9782012372368

Retour en France pour notre dernière escale. Faïza Guène nous emmène à Ivry en région parisienne partager le quotidien d’Ahlème, une jeune femme de vingt-quatre ans. Elle nous offre une petite bombe brute, le cœur couché sur le papier, sans filtre, qui frappe, vise juste, et touche sa cible. Cette petite bombe est dédicacée à « tous les oufs, ceux d’ici et de là-bas » ou encore à « ceux qui rêvent ». Tout est dit. En attendant, savourons ce moment parce que notre voyage littéraire commun s’arrête pour l’instant ici.

Faïza Guène

Faïza Guène est une auteure, scénariste et réalisatrice française, née en 1985 à Bobigny, qui brille dans le genre de la comédie sociale. De parents d’origine algérienne, elle a grandi et vit à Pantin en Seine-Saint-Denis. Elle s’est fait connaître en 2004 avec son roman Kiffe kiffe demain (Hachette Littérature), vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. L’histoire de Doria, une adolescente de quinze ans à l’humour décapant qui vit dans un quartier dit sensible avec sa mère, et raconte dans son journal son quotidien tout en dérision. Du Rêve pour les Oufs (Hachette Littérature), sorti en 2006, est son deuxième opus. Suivront ensuite Les Gens du Balto en 2008 (Hachette Littérature), et Un homme, ça ne pleure pas en 2014 (Fayard). Elle a grandi dans la cité des Courtilières, ce qui lui a valu l’étiquette « écrivain de banlieue ». Mais Faïza Guène c’est surtout une jeune femme enjouée qui capte avec réalisme et distance les mécanismes, les réalités et les enjeux sociaux de son époque. Faïza Guène c’est un son, un rythme, un style, un humour, celui d’une jeune femme française vivant en France et qui a la chance d’être imprégnée de deux cultures.

Le Pitch

« Ahlème a 24 ans. Elle vit à Ivry en banlieue sud avec « Le patron » (son père) et Foued, son petit frère de 13 ans. « Le patron », personnage loufoque, a perdu la boule il y a trois ans lors d’un accident de chantier où sa tête a heurté une solive. N’ayant plus toute sa tête, dépassé par les événements, c’est un « patron » dont l’autorité repose avant tout sur Ahlème qui a fort à faire avec Foued, un vrai petit chétane (voyou). La seule chose qui le retient de ne pas collectionner les conneries (plus ou moins drôles et plus ou moins graves), c’est la surveillance de sa sœur. Le problème est qu’elle aussi a fort à faire, entre ses missions intérim (les comptages de clous chez Leroy Merlin), les files d’attente à la préfecture pour renouveler sa carte de séjour (tous les trois mois) et ses histoires d’amour foireuses (pourquoi ses copines s’entêtent-elles à lui présenter des ploucs ?). Malgré sa vigilance, elle ne peut donc empêcher longtemps son petit frère de glisser sur la mauvaise pente et va donc se défouler de plus en plus souvent chez « tantie Mariatou », professionnelle du dicton et mère par procuration. La sienne, la vraie, a été assassinée en Algérie en 1992. Depuis, la vie de Ahlème c’est donc la France, le souvenir d’un bonheur perdu et surtout l’espoir d’un bonheur à venir. Elle est encore jeune et parfois naïve mais, souvent, elle a l’impression d’avoir vécu mille vies. Sans doute un effet des délires du « Patron » et du déluge de galères? Ainsi, elle apprend un matin que, suite à ses démêlés judiciaires, Foued est menacé d’expulsion. Certains auraient baissé les bras et arrêté de rire. Mais pas elle. Car, comme dit Tantie Mariatou : « On a beau couper la queue du lézard, elle repousse toujours. » » (Fayard, http://www.fayard.fr/du-reve-pour-les-oufs-9782012372368)

C’est avec beaucoup de drôlerie et un style très punchy, que Faïza Guène nous immerge dans le récit du quotidien d’Ahlème. Ahlème, qui veut dire « rêve » en arabe. Si sa prose est pleine de verve et d’humour, elle est aussi touchante. Pas de fioriture, pas de longueurs, car oui la jeunesse passe vite, pas de temps à perdre, il faut en profiter, et s’épancher dans l’urgence. Brut et trop bref, c’est toujours trop bref quand c’est bon.

