L’épilogue de la cohabitation

 

Le Territoire(- État) ou le Réseau(- postnational) ?

Nous arrivons déjà au terme de cette première partie, au dernier volet de ce récit en quatre temps, qui s’est donné pour objectif d’évaluer l’état des forces en présence, et de déterminer si le Territoire et le Réseau, le politique circonscrit et l’économique globalisé, les racines et les ailes, étaient capables de cohabiter. Avant d’entrer dans le vif du sujet, petit rappel des deux figures et des trois premiers temps.

Rappel

  1. Les figures du Réseau et du Territoire

Version caricaturale du Réseau : individus mobiles flottant indifféremment sur le réseau économique mondial, oubliant leurs racines. Réseau global uniformisant aboutissant à société uniforme globalisée. Réaction : réinvestissement des identités particulières, replis pour affirmer les différences.

Version caricaturale du Territoire : individus enracinés dans un territoire étatique circonscrit définissant une identité unique et figée. Aboutit à sociétés uniformes et uniformisantes. Réactions : replis pour affirmer les différences et virus de balkanisation.

Figure hybride : les individus gardent un ancrage mais restent connectés au monde. Ancrage et mobilité cohabitent. Ils ne s’assimilent pas, ne se replient pas, mais s’adaptent. Communautés territoriales et sociétés nationales de toutes échelles se maintiennent. Particularisme et globalisme cohabitent.

  1. Récit en quatre temps

Temps 1. État des lieux. Choix entre mythes d’uniformité et mythes de différences

On a débuté cette aventure par un voyage à travers les Mots et les Mythes, et présenté des théories à disposition pour penser la cohabitation. On a également abordé les visions du monde d’Arjun Appadurai et de Samuel Huntington, incontournables pour comprendre le monde contemporain. L’une prédit le sacre des communautés culturelles et un futur monde post-national. L’autre annonce un choc des civilisations, et la nécessité pour chaque culture de rentrer à la maison.

Temps 2. La consécration du Monde mobile et du Réseau transnational

On est ensuite retourné à l’époque où la mondialisation était au fait de sa gloire, à l’époque de la consécration du réseau global et de l’affaiblissement des organisations territoriales classiques. Cette période correspond au monde pré 11 septembre 2001, et valide la perspective transnationale d’Arjun Appadurai.

Temps 3. Le retour du Territoire et la dé-mobilisation du Monde mobile

La mondialisation a déçu, et une tendance démondialisante s’empare du monde. Les hommes flottants cherchent à se ré ancrer dans leurs territoires. Les États en cherchant à reprendre la main, se font prendre dans un flux protectionniste. Cette phase fait suite au 11 septembre 2001, et souscrit au choc des civilisations de Samuel Huntington.

Alors qui sortira gagnant du duel ? Entre le temps 3 et le temps 4, au cœur du champ de bataille entre les poussées démondialisantes et les contre-offensives mondialisantes, on a tenté de prendre du recul et de considérer la situation avec lucidité. En raison du grand brassage et du métissage du monde, le scénario le plus probable pour l’avenir penche plutôt du côté de la réconciliation.

Paroxysme de la brouille et armistice

Le 7 janvier 2015, les versions caricaturales du Territoire et du Réseau ont atteint le paroxysme de la brouille.

Rappel des faits

Le détonateur : durant la semaine du 7 janvier 2015, des représentants extrémistes des forces du repli, ici dans leur version islamiste, commettent une série d’attentats à Paris. Par leurs actes, ils valident les idéologies prônant le caractère indépassable des différences. Ils marquent la phase finale de cette logique, à savoir que les différences qui composent le monde ont été tellement surinvesties, que le monde est désormais totalement incapable de vivre ensemble. Cette guerre, c’est le symbole d’une division à son paroxysme, d’un divorce consommé, d’un stade de non cohabitation qui va jusqu’au désir d’élimination de l’autre. Espérons que ça serve de leçon au prochain intellectuel qui voudrait écrire un grand récit sur l’impossible entente entre les hommes. Samuel Huntington lui doit se retourner dans sa tombe en voyant la récupération qui a été fait de sa théorie. Quand ce genre de thèse est récupérée par des hommes désespérés, elle conduit à la folie.

