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 Alain Mabanckou

« Né en Afrique, au Congo-Brazzaville, j’ai passé une bonne partie de ma jeunesse en France avant d’aller m’installer aux États-Unis. Le Congo est le lieu du cordon ombilical, la France, la patrie d’adoption de mes rêves, et l’Amérique, un coin depuis lequel je regarde les empreintes de mon errance. Ces trois espaces géographiques sont désormais soudés, et il m’arrive d’oublier dans quel continent je me couche ou dans lequel j’écris. » (Le Sanglot de l’Homme noir, 2012, 132-133)

Alain Mabanckou est né en 1966 au Congo-Brazzaville, où il passe son enfance dans la ville portuaire de Pointe-Noire. Il obtient un Bac de Lettres et Philosophie avant de se lancer dans des études de Droit, d’abord à Brazzaville, puis à 22 ans, il obtient une bourse pour les poursuivre à Paris. Après ses études, alors que ses écrits attendent leur heure, il va travailler une dizaine d’années à la Suez-Lyonnaise des Eaux.

C’est en 1998  que sort son premier roman Bleu-Blanc-Rouge (Grand Prix Littéraire de l’Afrique noire). Il enchaîne ensuite prose, poésie et essais, dont Verre cassé en 2005, Mémoires de porc-épic en 2006 (Prix Renaudot), le recueil de poésie Tant que les arbres s’enracineront dans la terre en 2007, Lettre à Jimmy en 2007, Demain j’aurai vingt ans en 2010, ou encore l’essai Le Sanglot de l’homme noir en 2012. Dans son dernier roman, Lumières de Pointe-Noire, 2013, il revient sur son retour à Pointe-Noire après vingt-trois ans d’absence. Ses œuvres sont traduites dans une quinzaine de langues. Sa marque de fabrique c’est l’humour, la dérision, la truculence. Mais non content de nous avoir fait beaucoup rire, il nous donne aussi à réfléchir avec ses essais, nous émeut avec sa poésie ou son dernier roman.

Parallèlement à la construction de son œuvre, Il enseigne la littérature francophone à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) depuis 2007. Après Paris, Il vit aujourd’hui à Santa Monica, en Californie. Alain Mabanckou revendique une identité multiple, une identité qui n’est pas limitée au territoire. Il considère l’identité comme une notion mouvante et pas statique. Quand il parle de l’Afrique, de la colonisation, du racisme, des changements globaux, il n’est jamais ni dans la caricature, ni dans la nostalgie, ni dans l’affrontement. Il est lui-même, multiple, à l’aise sur tous les continents, à la fois enraciné et déraciné par l’écriture.

Même si l’appellation est postérieure à sa révélation, Alain Mabanckou pourrait entrer dans le mouvement des écrivains dits « Afropolitains », écrivains de la diaspora, cosmopolites et mondialisés, qui composent leur existence entre les grands centres urbains. L’Afrique n’est pas une identité qui les assigne. Ils sont à la fois globaux et africains, avec une manière globale d’être africains ou une manière africaine d’être globaux.

Ecrivain francophone, considéré comme occidental en Afrique, africain en France, français aux États-Unis, il fait partie de cette nouvelle génération d’écrivains issus du continent africain, dont la culture est désormais globale. Entre métissage culturel, territoire de substitution, territoires d’errance et territoires d’ancrage, leur expérience est à l’image de notre époque mondialisée, complexe. Leur identité est faite de tous ces espaces, liés par l’ailleurs, espace de transit agissant comme un pont entre tous ces morceaux. Ces cosmopolites ne sont pas de nulle part, ils sont de partout. Ils ne sont plus enfants de la colonisation, ils sont enfants de la mondialisation. Ils construisent une identité portative et globale.

Black Bazar

Le Pitch. « Le héros de Black Bazar est un dandy africain de notre temps, amoureux des cols italiens et des chaussures Weston, qui découvre sa vocation d’écrivain au détour d’un chagrin d’amour. Naviguant entre complainte et dérision, il brosse avec truculence un tableau sans concession de la folie du monde qui l’entoure. Tour à tour burlesque et pathétique, son récit va prêter sa voix à toute une galerie de personnages étonnants, illustrant chacun à leur manière la misère et la grandeur de la condition humaine. Un roman à la verve endiablée, tournant le dos aux convenances et aux idées reçues, par l’une des voix majeures de la littérature francophone actuelle. » (Éditions du Seuil, 2009)

Avec l’irrésistible Black Bazar, paru en 2009 et classé parmi les vingt meilleures ventes de livres en France cette année-là, Alain Mabanckou nous emmène dans le Paris des quartiers de Château-Rouge et Château-d’Eau, faire connaissance avec la très hétérogène « communauté » africaine de Paris.

