu’on l’ignore ?
Et au-delà, qu’est-ce qui peut expliquer les spécificités, positives ou négatives, de ce mode de cohabitation ? La difficulté à fusionner vient du fait que Genève est à la fois lieu de passage et lieu d’ancrage. Frontaliers et pendulaires commutent, internationaux butinent. En ce qui concerne l’intégration, elle est rendue plus aisée par la grande proportion d’étrangers. Les immigrés se sentent moins étrangers dans une cité qui compte beaucoup de gens venus d’ailleurs. La taille limitée de la cité limite également les séparations et concentrations spatiales. Les tensions sont aussi limitées par le fait que si Genève compte beaucoup d’étrangers, il n’y a pas de groupe dominant. Genève apparaît comme une cité sans majorité, une cité de majorité minoritaire, ou de minorités majoritaires sans groupe dominant. Il est donc plus aisé de se fondre dans la masse.
Cette diversité à priori invisible a d’autres explications : les groupes culturels sont fluides et perméables, Genève compte beaucoup de doubles nationaux, d’unions mixtes, de citoyens aux racines multiples. Après deux générations, tous les ajoutés sont perçus comme des Genevois. Ville brassée, mélangée, pas de groupe dominant, pas de concentration. Tout concourt à favoriser une cohabitation pacifique et à limiter les tensions. Dans leurs relations et leurs interactions quotidiennes, les différentes composantes de la cité ont la volonté commune de travailler pour conserver ses acquis, l’image pacifique et le rang de leur ville. C’est cette volonté qui constitue le projet collectif et rassembleur, c’est cette volonté qui peut-être définit l’identité collective de Genève et qui transcende les différences.
Espaces partagés
Pour développer des modes de vivre ensemble créatifs, la diversité genevoise a besoin d’espace(s) pour s’exprimer. Pour construire un modèle de Cosmopolis, les Genevois ont besoin de lieux de rassemblement pour communier, entrer en contact, échanger, se métisser. Et Genève offre un certain nombre d’espaces de rassemblement. Le Monde se croise entre gare et lac, en passant par les Pâquis. Il chemine ensuite le long de ces quais qui appartiennent à tout le monde pour se détendre aux Bains des Pâquis, lieu de mixité par excellence. A Genève on fête le terroir, le vin, ou la diversité, mais pas tous ensembles. Par contre on célèbre tous l’été à travers de nombreuses manifestations. On se masse autour du lac, on se retrouve dans les parcs. On se rapproche durant la grande messe des Fêtes de Genève qui finissent en apothéose avec une communion sous son Grand Feu. Puis le reste de l’année, on continue à se croiser dans les Rues basses, autres espaces centraux et commerçants, ou dans les embouteillages…
Pôle régional, pôle international et lutte pour l’espace
A Genève, ce ne sont pas les cultures qui posent problème, mais l’espace. Avant de vous montrer le mécanisme à l’œuvre, je vais vous présenter les principaux acteurs concernés par cette crise propre à Genève, et qui touche trois mondes : la cité, le monde international et sa territorialité parallèle mais bien ancrée, et la région franco-valdo-genevoise. En fait, avant une crise pour l’espace, il s’agit d’une crise de distance. De mondes qui évoluent en parallèle sans concertation.
Il est temps de lever le voile sur deux mondes qui font la spécificité de cette cité : Genève Internationale et Grand Genève.
La Genève Internationale
L’histoire d’amour de Genève avec le Monde débute en 1863 avec la naissance de la Croix-Rouge. A partir de là, Genève va progressivement affirmer son statut de lieu de paix. Pour contenir le tourbillon du Monde, Genève va devenir le lieu de la valse diplomatique. Le terrain neutre dont les États ont besoin pour se retrouver et apaiser leurs tensions. Le pôle où les nations peuvent s’unir. Bien décidée à satisfaire ce cahier des charges, la Genève Internationale va donc petit à petit se développer jusqu’à devenir un des centres de la gouvernance mondiale. Un système dont le fleuron est l’Organisation des Nations Unies, née sur les cendres de la Société des Nations.