Les cibles de cette guerre de civilisation éclair sont toutes des symboles. Des journalistes, symboles des valeurs démocratiques. Des représentants des forces de l’ordre, symbole de l’État et du pouvoir. Des membres d’une communauté à priori trop différente, symboles de la société multiculturelle. Dix-sept morts triés sur le volet.

La réconciliation : le 11 janvier 2015. Lendemain de guerre et signature de l’armistice entre communautés et société. Les communautés et l’État vont marcher main dans la main pour créer une nouvelle nation, une société à la fois multiculturelle et unie. Diverse et même. Une société composée de différences mais qui créé une unité. Une société issue des phases de mondialisation, donc à la fois mobile et ancrée, et pouvant aussi se reconnaître dans un cadre politique territorialement délimité. Une société mondialisée. L’État territorial mondialisé et la nation multiculturelle mondialisée vont dire non de concert à l’éclatement du monde. L’idéal particulariste du multiculturalisme et l’idéal unitaire du républicanisme vont affirmer leur volonté commune de faire société. De fonder une nation à la fois unique et indivisible souscrivant à des valeurs et des idéaux communs.

Les Mots du 11 janvier : Sursaut national – Réconciliation nationale – Communion nationale – Union nationale – Unité et diversité – Europe réunie – Retour de l’Europe – Ensemble – Liberté, égalité, fraternité – Emotion, joie, gaieté, solidarité, communion – Ils voulaient mettre la France à genoux, ils l’ont mise debout – Peur – Même pas peur.

Le retour des Nations

Cette journée du 11 janvier marque le sursaut de la nation à toutes les échelles. Unité nationale, unité supranationale et unité de la Communauté internationale. Cette journée nous a donné l’image d’une nation réunie, d’une Europe unie, d’un monde réuni. Au-delà des divisions et des différences à toutes ces échelles. Car au-delà de la présence de toute la diversité possible de la nation française, l’événement est marqué par la présence de chefs d’États européens et de chefs d’États du monde entier. A Paris se sont rassemblés la nation unie et les nations unies, la France des 70 millions et le G50.

Le 11 janvier 2015, Paris s’est transformée pour un jour en capitale du monde. Paris a été le siège d’une réunion nationale, supranationale et globale. A repli global, sursaut global, et réunion globale. Si les événements de cette semaine de janvier marquent le paroxysme d’une volonté de contraction du monde, paradoxalement le monde n’a jamais été aussi globalisé. Le monde s’est contracté, mais comme il s’était préalablement rétréci, on est désormais tous voisins, on cohabite, on partage les mêmes problématiques. Les événements qui se sont déroulés à Paris se passent régulièrement à travers le monde. La réaction à cet événement globalisé se devait forcément d’être globale. A événement globalisé, étendard global. Ainsi dans le monde entier, des individus vont crier le même slogan « Je suis Charlie », trois mots pour affirmer la volonté de dépasser le repli.

Le 11 janvier à Paris marque donc la réaffirmation à toutes les échelles d’une volonté d’unité au-delà des différences. Un retour de la nation, de la « communauté imaginée », de la société à toutes les échelles, au-delà des communautés. Après le mouvement descendant du repli et l’éclatement à toutes les échelles ; lui succède le mouvement ascendant des intégrations successives de « nations » qui aboutissent à la réunion de cette Nation globale éphémère.

Qui dit nations mondialisées dit transnationalisme. Les nations traversent les frontières. A nations transnationales, événement transnational. Le 11 janvier, le monde a rejoint la France. Sur place, avec des gens de tous les pays réunis ce jour-là à Paris, et unis avec les Français. Dans l’ailleurs aussi, où pareilles manifestations ont eu lieu à travers le monde. Manifestations parfois initiées par des communautés transnationales françaises, rejointes par les populations locales mondialisées se reconnaissant dans la cause.