Dans Black Bazar, on suit le parcours amoureux et géographique du narrateur, surnommé le Fessologue, et à travers son récit se dévoile une galerie de portraits des personnages qui gravitent autour de lui. L’histoire du narrateur se dévoile par touches, construite comme une mosaïque disséminée dans tout le récit.

Black Bazar est un roman sur la naissance d’un écrivain qui doit composer avec l’héritage de la colonisation. Héros à l’esprit métis, il se fait porte-voix des personnages qui transitent dans ce territoire parisien, livre une peinture de ses compagnons de territoires. Porte-voix des différentes façons de se positionner face à la colonisation, il offre une tribune à ceux dont on parle beaucoup mais qu’on entend rarement. A travers les voix de ces personnages, Alain Mabanckou reprend les stéréotypes et les préjugés, les tord, accentue leurs traits, les tourne en dérision, montre leur ancrage et leur pénétration dans nos imaginaires.

La « communauté » africaine de Paris

Derrière l’humour, la verve, derrière l’apparente légèreté se dévoilent les secrets d’une communauté dont le dénominateur commun se limite à un continent d’origine, à une « couleur d’origine » pour reprendre les mots du narrateur.

La communauté africaine existe-t-elle seulement ? Les Africains de Paris constituent-ils une communauté de par leur homogénéité ? Certainement pas. L’Afrique ce sont des Afriques, continent immense, continent aux multiples fuseaux horaires, qui regarde tantôt vers le Pacifique tantôt vers l’Atlantique, dont les pôles voire les voisins s’ignorent parfois. Les Afriques ne se connaissent pas. Même à l’intérieur de chaque pays, des ethnies sont étrangères les unes aux autres. Une « communauté » loin d’être homogène donc. Une communauté basée sur la langue ? En France, leur langue commune c’est le français… il n’existe pas de langue africaine ! Une communauté de statuts socio-économiques ? Qui y-a-t-il de commun entre un entrepreneur camerounais né en France et un réfugié érythréen ? Une communauté organisée sur un sentiment d’appartenance culturelle ? Non plus. Dans Black Bazar, c’est à Paris que le narrateur découvre un certain nombre de cultures africaines à travers la gastronomie, les anecdotes et les habitudes de ses compagnons. En outre, ces Africains qui se connaissent peu ont aussi leur lot de préjugés entre eux, du Camerounais sur le Congolais, du Congolais sur le Tchadien.

Leur point commun c’est davantage d’être originaires de pays qui ont connu la marque du continent européen. Provenant de territoires africains européanisés par la colonisation, ils sont déjà métis à leur arrivée, et vont contribuer à leur tour à métisser la France de leur métissage. La communauté africaine est donc désignée et créé de l’extérieur.

Le roman déborde la question de la présence africaine en France, pour s’étendre à la présence noire en France. S’il n’existe pas de communauté africaine, il n’existe certainement pas une communauté noire. Haïtiens, Antillais et Africains sont aussi éloignés culturellement que Français et Américains du Sud. Et que faire de tous les métis ? Les catégories ne fonctionnent pas.

Certains pourraient envisager la possibilité d’une communauté basée sur le chagrin, chagrin dû aux méfaits de la colonisation ou de l’esclavage. Cette assignation de l’intérieur n’a pas plus de vertus que l’assignation de l’extérieur. Une telle appartenance condamne à une position de victime, et assigne, encore. Cette identité assigne et contribue à diviser à l’intérieur-même, poussant chacun à regarder au plus profond de lui sur sa responsabilité face à un phénomène jamais uniforme. Avec le risque de créer des tensions entre les vendus et ceux qui ont vendu les autres, les opportunistes et les victimes d’un système. Avec comme résultat une assignation assortie d’une double division, la communauté de chagrin se révèle une mauvaise option.