Aujourd’hui, la Genève Internationale fait partie de l’ADN de la cité, en est une composante essentielle. Elle compte la présence de plus de 172 États à travers des Missions permanentes, d’une trentaine d’Organisations internationales dont le siège européen de l’ONU, et de plus de 250 Organisations non gouvernementales. Carrefour clé du système international, Genève abrite des organisations couvrant des domaines allant des Droits de l’homme à la santé, de l’environnement à la météo, du commerce mondial à la propriété intellectuelle. Sont notamment actifs à Genève l’Organisation Mondiale du Commerce, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, l’Organisation Mondiale de la Santé, l’Organisation Internationale pour les Migrations, l’Organisation Internationale du Travail ou encore le Fonds des Nations Unies pour l’Enfance, pour n’en citer que quelques-uns. A côté de ces permanences, on y règle aussi les grandes questions du monde lors de plusieurs milliers de réunions annuelles. Cette concentration unique représente un véritable atout pour la ville.
Du reste si les États ont trouvé à Genève un lieu de paix pour négocier, l’économie mondialisée n’est elle pas en reste non plus. Genève serait-il un laboratoire pour la réconciliation des États et des multinationales ? En tous les cas, plusieurs centaines de multinationales s’y sont installées, et certaines ont fait de Genève leur siège européen ou mondial. Attirées par des conditions avantageuses, elles ont également essaimé sur tout l’Arc lémanique transformant la région en parc à multinationales. Pour compléter le tableau, Genève représente une des grandes places financières du monde et un des hauts lieux du négoce mondial. En tout, cette connexion au monde représente plus de 100 000 emplois, une partie non négligeable des rentrées fiscales et des salaires versés. Genève, qui est devenue dépendante du monde, tente donc d’organiser au mieux son rôle d’hôte par le biais d’institutions comme la Fondation pour Genève ou encore le Centre d’Accueil Genève Internationale.
Véritable ville dans la ville, la Genève Internationale possède son centre, le quartier des Nations et sa place centrale, la Place des Nations. Centre du centre du monde, la place des Nations est le lieu privilégié d’expression des transnations présentes à Genève, et des manifestations s’y déroulent régulièrement. Au-delà des infrastructures, la Genève Internationale ce sont aussi des hommes. Car le monde ne se contente pas de se croiser à Genève, un échantillon s’y est également installé. Ainsi plusieurs dizaines de milliers d’internationaux, appelés communément les expatriés, transitent dans ce pôle mondial. Ils seraient plus de 100 000 sur la région. Ils sont cadres ou fonctionnaires internationaux, diplomates, membres des Missions permanentes, employés des Organisations internationales ou des ONG, financiers, hommes d’affaires, chercheurs, ou personnel importé des multinationales.
Si la Genève Internationale relie le monde, elle a cependant tendance à s’extraire de Genève. Les internationaux, qui viennent du monde entier mais appartiennent tous à l’univers anglo-saxon globalisé, vivent dans une sorte de monde parallèle dans la cité. Souvent de passage que pour quelques années, ils n’ont pas vocation à s’enraciner. Ils ont donc créé une territorialité exportable, clé en main, qui leur permet de vivre partout de la même façon, à savoir principalement dans les grands pôles mondiaux. Ces nomades d’un nouveau genre, réunis par la langue anglaise, forment le monde anglophone de Genève et évoluent dans une ville anglo-saxonne à la fois incluse et parallèle. Ils possèdent leurs réseaux sociaux, réseaux virtuels et réseaux de lieux. Genève peut d’ailleurs leur offrir tous les services en anglais, dont de nombreuses écoles internationales. Ecolint par exemple, école privée qui se targue d’être la plus ancienne et la plus importante école internationale du monde, éduque près de 4500 élèves de 140 nationalités sur trois sites. Elle promeut des valeurs d’ouverture, de tolérance, de respect et d’égalité, et propose un baccalauréat international. Les expatriés ont en outre créé médias, clubs, associations, théâtres. Quant aux nombreux Américains vivant à Genève notamment en raison de la présence de multiples sièges de sociétés américaines, ils ne manquent pas d’y célébrer le 4 juillet et peuvent également choisir de fréquenter la Webster University.