La Nation française « Je suis Charlie, je suis juif, je suis flic, je suis la République »

Le 11 janvier 2015 est marqué par la présence conjointe des différentes communautés culturelles, des différentes communautés religieuses, des Français dits de souche et des Français de toutes les origines, de tous les partis politiques (à l’exception d’un parti du repli), de toutes les générations. Ce jour-là, la mosaïque France a trouvé son harmonie et nous a composé un joyeux jazz.

Le 11 janvier 2015, c’est un jour offert pour se rencontrer, se découvrir, un jour qui permet des interactions. Le 11 janvier, c’est un jour offert pour dépolitiser les sensations, et permettre la création des contours d’un embryon de société. C’est une réunion qui permet l’affirmation d’un « nous » qui s’esquisse dans l’instant. L’esquisse d’une nation qui se redessine, car une nation est un corps toujours en mouvement, jamais figé. Ce rassemblement, c’est ainsi l’occasion de prendre un instantané, de réactualiser la photographie de la nation.

Ce 11 janvier, la société multiculturelle a affiché sa diversité, mais également affirmé sa volonté d’unité. Ce 11 janvier, on a assisté en direct à la création d’une nation multiculturelle et française, d’une nation française multiculturelle. A l’affirmation d’une société une et diverse. Ce jour-là, toutes les ethnies ont affiché leur fraternité. Ce jour-là, les représentants de toutes les communautés religieuses ont marché main dans la main, tandis que les hommes politiques marchaient côte à côte. Ce jour-là tous les visages possibles de la  division étaient réunis en un même lieu. Le Peuple, tout le peuple. Et pas un seul incident.

En ce 11 janvier, la Nation a voulu envoyé un message : l’Unité dans la Diversité. Le désir de faire société tout en étant différents. Particularismes et République ne sont pas incompatibles. Il est possible d’être français et chrétien, français et musulman, français et juif. Les communautés ont eu un choc en prenant conscience de jusqu’où pouvait mener la souscription aux idéologies de la différence quand on oublie les idéaux communs. L’union se fait quand l’accent est mis sur ce qui rassemble, non ce qui divise. Elles ont donc voulu réaffirmer leur consensus sur les valeurs communes. Elles ont montré en se rassemblant que l’unité ne se fait pas en gommant les particularismes. Que les particularismes n’empêchent pas l’unité. Le 11 janvier, c’est le réconfort après le chagrin, la communion après la guerre, la réconciliation après la division.

Les membres différents de la nation française étaient certes venus revendiquer des causes parfois diverses, mais ensemble. Cette réunion, c’est la conjonction d’intérêts particuliers et d’un projet qui fédère l’unité. Une réunion pragmatique, saupoudrée d’une bonne dose de romantisme, mais sans angélisme. Personne n’affirme que tout est réglé, qu’une société ne comprend pas toujours une dose souhaitable de tensions et de chaos. Les gens étaient réunis pêle-mêle contre le terrorisme, pour la liberté d’expression, pour défendre les valeurs démocratiques, pour affirmer l’union nationale, pour la fraternité des communautés, pour la visibilité de la France plurielle. Pour un hommage unanime aux victimes.

Les diverses sensibilités politiques s’exprimant parmi les citoyens et les représentants politiques présents se reflèteront le lendemain dans les unes de la presse. On retiendra la une du quotidien de la Ville-Monde qui fait la synthèse, en mettant en avant la valeur qui réunit les différentes sensibilités, en titrant « La liberté en marche », avec en haut de la page l’image de la marche des citoyens, et en bas, le cortège des politiques (Le Parisien, 12.01.2015).