Algérie française et Franco-Algériens

Ahlème passe son enfance dans un village algérien qu’elle quitte à l’âge de onze ans avec son petit frère après l’assassinat de sa mère lors d’un massacre. Elle rejoint son père « ce monsieur qui vivait en France pour y travailler, nous envoyait de l’argent pour que l’on mange bien et que l’on ait de belles robes le jour de l’Aïd-el-Kébir » (45). Elle rejoint ce père quasi-inconnu donc, qu’elle ne voyait que « deux fois par an pendant ses vacances » (45), à Ivry, en banlieue parisienne. Elle connaît le choc de la grande liberté et va devoir s’imposer dans ce nouvel univers. La petite fille « enthousiaste et polie » va devenir « une vraie teigne » sur cette terre de froid (46).

Devenue « un parfait modèle d’intégration », elle est « presque française », ne lui manque que le passeport « ce stupide bout de papier bleu ciel plastifié et tamponné avec amour et bon goût, la fameuse french touch », une différence de papier qui permet à sa société de lui signifier qu’elle est une Algérienne en France. « Cette petite chose me donnerait droit à tout et me dispenserait de me lever à trois heures du matin chaque trimestre pour aller faire la queue devant la préfecture, dans le froid, pour obtenir un énième renouvellement de séjour » (46).

Ce papier commence à se faire désirer, surtout que dans sa terre d’adoption, la peur s’est invitée. « Depuis la circulaire du mois de février 2006 et son objectif de vingt-cinq mille expulsions dans l’année, il y a comme une odeur de gaz dans les files d’attente devant la préfecture. S’entendent des échos inquiétants de guet-apens comme en temps de guerre » (47-48). Ahlème fait donc partie de ces citoyens de seconde zone, sur la touche, dont l’esprit est désormais assailli par le récit de ces histoires d’expulsions.

Ahlème évolue dans un pays où elle est amenée à écoper sans cesse d’un traitement ou d’une attitude différents. Il y a les politiques qui expulsent, mais aussi à l’autre bout du spectre des gens pleins « de bons sentiment et d’expressions toutes faites », à l’image de la conseillère d’éducation de son frère, qui lui parle de travail en banlieue ou d’épanouissement parmi les pauvres… (53). Un pays où on lui demande sans cesse d’où elle vient, ce qui la contrarie. Elle, lorsqu’elle rencontre un Jack avec « un accent un peu algérois sur les bords », elle ne lui demanderait « jamais d’où il vient », « parce que c’est un truc qui ne se demande pas »  (133). Un pays où son ami Papa Demba, professeur de mathématique à Vitry, se fera traiter de gibbon lors d’un contrôle de papier. Un pays où Ahlème la motivée va enchaîner les CDD et décrocher son premier CDI, un poste de vendeuse de chaussures boulevard de la Chapelle, « au cœur de ce quartier fou qu’est Barbès » (125), grâce à une amie et dans un lieu où il est utile de parler arabe.

Un pays donc, qui n’a de cesse de souligner leur prétendue différence à ceux qui ont des origines de l’autre côté de la Méditerranée, à ceux qui un moment ont fait partie de cet espace qu’on appelait la France coloniale. En créant l’Algérie française, un groupe d’ancêtres gaulois a créé un espace commun qui relie deux morceaux de Méditerranée, l’Algérie et la France, par un pan d’Histoire. Deux territoires aux populations ma foi liées par tout ce qui ne les différencie pas. Des individus en outre réunis indépendamment de cette histoire dans un monde interdépendant. Enfin, des populations réunies dans un imaginaire commun par le grand médiateur qui a tendance à déformer les réalités…