En fait ces internationaux sont à la fois des nomades et des sédentaires. Nomades parce que toujours en transit. Sédentaires, parce que leur maison, c’est le monde, ils peuvent exporter leur mode de vie dans tous ses pôles. Ils ne sont néanmoins pas totalement épargnés par les chocs du déracinement. Mais en ce qui les concerne, le « expats blues » s’est substitué à la maladie de la nostalgie. A chaque type de mobile son mal et sa terminologie… A Genève, le nombre très élevé d’internationaux fait qu’il leur est quand même plus facile de s’adapter. D’un autre côté, la présence de ce microcosme est une invitation à rester entre eux, à s’entourer de gens dans la même situation, celle d’expatriés sans attaches ouverts à la vie sociale avec d’autres gens sans attaches. Ils parlent anglais au travail, parlent anglais après le travail, vivent dans des quartiers où vivent d’autres anglophones. L’image qui leur colle à la peau est celle d’une armée de colons riches, d’un milieu qui n’a pas volonté à s’intégrer et à apprendre le français. Certains enfants sont totalement déconnectés de leur environnement local, scolarisés en anglais, leurs parents de passage ne voyant pas l’intérêt à leur faire apprendre la langue du cru. Des enfants souvent nomades depuis leur naissance dont certains sont incapables de répondre à la question « d’où viens-tu ? ». Il y a donc une séparation physique, linguistique et sociale avec les Genevois. Un fossé accentué par les différences de revenus, et d’un style de vie souvent inaccessible aux locaux. Leur culture globalisée étant aussi la nôtre, on ne peut pas parler de tensions culturelles mais d’une tension socio-économique. Les locaux reprochent aux internationaux les avantages fiscaux dont ils bénéficient mais avant tout d’avoir bouleversé le marché de l’immobilier dans la région. En gros leur distance sociale inversement proportionnelle à leur présence concrète au sol…
La Genève Internationale en crise
Si le monde International est déconnecté de Genève, Genève est elle bel et bien reliée au monde… On parle ainsi depuis quelques années de la crise de la Genève Internationale, une crise ayant plusieurs causes et facettes. Les causes principales étant la diminution de l’attrait du monde pour Genève en raison de la compétition mondiale pour attirer ce monde, le déplacement du centre de gravité des affaires internationales notamment vers l’Asie, mais également la cherté de la ville, la saturation de ses infrastructures et de son espace bâti. Genève subit également les conséquences des politiques et de l’état économique du monde. Si la ville résiste plutôt bien grâce à ses cinq domaines phares que sont la banque, l’horlogerie, la chimie, le négoce et la diplomatie ; son franc fort, son isolement, la disparition du secret bancaire ou des forfaits fiscaux sont autant d’inconvénients qu’il lui faut compenser.
Ces dernières années, entre suppression de postes dans le domaine financier et les multinationales, diminution des budgets et délocalisations d’emplois des Organisations internationales, ou encore Fond Vert non obtenu, Genève a encaissé le coup. Quelques ondes, quelques signes, pris encore plus au sérieux après le séisme provoqué par la fermeture du site de Merck Serono en 2012. Pour éviter le déclin, Genève ne peut plus se permettre de dormir sur ses acquis et se contenter d’une attitude passive. Elle doit renforcer son attractivité. Elle a besoin de soutien. Mais loin de Berne, Genève semble loin de la nation. Cependant il y a maintenant une réelle volonté politique de la capitale de soutenir une Genève Internationale désormais jugée d’intérêt national. Une enveloppe a donc été attribuée pour rénover les infrastructures bientôt centenaires.
Si Genève est le reflet de la crise économique mondiale et de la crise des États, elle subit aussi les politiques nationales, comme la réforme de l’imposition des entreprises qui risque de porter un nouveau coup à sa Genève Internationale. Mais parmi les obstacles endogènes, le plus sérieux reste l’incertitude dans laquelle la votation du 9 février 2014 contre l’immigration de masse a plongé son microcosme. Un vote de défiance, comme le symptôme d’une crise d’identité, comme un message envoyé aux autorités et au monde que la population ne voit plus l’intérêt de la présence de ce monde-là. Si Genève a rejeté l’initiative, les autorités ont toutefois pris acte qu’il fallait désormais convaincre. Pour que ce que certains analystes qualifient comme une crise conjoncturelle ne devienne pas structurelle.
Il est vrai qu’une promenade dans un quartier des Nations dynamique et en pleine mutation suffit à contredire les signaux alarmistes d’un essoufflement trop vite annoncé. Mais le choc du 9 février a ouvert des brèches et montré la nécessité de créer des ponts entre la Genève Internationale et la Genève locale, afin que Genève ne subisse pas une crise identitaire et ne rejette pas ce monde parallèle. Désormais, les multinationales ouvrent leurs portes et le monde des Organisations internationales de même que les autorités affichent la volonté de créer des ponts et des connexions avec la population locale. Connecter les deux Genève passe aussi par les médias, ainsi l’hebdomadaire Le News – Local Swiss News in English, se donne comme mission d’intéresser les expatriés non plus seulement aux nouvelles du monde mais aux nouvelles de leur pays de résidence. En gros, pour que vive la Genève Internationale, d’un côté la Genève locale doit rester connectée et ouverte au monde, de l’autre les internationaux doivent se déconnecter un peu de celui-ci pour se localiser.