Vu d’en haut, le flux de cette marche au tracé symbolique, entre les places de la Nation et de la République, dessine les traits de la nouvelle nation républicaine française. En se réunissant sous une même devise, une nouvelle ère de solidarité et de fraternité s’ouvre entre toutes les communautés. Ces manifestations constituent l’échantillon, le modèle en miniature de cette nouvelle société. Le 11 Janvier 2015, c’est l’événement qui crée un mythe commun, un récit indispensable à la construction nationale, nécessaire pour souder cette nouvelle nation. Cette nation qui s’est exprimée d’abord dans la rue prendra bientôt corps dans les imaginaires et ressurgira par rétroaction dans les sphères politiques et médiatiques.

 Le retour de l’État

Le 11 janvier, c’est la Nation devant, l’État en arrière-plan. La Nation qui crie son nom, une nation définie du dedans, pas d’en-haut. Et l’État qui fait profil bas dans une volonté de séduction de sa nation. Le centre du pouvoir, cet organe de contrôle, a besoin de la nation. Sans nation, pas d’État. Le pouvoir est renversé, l’ordre est rétabli. La nation dit à ses organes de pouvoir : on vous élit, vous nous représentez. Et Nous définissons qui est ce « nous ». Une nation cosmopolite dans laquelle « la diversité n’est pas le problème, mais plutôt la solution. » (Beck, 2007) ». La nation a été refondée. État et Nation ont retrouvé leur trait d’union. Ils vont pouvoir s’unir pour refonder l’État-Nation. Avec ce nouveau trait d’union, ni le drapeau ni la Marseillaise ne sont évincés. Les valeurs républicaines tout comme les bénéfices de la diversité sont réaffirmés.

Ce Nous qui s’exprime le 11 Janvier, est tout sauf la France d’en-bas, c’est la France du milieu. Celle du compromis, de la sagesse. C’est l’affirmation de la nation du milieu, des démocrates trop longtemps tiraillés entre les tentatives de récupérations diverses et variées. Une nation qui envoie un message clair aux partis politiques du centre qui ont pu à un moment basculer du côté de la division.

Après la création d’un nouveau mythe national, reste à définir une nouvelle idéologie du vivre ensemble, sur la base d’une composition plurielle. Il faut maintenant créer la recette digeste pour tous. Ils ont créé les contours de la nouvelle maison commune. Reste à définir les règles, poser les meubles. Faire cohabiter tous les visages de la nation, pour réconcilier, faire cohabiter l’État avec sa nation mondialisée, avec la mondialisation. L’État qui après avoir uni dedans pourra lui aussi se mondialiser pleinement.

Des symboles pour souder la nation

Pour se consolider, la nouvelle nation a besoin d’un récit commun, de mythes partagés comme le 11 janvier. Mais il lui faut aussi des symboles. Les observateurs ont retenu trois symboles d’unités. Une femme musulmane qui mène un combat contre le fondamentalisme, qui milite pour la réconciliation des communautés, et des minorités avec la France, qui porte le foulard et qui dit à ses compatriotes « Je suis comme vous ». L’image d’un peuple qui réserve une ovation aux forces de l’ordre, symbole d’une réconciliation d’un peuple avec son pouvoir. Enfin le symbole de ce héros presque français, un employé malien de confession musulmane qui a protégé des clients juifs pendant le siège de la superette casher.

Quelques notes démondialisantes

Au milieu de la grande communion, quelques notes démondialisantes, quelques voix discordantes, quelques offenses au Monde mobile. Comme celle du premier ministre israélien appelant le « retour » des Juifs de France en terre d’Israël « Juifs de France Israël est votre foyer », alors que le premier ministre français les exhortait à rester en France « Sans les Juifs la France n’est pas la France ». Un appel au retour comme un appel au démulticulturalisme, à la démondialisation. Un appel à ramener la « communauté » au territoire, à l’entre-soi, au repli, à la fermeture des frontières et à la barricade.