Des individus réunis de toutes ces façons, et dont on a de cesse de souligner la séparation. Cette ségrégation n’est pas réservée qu’aux Algériens, mais aux ressortissants de toutes les anciennes colonies. Cette ségrégation ne touche pas que les sans-papiers ou les non naturalisés, mais les Français aussi. Un pays où certains politiciens débordent d’imagination pour perpétuer la division, comme l’idée de créer deux niveaux de nationalités…

Mais revenons à cette idée de destin commun. Après que les Français furent invités à se retirer d’Algérie, ils ont invité des Algériens et des travailleurs issus des autres pays maghrébins à travailler en France. Deux problèmes survinrent. Ils arrivèrent trop nombreux, et l’accueillant ne sut pas où les loger. Ils seront donc assignés dans les cités, au départ dévolues à la mixité. L’accueillant a donc créé des cités, créé une sorte de France algérienne après l’Algérie française, créé des morceaux de Maghreb séparés de la France des Français français par le périph’ et le RER.

Mais Ahlème prend tout ça avec humour, et lorsqu’elle succombe au charme de Tonislav de Belgrade dans la queue du renouvellement des cartes de séjour, celle qui en a « marre d’être une étrangère » pense que « ce serait con, tant qu’à fricoter avec un mec, autant qu’il ait ses papiers » (47).

C’est où la Banlieue ?

Ahlème c’est donc une voix venue du « milieu », un son venu de « là-bas », entendez par là-bas la célèbre banlieue française. Lieu de projection de fantasmes de toutes sortes, à tel point qu’on l’aborde comme un ailleurs dont la visite nécessite un guide touristique. Ahlème c’est donc cette voix infiltrée. Qui surgit des tréfonds d’un territoire interdit. Sur lequel on a refermé la porte parce que y’avait quelques jeunes paumés, sur lequel en réalité on avait refermé la porte depuis longtemps déjà… Ahlème ouvre  donc les portes d’un univers peuplé d’images fantasmatiques. D’autant qu’elle nous parle d’un temps qui suit de peu les émeutes de 2005, qui ont défrayé la chronique et véhiculé des images de France à feu et à sang de par le monde. C’était avant qu’un futur président trouve un langage tout à fait élégant pour bien faire ce qu’il avait imaginé être le rôle d’un président, à savoir diviser. Mais c’était quelques années avant qu’un premier ministre parle d’apartheid pour aborder le sort des banlieues…

Donc Ahlème c’est notre infiltrée, et qu’est-ce qu’elle raconte ? Simplement son quotidien, qui fait même pas peur. Le quotidien d’une jeune femme plus occupée à jongler entre sa passion pour l’écriture, les petits boulots et son rôle de grande sœur que par les garçons, et qui va finalement tomber amoureuse, amour qui va rapidement se voir contrarié par la politique. Ahlème nous parle de jeunes femmes et d’ados qui se débattent avec des problèmes de jeunes femmes et d’ados. Et aussi des papas un peu perdus. Pas d’analyse sociologico-politique mais le récit d’un quotidien. Pas d’analyse et pourtant derrière chaque anecdote elles sont bien là les questions socio-politiques.

« Je suis entourée par tous ces immeubles (…) qui ont si longtemps bercé nos illusions. Il est révolu le temps où l’eau courante et l’électricité suffisaient à camoufler les injustices » (29).

« Je suis digne et debout et je pense à tout un tas de choses. Les événements qu’il y a eu par chez nous ces dernières semaines ont agité la presse du monde entier, et après quelques affrontements jeunes-police, tout s’est calmé à nouveau. Mais qu’est-ce que nos trois carcasses de caisses calcinées peuvent changer quand une armée de forcenés cherchent à nous faire taire ? » (30)

Des forcenés qui voudraient museler pour continuer à ignorer. Qui donnent le sentiment de s’en prendre à la fois à ces prétendues identités différenciées, et à la maison réservée aux ajoutés, à savoir celle qui a été nommée banlieue. Pour assigner sans culpabilité, il leur faut l’image négative comme alliée. Et l’opération anti-séduction semble avoir des chances de se renouveler, car malgré quelques initiatives, blogs ou émissions de télé, malgré quelques personnalités portées en exemple, l’image véhiculée des banlieues reste globalement négative.