Le Grand Genève
Si Genève on l’a vu est un des pôles de la gouvernance mondiale, elle est également le centre d’une agglomération transfrontalière, à cheval entre deux pays et deux cantons. Genève ne peut pas être appréhendée déconnectée de son environnement régional. Elle est incluse et au cœur d’un bassin de vie, d’emplois, de logements, de commerces, de loisirs, qui embrasse le canton de Genève, le district de Nyon, les départements français de l’Ain et de la Haute Savoie. En tout, près d’un million d’habitants partagent un destin commun, séparés par des frontières institutionnelles qui ne correspondent pas à leurs frontières de vie. Le Grand Genève, c’est un projet, une région qui reste encore pour l’essentiel à construire, un rapprochement nécessaire notamment entre deux pays qui partagent plus de cent kilomètres de frontières. La concertation concerne de multiples domaines dont l’urbanisation, la mobilité, le logement, l’économie, l’environnement, la formation, la santé, la culture. Dans le même bassin, Genevois et Français ne peuvent pas se contenter d’être de simples voisins. Coopération, coordination transnationales et voire pourquoi pas un jour de véritables institutions transfrontalières doivent permettre de bâtir un projet commun pour améliorer qualité de vie et le quotidien et parvenir à un consensus sur le développement territorial à adopter.
Mais voilà. Le Grand Genève est d’abord vu dans l’imaginaire collectif comme un problème. D’un côté, on fustige les dizaines de milliers de travailleurs frontaliers français qui encombrent les routes, asphyxient le canton et s’approprient les emplois des Genevois. De l’autre on fustige les dizaines de milliers de frontaliers genevois qui s’installent en France parce que Genève se refuse de construire. La politique émotionnelle portée par certains partis politiques s’est invitée dans le débat et a exacerbé les tensions. En empêchant les progrès, elle renforce les rejets. Elle prône un nationalisme qui parvient à faire culpabiliser des citoyens cherchant tout naturellement à tirer le meilleur profit de leur territoire transfrontalier.
A côté du grand obstacle que constitue la votation du 9 février 2014 contre l’immigration de masse qui aboutira à une fermeture partielle de la frontière, d’autres obstacles sont dernièrement venus s’ajouter. Des petits changements légaux à priori anodins (changement de régime d’assurance maladie pour les frontaliers, changement de loi sur les successions, rejet en votations populaires du financement d’infrastructures de transport), mais qui ne vont pas faciliter le quotidien de ceux à qui on intime de rentrer à la maison. Malgré cela, le travail concret se poursuit. Projets InterReg, accords et chartes continuent à voir le jour, et le chantier du CEVA, train qui doit relier Genève à Annemasse, poursuit sa progression. Des initiatives originales sont aussi menées, comme le Léman, monnaie du Grand Genève encourageant la consommation locale.
Aujourd’hui le Grand Genève se trouve à un tournant. Le réalisme doit absolument être privilégié au romantisme si on veut gérer le déséquilibre entre emplois et logements ou les problèmes de transports. Genève n’a pas d’avenir si elle est incapable de se concevoir en tant qu’agglomération. Tout le monde sortira gagnant. Genève est un pôle économique régional qui attire les frontaliers. La France voisine offre elle des logements et la possibilité pour de nombreux Genevois d’accéder à la propriété, rêve totalement inaccessible de l’autre côté de la frontière. De plus, l’argument des emplois qui appartiendraient aux Genevois ne tient pas la route. Jusqu’à preuve du contraire, le seul employeur « national » est l’État, et en-dehors des administrations, les emplois de Genève sont des emplois fournis essentiellement par le monde, qui trouve là de bonnes conditions et de la main d’œuvre. Ces emplois n’appartiennent pas à des locaux, et ces mêmes emplois partiront avec la disparition des conditions cadres qui les ont fait s’installer. La Genève du 21ème siècle n’existe pas en tant qu’entité déconnectée de son contexte.