Parmi ces voix, il y aussi celle d’un homme politique républicain, qui le lendemain du rassemblement fait l’amalgame entre immigration et terrorisme. Selon son raisonnement l’immigration non jugulée créée des difficultés d’intégrations qui poussent au  communautarisme, poches à l’intérieur desquelles peuvent se glisser des terroristes. Sauf que nombre de fondamentalistes religieux sont nés en France, ou sont des Gaulois convertis. Parmi ces voix, on citera aussi celle de la présidente du parti populiste conservateur français, qui choisit de manifester en campagne et se détourner de Paris. Qui choisit la « France » contre la mondialisation. Qui est contre tout ce que symbolise la ville : le pouvoir, la diversité, les bobos. L’attitude de ce parti populiste d’ordinaire si … populaire sera unanimement condamnée. Il n’y avait pas de place pour la volonté de repli en ce 11 janvier.

Les voix discordantes ce sont enfin les voix de tous ceux qui ne se sont pas joints à la célébration. Les oubliés, les repliés, les fatalistes qui expriment un  « J’étais là en 1998, j’étais là en 2002, et rien n’a changé ».

 Temps 4. Réconciliation du Territoire et du Réseau ?

Le 7 janvier 2015 signe le climax de la brouille, la fin d’un cycle en deux phases, portant l’inscription tombale suivante :

11 septembre 2001 – 7 janvier 2015 « Ici repose le choc des civilisations et la crise identitaire globale ».

Réseau et Territoire, deux idéaux-types, et une bataille larvée. Mais néanmoins utile si elle permet au final l’affirmation d’un monde hybride. Le 7 janvier 2015, événement cataclysmique pour passer du temps du repli au temps 4, qui marque l’avènement d’une société non plus uniforme mais d’une société compatible avec la diversité. Les partisans de la division et du repli ont paradoxalement contribué à ressouder la nation ce 11 janvier. Le temps 4 marque l’affirmation de communautés territoriales et identitaires à toutes les échelles qui ont intégré et compris la mondialisation, en formant des sociétés diverses, mobiles et globalisées. Des sociétés qui se créent sur les ruines des modèles exclusifs qui les ont précédées.

A la lumière des éléments et des arguments des forces en présence, il semblerait qu’on se dirige vers un compromis. Un match nul. Un match sans perdant. Si la brouille est enterrée, ce ne sera la disparition ni des États ni du Réseau, ni des Nations. Au cœur de l’affaire, des Nations à (se) partager. Le contenu de l’armistice ? Les termes de la redistribution des Nations (diversifiées) entre États (particuliers) et Réseau (global).

Et demain ? A quoi ressemblera le monde post 11 janvier 2015 ? Unanimité encore des participants quant à l’avenir… un immense chantier. « L’utopie d’aujourd’hui est la réalité de demain. » disait un grand Monsieur exilé d’une République. Après les obsèques, le 11 janvier 2015 marque le début d’un nouveau cycle, d’une ère nouvelle, d’une Histoire à inventer. Le 11 janvier, un événement isolé, ponctuel, une union certes éphémère mais qui marque les prémisses d’un basculement. Un balbutiement mais un signal clair, l’affirmation d’une volonté. Le chemin sera long pour que la volonté puisse se traduire en acte. Il faut le temps que le repli amorce la marche arrière. En attendant, chacun repart un brin apaisé et retrouve l’espoir.

Affaire à suivre donc,… mais pas pour le Projet Cosmopolis. Pour ma part, je choisis Ce Jour pour clore ce récit en quatre temps. Guettant depuis un moment depuis les coulisses un signe, le clap de fin. Impossible de ne pas suivre la course du monde, qui a nourri cette réflexion au rythme soutenu d’une chaîne d’infos en continu. Pour la première partie du Projet Cosmopolis, le 11 Janvier ne constituera pas un énième rebondissement, mais son apothéose et son épilogue, pour s’achever sur un feu d’artifice et un suspense.