Ahlème et Foued, des destins genrés ?

La banlieue est un univers demeuré assez longtemps séparé pour avoir développé son propre ensemble de normes chez une partie de ses jeunes, qui ont créé une microsociété en rupture, contre-dépendante des valeurs d’une société dominante dont ils se sont sentis exclus. Appelés trop longtemps « jeunes des cités », « jeunes issus de l’immigration », ils ont fait de ce territoire assigné un lieu de repli, un refuge aux modes de vie inédits et parallèles, pour revendiquer une identité différenciée face à leur exclusion sociale. Des jeunes qui ont pris le parti de consommer une rupture qui leur avait de fait été imposée.

Ces valeurs, ces codes et ces façons d’être, Foued, le frère adolescent d’Ahlème les a adoptés. Foued fait partie d’une génération « mec light » (91), une génération de jeunes beaux gosses crâneurs, mais surtout de jeunes qui sont interdits de rêver. Militante du « droit au rêve », Ahlème doit composer avec ce frère un peu perdu, dont les potes s’appellent « Cafard, Poison, le Vif, Magnum, que des grands « C’est la famille, c’est le ghetto » (97). Des jeunes auxquels les « grands » confient des petites affaires de deal, et qui trafiquent dans les halls, pendant que « Les vrais pourris, assis dans des fauteuils confortables, décident qui va traîner dans ce hall » (107). Ahlème doit donc faire entendre raison à ce frère, lui faire comprendre que « L’argent appelle l’argent mais les riches appellent la police » (103). Elle doit à la fois préserver son père diminué et sauver ce petit frère qui glisse.

Ahlème et Foued, ce sont deux façons de vivre une même réalité, et des échanges musclés. « Si les keufs viennent ici tu veux que le Patron crève d’une crise cardiaque, c’est ça ? Et moi aussi par la même occasion ? Putain… J’ai envie de te crever ! Tu manques de quoi ? » (96) … « C’est pas parce que je mange et que je dors que tout va bien. C’est la rue, c’est comme ça. Je suis pas le seul, et encore moi, je fais rien comparé aux autres… » … « Tu crois que j’en ai pas marre de te voir tafer comme une chienne ? Toujours en train de courir pour gratter de l’argent par-ci par-là » … « Tu comprends pas, c’est la jungle ! Faut les enculer avant que ce soit eux qui le fassent. Ceux d’en-haut, les bourges, c’est les lions et nous, ici, on est des hyènes, on n’a que les restes… » … « FERME TA GUEULE ! C’EST PAS VRAI ! ARRÊTE ! C’est les grands qui te mettent ces conneries dans le crâne ? » … « Ils veulent vous faire croire que tout est perdu d’avance, ces bâtards ! On doit se battre deux fois plus que les autres, c’est vrai ! » (98-99) … « Comment je fais moi ? Hein ? Je trime, je me démerde. C’est trop facile que ce tu fais ! T’es faible » (99).

« Perdue » au Centre

Ahlème une voix venue du milieu. Milieu entendu ici non pas au sens du milieu des marges, de la banlieue.  Entendu au sens de la voie du milieu, celle du compromis. Ahlème c’est Nector, c’est Carla, c’est tous ces personnages qu’on appelle la Deuxième Génération, et que nous avons eu l’occasion de visiter. Ils ont l’air perdus mais sont des piliers, piliers de nos sociétés par leur résilience. Entre deux générations, deux cultures, deux pays. Équilibristes, funambules. Ils sont ceux qui doivent composer avec l’ethnicisation du lien social. Qui doivent conjuguer quand la politique s’invite dans des périodes de construction identitaire comme l’adolescence ou le début de l’âge adulte. Qui doivent digérer quand la politique va jusqu’à s’inviter dans l’amour, à l’instar d’Ahlème qui voit son Tonislav exclu de France au détour d’une convocation.

Après tout « ce n’est qu’une question de climat » (7, 152), et Ahlème est perdue entre deux pays aux climats antinomiques. Entre un climat trop froid et un climat trop chaud. Un climat français pas fait pour elle, « le froid ouf de France me paralyse » (7), et l’atmosphère spécialement chaude du bled, peut-être un peu trop, « la chaleur de l’Algérie m’a anesthésiée » (152).