En fait, ce qui réunit les personnages de Black Bazar c’est une expérience vécue en France. Expérience vécue qui conjugue un lot de préjugés et un territoire parisien. Alain Mabanckou fait évoluer ses personnages dans un réseau de lieux entre la Gare du Nord et la Gare de l’Est, de Château Rouge à Château d’Eau, en passant par les Halles. Alain Mabanckou nous fait pénétrer un microcosme, un territoire qui permet de réunir au-delà de la distance l’Afrique et la France dans un espace commun. On accompagne notre lecture d’un plan de Paris, et on se ballade rue Saint-Denis, rue Marx-Dormoy, porte de la Chapelle, rue Magenta, rue Lafayette, rue de Strasbourg, rue Dejean, rue des Petites-Ecuries, rue de Suez, rue Riquet, et tant d’autres…

Black Bazar nous livre un regard de l’intérieur à la fois sur une terre coloniale, l’Afrique et un territoire postcolonial, le quartier africain de Paris. En nous faisant pénétrer dans ces lieux et en en révélant des secrets, des itinéraires singuliers, il contribue à forger la meilleure arme contre les préjugés : la connaissance de l’autre. Casseur de préjugés et de stéréotypes, sous couvert d’humour, Alain Mabanckou fait dire beaucoup de vérités. L’humour est un pont, une main tendu vers la réconciliation. C’est donc en ayant en tête ce ton, ce lot de clichés utilisés avec dérision, qui faut lire la retranscription qui suit.

Errances d’un Sapeur-fessologue

Le narrateur, arrivé quinze ans plus tôt en France, vient du Congo-Brazzaville, le tout petit Congo. Il y passe une enfance et une adolescence heureuses, passant des partis de football à la séduction, avec l’aide du féticheur épaulé pour la séduction par les lettres types du Parfait Secrétaire. Envoyées sans les « tropicaliser », considérant « que l’amour n’avait pas de couleur, bien malin qui pourrait donner une couleur aux mots et à l’émotion » (60), ces lettres vont coller aux premières amours des « appellations d’origine incontrôlées » comme « Blonde de neige ». Il mène donc une existence heureuse dans leur monde à eux, le monde de « ceux qui n’avaient rien inventé » et auxquels on a voulu imposer la raison comme la panacée. Monde auquel le colon blanc a imposé un modèle qui s’ancra dans les consciences, se muant en main invisible assujettissante (54).

Fruit d’un mariage arrangé par les notables du village Louboulou, le narrateur est le fils d’un père boy pour les Européens, ce qui pour ce dernier constitue une véritable réussite et une raison pour se sentir supérieur, et une mère qui tient un étal de poisson, arachide et huile de palme au marché Tié-Tié. Après avoir raté son bac, il exerce le travail harassant de manutentionnaire au port maritime de Pointe-Noire. Rapidement, il ne partage plus l’idéal de son père, qui consiste à exercer n’importe quelle activité, mettre de l’argent de côté, construire une maison et aller chercher une épouse soumise au village natal. Son frère cadet et toute sa famille qu’il n’a pas revue depuis quinze ans vivent à Pointe-Noire. Lors de son départ, sa mère en larmes lui fera promettre une descendance avant sa mort et d’envoyer un peu d’argent pour s’offrir un plus grand étal au marché.

Le narrateur est un être généreux et prudent qui n’aime pas les conflits. Or les jeunes Congolais sont envoyés par leur gouvernement faire la guerre en Angola sous prétexte de service militaire, ce qui le contraint de combattre des rebelles contre lesquels il n’a pas d’animosité. Alors pour déserter les armes, il va déserter son pays. Il se rend en Angola, véritable niche de passeurs, non pour combattre mais pour se barrer en Europe, via Luanda et une conquête somme. Il va d’abord arriver au Portugal, avant la Belgique puis la France, avec les papiers d’un compatriote mort. Raison pour laquelle on ne saura pas son vrai nom ni l’adresse précise de son studio du 18ème. La politique congolaise racontée par le narrateur, ce sont aussi des opposants du Grand Congo qui s’empoisonnent au Petit Congo, dans lequel après une Révolution rouge à bas prix suivra une Révolution horizontale gratuite importée au Congo Brazzaville par le Grand Congo qui devrait s’appeler le Zaïre.