Éclairage. Les termes de l’armistice

Dans le traité d’armistice, à la fois le Réseau, le Territoire et la nouvelle nation ont défini les termes du vivre ensemble. Toutefois, pour parvenir à cohabiter harmonieusement, il faut aussi laisser le temps au monde de digérer, de faire la fusion des changements récents, des changements conjugués de la décolonisation et de la néo-mondialisation qui a signé le retour des communautés. Ce nouveau monde est tout jeune, à peine entré dans sa phase d’adolescence, il traverse sa période rebelle. Donc pas d’affolement. Au bout, la promesse d’un monde plus égalitaire, un monde métisse, ou à minima la banalisation de nos coprésences. Au lendemain du 11 janvier, il est un peu tôt pour tomber dans l’hystérie du qui se sent Charlie ou qui ne se sent pas Charlie… Le nouveau cycle est à peine entamé…

Dépasser multiculturalisme et laïcisme

Il est temps pour le droit à la différence et ses politiques multi culturalistes de céder leur place au droit à l’indifférence, à la reconnaissance d’une diversité de fait, à un cosmopolitisme établi, reconnu et ancré. Le droit à la différence et la protection des minorités ont joué un rôle dans un monde fraîchement décolonisé de fait, mais pas dans les consciences. Maintenant, le multiculturalisme comme une politique qui perdurerait au-delà du nécessaire, jusqu’à une guerre des minorités assignées et figées est contre-productif. Les individus doivent se voir égaux, et pas uniquement à travers le prisme de leurs différences, leur ethnicité.

La laïcité doit rester une valeur et ne pas se transformer en idéologie, le laïcisme, qui serait un dérivé de l’assimilationnisme. Une fausse bonne solution pour le vivre ensemble. Une parure noble qu’on pare d’atours hypocrites. Du reste quand on parle de laïcité, il ne faut pas confondre cultures et religions. Une laïcité qui se transforme en déni de liberté n’est pas tenable. Le laïcisme tout comme le multiculturalisme pousse au communautarisme.

Humaniser la mondialisation avec la mondialité

Il faudrait fusionner mondialité et mondialisation, « romantiser » la mondialisation pour éviter la désillusion des peuples et le retour des monstres. Pour ça, on peut se référer à la perspective d’Edouard Glissant qui dit que « si la mondialisation est bien un état de fait de l’évolution de l’économie et de l’Histoire, et qu’elle procède d’un nivellement par le bas, la mondialité est au contraire cet état de mise en présence des cultures vécu dans le respect du Divers. La notion désigne donc un enrichissement intellectuel, spirituel et sensible plutôt qu’un appauvrissement dû à l’uniformisation que nous ne connaissons hélas que trop. » (http://www.edouardglissant.fr/mondialite.html)

Promouvoir un État de nations

Avant de se reconnaître dans un État, la nation doit d’abord se redéfinir. Et le préalable à la redéfinition de la Nation, c’est sa réconciliation. Les membres de la nation sont liés par une Histoire et un destin communs. Ils doivent se dire leurs douleurs, et dépasser ensemble les rencontres larvées du passé. Ils doivent dépasser le ressentiment envers les puissances politiques pour le remplacer par l’empathie envers les hommes. Ensuite, l’État pourra embrasser sa « communauté imaginée » (B. Anderson), en tenant compte des multiples échelles d’identités de ses citoyens, et en confirmant leur compatibilité avec un cadre délimité. Une nation n’est pas égale à une unique origine, une seule culture. L’État est composé de multiples nations identitaires : des nations qui viennent d’ailleurs, dites ethniques, des nations à l’intérieur, dites régionales. Chacune de ces nations est reliées directement au monde. L’État, dans un projet politique pragmatique, fait le lien entre toutes les échelles, offre un cadre collectif.

Valoriser l’hybridité

Les États doivent accepter que leurs nations dont une partie des membres sont issus du réseau global, soient attachés à leur territoire en même temps qu’ils sont tournés vers ce réseau global, tournés vers le monde. En permettant à leurs nations de faire partie de l’État et du Monde, ils la redéfinissent, l’unissent, et dans le même temps assurent leur propre survie. Le territoire doit cohabiter avec le réseau pour faire cohabiter la nation, et pour ne pas disparaître. Le politique et l’économique peuvent s’inspirer mutuellement. Ainsi, l’État peut s’inspirer des politiques interculturelles des firmes transnationales, soit la politique de gestion de la diversité du monde du réseau.