Dans l’intérêt commun, la région doit parvenir à se penser au-delà de la frontière, privilégier le pragmatisme à l’émotionnel. Il ne s’agit pas de substituer une identité régionale aux identités nationales ou locales prédéfinies, il s’agit de quotidienneté partagée. Car après tout, au nom de quoi la frontière ne devrait elle pas être franchie ? Quel argument peut faire le poids face à l’amélioration des conditions de vie ? Quelle idéologie ou différence indépassable mérite qu’on se complique la vie ?
Successions-cohabitations en territoire franco-valdo-genevois
Vivre dans une région qui rayonne à l’international, qui attire des multinationales et ne connaît pas la crise tout le monde adhère. Pouvoir s’y loger dans de bonnes conditions ou ne pas être forcé à l’exil quand on est attaché à sa terre est encore plus réjouissant. On l’a vu, à Genève les mondes et les flux coexistent dans l’ignorance ou sans organisation concertée. Ce qui ne fut pas un problème en soi jusqu’à ce que sur cet espace exigu leurs territorialités finissent par se télescoper. Progressivement, les mondes se mirent à lutter pour le même carré de pierre disponible, avec pour résultat une crise du logement sans précédent qui frappe la région.
A Genève, le chassé-croisé des successions-cohabitations se fait à l’échelle régionale et traverse les frontières. Un chassé-croisé entre Genevois, Français et colons internationaux qui prend la forme d’une compétition pour l’espace entre échelles locale, régionale et globale. Qui s’étend sur toute l’agglomération, Genève, Arc lémanique et France voisine. Car Genève est trop petite. Mais la Ville-Monde a besoin d’espace pour respirer. Et le monde se moque des frontières nationales ou cantonales.
La croissance exceptionnelle des dernières décennies a bouleversé le paysage de la région et engendre aujourd’hui tensions et résistances. Les multinationales ont essaimé tout le long de l’Arc lémanique, modifiant la démographie et accentuant la pression immobilière dans une région déjà saturée à cause d’une Genève qui se refuse à construire. Les expatriés aisés font grimper les prix de l’immobilier chassant Genevois et Vaudois qui voient leur présence comme une colonisation. Les Genevois s’exilent en France, où ils font à leur tour grimper les prix de l’immobilier et chassent les Français qui colonisés par les Genevois s’exilent toujours plus loin de la frontière. En gros, l’agglomération est en proie à une dynamique immobilière que les différents acteurs concernés perçoivent en termes de rejets ou d’invasion.
Le problème pourrait trouver une solution si seulement Genève cessait de refuser de grandir. Mais Genève ne veut ni construire en hauteur, ni toucher à ses campagnes. En fait Genève veut bien grandir économiquement, mais pas démographiquement, sans que cette croissance ne s’imprime spatialement. Equation impossible à résoudre. Genève va devoir choisir. Ou s’organiser avec les échelles concernées.
Toute crise peut avoir ses vertus. Une bonne tension peut contribuer à libérer les énergies et paradoxalement enfin créer des ponts. Quand la cohabitation pacifique et exemplaire se trouve menacée, les mondes qui se contentaient jusqu’alors que coexister sont désormais obligés de se parler. La décroissance volontaire n’est pas réaliste. Permettre à Genève de s’épanouir comme ville mondiale demande d’organiser le territoire à l’échelle régionale tout en incluant la Genève Internationale dans le processus. En gros, développer le Grand Genève puis fusionner Genève Internationale et Grand Genève dans une politique concertée.
Les défis de Genève
Contrairement à une ville comme New York où les mondes se reconnaissent tous dans un même souffle, font partie intégrante de l’âme de la cité, à Genève les mondes sont accessibles mais parallèles. Ils coexistent, se croisent sans se confondre. Le cosmopolitisme n’est pas la ville, mais une facette de la ville. Une partie de la somme et pas la somme des parties.
La crise du 9 février a elle réveillé un monde désormais soucieux de créer des ponts. La Ville-Monde ne doit pas être réservée aux internationaux, les frontaliers ne doivent plus être accusés de tous les maux et Genève doit prendre davantage conscience de l’immense potentiel que lui offre sa diversité. Si elle doit conserver cette volonté de laisser le choix de se mélanger, elle va devoir dans l’avenir continuer à mener des politiques d’aménagement du territoire et des politiques sociales adaptées, pour conserver la mixité démographique et une bonne cohabitation.