Elle se débat dans une France où chaque minute compte, alors que « la minute africaine contient bien plus que soixante secondes » (8), « étouffée » dans ce RER qui la ramène vers Ivry « par toutes ces silhouettes tristes qui cherchent un peu de couleurs ». Des « fantômes » « malades, contaminés par la tristesse » (16).

On retrouve une Ahlème dubitative de l’autre côté de cette ligne de RER, quand elle se voit confrontée à l’éloge de la lignée, face à une amie qui valorise le fait de marier quelqu’un du bled, parce que ça fait plaisir aux parents et facilite plein de choses. Celle pour qui « ce ne sont que des détails ridicules, on ne fonde pas un foyer sur des questions pratiques », a le sentiment « qu’on vit une sorte de retour à l’inceste » (13).

Ahlème vit entre deux pays donc, et entre eux, dans un espace investi par le fantasme. On vit tous dans l’ailleurs, là-bas quand ici, ici quand là-bas, partout via les médias. Image fantasmagorique des médias sur les banlieues et leurs habitants, imaginaire fantasmatique véhiculé sur l’Europe à travers légendes et feuilletons télé. On est imprégnés de ces ailleurs et de leurs images fantasmées, à l’image de Tantie Mariatou, venue de Mbacké au Sénégal et qui travaille dans un salon afro à Château-d’Eau. Qui même si elle a suivi son mari en France rêve d’ouvrir un salon en Amérique, qui enfant voyait déjà New York quand tout le monde voyait Paris. L’Amérique de Tantie Mariatou est un rêve peuplé d’images, fabriqué lors d’une enfance où le visionnage de la série américaine s’apparentait à un rituel quasi religieux. Un rêve peuplé de récits aussi, comme ce cousin qui lui raconte la « Légende de l’arbre à dollars » (24), un arbre américain producteur de billets. Elle en a rêvé. Tout comme le père d’Ahlème qui depuis son petit village algérien rêvait de cette France où il pensait qu’il « il suffisait de creuser le sol pour faire fortune » (25).

Génération nostalgie vs génération « à quoi bon »

Mais la génération de son père et de Tantie Mariatou, est une toute autre génération que celle d’Ahlème. Une Ahlème prise en étau entre la première et la troisième génération. Entre la perpétuation de traditions héritées, importées d’un autre lieu, sur lesquelles ont été ajoutées la nostalgie et les désillusions, avec la construction de sa propre identité, influencée à la fois par l’ici et cette culture héritée. Dans l’histoire d’Ahlème, son père, l’être de la première génération est diminué, elle va donc devoir se démener avec un triple exercice d’équilibrisme. Conjuguer la construction de sa propre vie d’adulte dans laquelle elle est ramenée à ses origines par l’extérieur, la calibrer avec ce qu’elle a reçu et transmettre le tout à un frère qui vit dans un univers dont les codes sont définis à la fois par l’espace vécu et le monde extérieur.

Alhème et Foued sont certes des figures d’une génération prise en étau entre le monde et l’éducation de leurs parents, et le monde et la réalité opérante en-dehors de la maison. Mais ils représentent avant tout les figures d’un banal conflit de génération. Celui qui oppose tous les adolescents et leurs parents, indépendamment des origines. Ils traversent ces périodes critiques de l’adolescence et de la post-adolescence, durant lesquelles il s’agit de ne pas décevoir ses parents, tout en créant sa propre vie, son « soi ». La différence c’est que pour eux la période de création du soi est compliquée par la politique qui leur demande de « s’identifier ».

Au-delà de cela, Ahlème est le symbole d’une génération française « à quoi bon ». Une deuxième génération qui après avoir satisfait à toutes les compromissions induites par la société pour lui appartenir, est quand même entravée et ramenée à un là-bas qu’elle-même ne connait pas, au lieu d’origine de ses parents. Posture insoluble et parfois décourageante. Génération de funambules qui jonglent avec les injonctions pour trouver un équilibre toujours fragile.