Dans cette perspective de superposition, de composition, le transnationalisme apparaît comme le modèle le plus adapté pour que les citoyens cosmopolites puissent à la fois être ancrés et traverser les frontières. Les citoyens doivent pouvoir vivre leurs identités hybrides, nourrir plusieurs allégeances, avoir des liens et investir des lieux multiples. Qui dit transnationalisme dit un jour, peut-être, création d’une citoyenneté mobile, à la carte, qui permettrait de résider sur différents territoires. Une citoyenneté adaptée aux passages, aux ancrages provisoires issus de nos nombreuses mobilités.

Dans une perspective transnationale, pour une meilleure cohabitation des échelles de gouvernance, il faut à minima réorganiser et redistribuer les prérogatives entre États, Régions et Villes-Monde. Pour que chaque échelon puisse être à la fois relié au monde, au réseau global, et à l’État.

L’État doit assumer sa propre hybridité, son esprit métisse, son goût pour le compromis, ses pas de côté. C’est à travers sa flexibilité et non dans le surinvestissement de ses traits qu’il trouvera son salut.

Pour promouvoir l’hybridité à toutes les échelles, on a besoin de développer l’esprit métis. Le 11 janvier 2015 a prouvé que la revendication des valeurs cosmopolites n’était certainement pas réservée aux élites mondialisées, mais à tous les enfants de la mondialisation. Ce que les observateurs ont appelé « l’esprit du 11 janvier » n’est rien d’autre que l’esprit métis qu’on a vanté lors de cette réflexion.

Ancrer les bonnes volontés dans le sol

Il faut trouver un compromis pour l’espace public, entre espace plane totalement aseptisé et territoire approprié par tous, lieu de parodies. Idéal multiculturel et idéal de laïcité doivent trouver un terrain d’entente, en faisant chacun un pas vers l’autre. Les uns ne doivent pas confondre guerre contre l’uniformité et guerre contre l’unité. Les autres accepter la compatibilité de l’universalité et du particularisme. Tous doivent accepter les stratégies de compétition et de négociations constantes propres à tout espace partagé. L’espace plane n’est jamais neutre, il est l’expression de la façon dont la société se définit. Un espace public du compromis donne l’image d’une société hybride, une société de bon sens. Il faut créer de l’espace commun, l’espace de la culture mondialisée qu’on a en partage. Territorialiser les territoires communautaires et déterritorialiser l’espace public. Et créer des espaces-ponts pour favoriser les interactions, et permettre à une identité culturelle commune de se créer naturellement.

On peut améliorer la cohabitation en organisant l’espace différemment. Créer du voisinage à travers des politiques d’aménagement du territoire qui prônent la mixité sociale et ethnique. La gestion de l’espace commun offre un dénominateur commun. Se recentrer et se concentrer sur le local, sur la quotidienneté, sur la gestion du lieu partagé. Développer la culture du projet en créant des projets fédérateurs, à la base de création de liens faibles et d’investissements éphémères, avec des objectifs communs. Créer une citoyenneté urbaine pour gérer l’espace en partage. Faire territoire ensemble permet de développer un sentiment d’appartenance.

Opter pour la simplicité

Au-delà de nos localisations, reconnaissons notre condition mondialisée. On partage un destin commun. Beaucoup d’enjeux sont planétaires. Au-delà de nos localisations, on a les mêmes besoins, mêmes aspirations, mêmes références, mêmes codes. Et remplaçons les grands idéaux par des valeurs simples, les grands mythes par des petits mots, qui sont, contrairement aux idéologies, non pas le reflet d’idées situées à vocation universelle, mais le reflet de valeurs humanistes : respect, tolérance, curiosité, empathie, optimisme, ouverture … Voilà de quoi nous avons surtout besoin aujourd’hui. Et si on ne peut vraiment pas se passer de mots en –isme, alors optons pour libéralisme, universalisme, interculturalisme…