Genève garde un fond d’âme campagnarde, Genève refuse de devenir New York. Genève veut conserver ce qui fait ce qu’elle est. Mais Genève est un peu schizophrène tout de même, et son ambivalence a conduit à une croissance sans développement. Genève attire le Monde et les États, et doit trouver le subtil équilibre qui permettra de conserver son rang tout en conservant son identité duale, à la fois locale et mondiale.
Si le pragmatisme genevois a permis d’accueillir autant de Genevois dans des bonnes conditions, certains aujourd’hui dénoncent une métropole qui aurait vendu son âme au libéralisme. Une ville qui aurait tout fait pour attirer investissements et emplois et négliger abri et fusion. Qui aurait grandi sans se soucier des conditions de vie. Qui octroierait sans ciller des avantages aux grands de ce monde en oubliant locaux et moins bien lotis. Le Grand Genève est autant incontournable que la Genève Internationale un acquis nécessaire. Genève va donc devoir apprendre tant à se mélanger qu’accepter de se définir comme métropole régionale et non plus locale. Car aujourd’hui, localisme, régionalisme et internationalisme se rejoignent davantage sur le constat de la crise du logement que dans une communauté de destin. Il est temps d’oublier la frontière et de demander au monde de ne plus se cloisonner pour que la cité continue à tolérer les « sacrifices » de la fortune.
Si la ville veut conserver sa croissance, elle va devoir n’oublier personne, ni ses classes socio-économiques les plus fragiles, ni ses villageois, ni ses alternatifs, ni ses internationaux. Elle va devoir conjuguer croissance et développement. De plus, les politiques vont devoir convaincre. Convaincre toute une partie de sa population du bien-fondé de ses actions. La vision politique doit prendre en compte toutes les sensibilités. Ce qui signifie aussi de laisser s’exprimer l’âme alternative de Genève, ne pas s’acharner à tuer ses lieux mais faire des concessions pour que ses représentants ne se cloîtrent pas dans l’opposition.
Dynamique économiquement, pour que Genève puisse jouer dans la même cour que les autres Villes-Monde visitées, elle va devoir aussi renforcer son rang de laboratoire sociétal. Si Genève suit, elle ne donne certainement pas le ton des innovations. Dans cette cité, les afficionados de la Green wave attendent impatiemment davantage d’enseignes bio.
Quant à moi, je m’interroge sur le devenir de cette cité dans le cas où ses charmes ne suffiraient plus à compenser les avantages que les États en crise lui auront enlevés. En cas de nouvelle crise de la finance mondiale, en cas de délitement progressif de la gouvernance mondiale telle qu’on l’a connue, quelles potentialités pourra développer Genève ? Quelle direction empruntera-t-elle pour se réinventer ? Pour reprendre Saskia Sassen, « In a new era, what about a city like Geneva ? », “What if this world comes to an end ?”.
Quoi qu’il en soit, dans notre ère, Genève offre un immense potentiel de fusion. Mais pour que Genève devienne une Cosmopolis, elle va avoir besoin d’espace…
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République et Canton de Genève, « La commune de Vernier vue par le recensement, Ménages et conditions d’habitation », In site internet de l’OCSTAT [en ligne], http://www.ge.ch/statistique/tel/communes/recensement/fiches_menages/Vernier/Vernier.pdf (consulté le 26.03.2011)
Le Lignon dans le New York Times
- Documents audiovisuels
« Couleurs d’Été spéciale Le Lignon », 2010, [émission TV], diffusée sur TSR1 le 12 juillet 2010, disponible sur http://www.tsr.ch/video/info/couleurs-locales/#id=2260854;nav=info/couleurs-locales/?year=2010&month=7&day=12.
« Couleurs d’Été spéciale le quartier des Pâquis »
« Le Lignon, portrait d’une cité colorée et multiculturelle », 2010, [émission TV}, diffusée sur TSR1 le 14 octobre 2010 (12H45 Le Journal), disponible sur http://www.tsr.ch/video/decouverte/2586756-le-lignon-portrait-d-une-cite-coloree-et-multiculturelle-de-la-banlieue-genevoise.html#id=2586756.
Temps Présent, les nouveaux colons de l’Arc lémanique
Temps Présent, Les Avanchets, une cité aux petits soins, 22 décembre 2011
Bienvenue aux Pâquis
Les États-Unis avec Barbara Busca
Association de l’Encyclopédie de Genève, 1990, Encyclopédie de Genève. T 8. Genève ville internationale, Genève, 293 pages.
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