Une génération « à quoi bon » aussi, parce qu’elle a observé l’attitude de ses parents, et constaté les fruits récoltés. « Ca m’a toujours étonnée cette drôle de gratitude que le Patron et d’autres messieurs de son âge ont pour leur pays d’accueil. On rase les murs, on paie son loyer à l’heure, casier judiciaire vierge, pas cinq minutes de chômage en quarante ans de boulot, et après ça, on ôte le chapeau, on sourit et don dit : « Merci la France ! » (66). Une génération à la fois plus gâtée matériellement par les sacrifices de leurs aînés, et à la fois plus désillusionnée.

Ahlème va tenter de percer la génération d’avant, et d’aller à la rencontre spirituelle de son père, en effectuant un voyage dans la nostalgie, dans un café de la Goutte d’Or. Elle rencontre alors une génération paternelle qui s’exprime par les regrets « Mon seul rêve était de retourner chez moi. Chaque année, je disais : l’année prochaine ensuite, je disais : quand je serai à la retraite ; et puis je retardais encore en disant : quand les enfants seront grands. Maintenant, ils sont grands, grâce à Dieu, mais ils ne veulent pas me suivre. Ils disent qu’ils sont français et que leur vie est ici » (126). Une génération de laquelle Ahlème doit se détourner pour aller à la rencontre d’une personne plus essentielle, elle-même « Je leur ai dit au revoir et j’ai fui parce que, sinon, ils m’auraient parlé des heures d’une époque que je n’ai pas connue et que j’ai beaucoup de mal à imaginer » (128).

Voyage en Algérie

Lorsqu’on est perdu entre deux pays, pour se trouver la solution est-elle de retourner ? Ou du moins chercher à se réconforter dans ce là-bas demeuré terre de substitution quand ici on se sent rejeté ? Mais retourner, c’est aussi prendre le risque de se confronter à ce là-bas laissé. Ahlème, elle, a peur de retourner en Algérie, où la chaleur des gens a laissé la place dans son esprit à l’odeur du sang (65). Peur de la guerre contre l’étranger ici, peur des souvenirs de la guerre civile là-bas. Au-delà de la peur, elle qui n’y est jamais retournée se sent bien loin de ce village natal et de cette famille qui y est demeurée. Le « bled » algérien est devenu douce nostalgie, dont le souvenir est lié à l’odeur, le parfum de la terre, l’air chaud qui frappe le visage (138). Au souvenir du sang s’ajoute donc la peur de n’avoir plus rien en commun avec les siens, ceux du bled qui lui envoient des lettres qui ressemblent « plutôt à une liste d’anniversaire en vérité » (116).

Quoi qu’il en soit, forte de ses nouvelles économies, Ahlème emmène donc son paternel en diminution et son frère en perdition dans sa terre de substitution qui lui est étrangère et où il est un étranger. A leur arrivée, c’est l’euphorie, et un village en fête qui attend « Les immigrés ! Les immigrés ! » (142-143), ce morceau de France qui les visite, les bras pas si chargés, à propos desquels Ahlème soupçonne qu’ils puissent se dire «  « Ces immigrés, quelle bande de radins ! Avec tout l’argent qu’ils gagnent en France… » (140). Ahlème qui doit expliquer à Foued les codes de langage des cousins ici « chaque taximan qui vient vers nous et appelle le Patron « aâmi », Foued est prêt à le suivre en pensant que c’est lui le cousin qu’on attend. Je lui explique alors que c’est juste une formule de politesse et qu’ici tous les types qui l’appelleront « kheyya » ne sont pas forcément ses frères. C’est un peu comme ses potes à la cité lorsqu’ils s’appellent entre eux « cousin »» (140-141).

Le voyage en Algérie c’est la rencontre d’Ahlème avec un souvenir en version réduite. Dans cette vie du bled chaud qui défile au ralenti, elle « écoute l’Algérie, sent son odeur et écrit » (148). C’est une rencontre avec elle-même aussi, qui ramène un peu plus la balle au centre, là où est sa place. « Je passe mes journées à écouter les gens, à essayer de me souvenir de qui je suis. J’ai du mal à l’admettre, mais en réalité ma place n’est pas ici non plus » (145).

Ce voyage, c’est surtout l’occasion de mettre en évidence que cette prétendue distance, prétendue différence entre ceux d’ici et de là-bas est le fruit et est entretenue par la perpétuation d’un mensonge. « Les « cousins », ceux qui vivent en France et sont au bled le temps des vacances, ne parlent que de leur nouvelle patrie. Ils en parlent comme d’une amie intime qui parfois leur tend les bras, parfois les chasse à coups de pied. Ils racontent les histoires qu’ils entendent, le récit de ceux qui sont passés entre les mailles du filet et ils en rajoutent, n’admettent pas leur échec ni leur misère. Ceux-là n’apprendront jamais à la famille du bled qu’ils travaillent au noir, qu’ils font la plonge dans des restaurants chinois miteux et qu’ils dorment dans de misérables petites chambres de bonne. Ils embellissent tout, parce qu’ils ont honte, mais ils préfèrent quand même ça plutôt que de revenir définitivement » (146). « Je voudrais leur dire que là-bas, en France, ce n’est pas ce qu’ils croient, qu’à travers cette fenêtre déformante qu’est la télévision, ils ne sauront rien du réel »

Et c’est l’occasion d’une prise de conscience « Je ne m’autorise pas à leur dire tout ça », « ces gens ont connu une guerre civile, la faim et la peur et même si la France n’est pas ce qu’ils croient, on n’y est pas si mal, parce que ici, c’est peut-être pire en fait » (146-147).

Quoi qu’il en soit, même Ici elle a peur lorsqu’elle pense aux expulsions Là-bas. Peur pour son frère. Elle voit dans le « coin VIP » des appels internationaux du bled, « ceux qu’on amenés se perdre ici purger leur deuxième peine » (150). Elle sait que ces expulsions sont réelles, elles la touchent au plus près, puisqu’elles lui ont déjà enlevé son amour, son Tonislav violoniste.

Voyage vers soi, voyage à soi

Ahlème et Foued tâtonnent pour chercher leur place dans la société. Ils expérimentent la construction identitaire classique de l’adolescent et de la jeune adulte. Se rebeller à l’adolescence. Chercher à s’intégrer dans la société jeune adulte. Se distancer de la voie des parents sans décevoir ses parents. Ils vivent le genre de parcours qui arrive dans n’importe quelle famille, quelle que soit son origine. Mais ce mécanisme complexe est compliqué pour Ahlème et Foued par deux variables : un lieu et la politique.

Après le voyage Algérie-France et le voyage France-Algérie, reste donc à Ahlème à boucler la boucle, en route vers sa place. Sa place, si elle n’est ni dans une certaine France, ni dans une certaine Algérie, elle est sans aucun doute dans la Ville-Monde, le nouveau monde pour tous les sans-monde et les non-identifiés ! Sa place c’est celle du quotidien d’une jeune femme qui teste différents types de boulot et différentes variantes d’amour. Sa place, c’est celle d’une intellectuelle qui peut s’exprimer dans un mélange de langage châtié, de verlan et d’expressions arabes, sans la moindre incompatibilité. Sa place, c’est de parvenir à une « langue » qui mélange sans complexes ses influences. Sa place, c’est d’incarner une voix qui ne s’interdit rien, dans toute sa complexité.

Sa place, c’est de montrer que dans la vraie vie, son territoire marginalisé c’est surtout un vivier inépuisable d’artistes. Comme si se faire fermer la porte et vivre loin du mainstream permettait aussi de s’en préserver et offrir ainsi l’opportunité de laisser germer des choses inédites et s’exprimer quelque chose de neuf.

La place d’Ahlème, en définitive, c’est le style littéraire de Faïza Guène qui en montre le chemin. Développer sa propre langue et appréhender le monde avec distance et dérision…  Développer une voix du « milieu » qui emprunte la voie du milieu, celle des compromis, et qui sème autour d’elle espoir et gaieté.