Quoi qu’il en soit, son nouveau cadre à lui c’est la France. Et le voilà désormais manutentionnaire dans une imprimerie à Issy-les-Moulineaux. Mais le narrateur est d’abord un Sapeur, un ambianceur qui vit et assume sa vie (81). Il fait partie de la SAPE (milieu de la Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes, invention née dans le quartier Bacongo de Brazzaville et exportée à Paris, même si les Camerounais et les Ivoiriens s’y sont mis aussi). Ils vouent un culte à l’habillement, au costume, à la marque, au style, à l’élégance des griffes italiennes. Pour le Sapeur c’est le vêtement qui fait l’identité, c’est par l’habit qu’on reconnaît le moine (44).

S’il s’habille avec les vêtements les plus chers de France, il vit dans une porcherie, qui pour lui n’est qu’un dortoir. A son arrivée en France, il partage de nombreuses années durant un studio à Château-d’Eau avec des compatriotes. « On vivait à cinq dedans comme des rats, mais pas de la même famille. Chacun trouvait un coin pour ranger ses affaires. On préparait la nourriture à tour de rôle, ou alors on allait dans les restaurants congolais des banlieues pour manger des trucs du pays et siffler des Pelforth jusqu’à oublier le chemin du retour » (83).

Ses colocataires s’appellent Lokassa, dit « L’Attaquant de pointe », il travaille dans le bâtiment, il n’a pas de papiers et utilise la carte d’identité d’un Antillais, qui prend 10% de son salaire comme commission. Serge, chef de rayon dans un magasin Leclerc de banlieue, qui s’arrange pour rapporter des marchandises. Euloge, agent de sécurité au centre commercial de Bercy II, il joue aussi de la guitare avec des gens du grand Congo. Moungali, manutentionnaire dans un magasin de chaussures qui a la malchance d’offrir à ses colocataires des chaussures qui ne sont pas des Weston (86). Ce studio va en outre être un temps partagé et provoqué une grande déception chez une fille du pays abandonnée par des baratineurs qui lui avaient raconté avoir un appartement donnant sur le Champ-de-Mars.

S’il ne veut pas retourner à Château-d’Eau, parce qu’on ne revient pas en arrière, il n’aurait par contre rien contre habiter en banlieue, où il a d’ailleurs un cousin qui habite la Courneuve et organise des fêtes où sont présentes les filles du pays qui viennent de débarquer à Paris. Des fêtes de la communauté congolaise lors desquelles on parle tellement de patois différents qu’elles ressemblent à des tours de Babel.

Mais son lieu de prédilection est le Jip’s, un bar afro-cubain situé près de la fontaine des Halles, sur la rue Saint-Denis, dans le Ier arrondissement, où il fréquente nombre de personnages singuliers et boit beaucoup de Pelforth. Ses potes du bar le surnomment Le Fessologue. La fessologie c’est la science du derrière, science qui permet de lire la psychologie d’un être humain par la façon dont il remue son derrière.

Au Jip’s, ses potes ont tous des surnoms définis par leur provenance géographique (64). On trouve Yves « L’Ivoirien tout court », venu en France pour faire payer aux Français la dette coloniale. Il considère que choisir une compatriote comme compagne c’est choisir la facilité, quand il faudrait plutôt se faire rembourser leurs matières premières par les femmes des Français. Et faire des enfants métis, parce que personne ne veut savoir qu’ils existent dans ce pays où ils sont cantonnés à vider les poubelles. Faire des enfants métis pour laisser une trace, bâtardiser la Gaule, et signifier aux anciens colons qu’il faudra désormais composer avec un monde « bourré de nègres à chaque carrefour », qui seront « des Français comme eux » (96), contrairement aux bébés noirs qui seront condamnés à être traités d’immigrés.

Roger Le Franco-Ivoirien, lui prétend avoir lu tous les livres du monde. Il se considère plus légitime que le narrateur pour écrire, parce que plus clair de peau, parce que métis, ce qui « est un avantage important » (14). Il voit des avantages dans la colonisation, et estime qu’on devrait rendre hommage aux pauvres colons, qui ont laissé une infrastructure que les gouvernants africains n’ont même pas été capables d’entretenir. « Tu es contre les colons ou quoi ? Moi je dis que les pauvres colons il faut leur rendre hommage ! Y en a marre qu’on les accuse à tort et à travers alors qu’ils ont fait consciencieusement leur boulot pour nous délivrer des ténèbres et nous apporter la civilisation ! » (15)

Sur cette question Yves « L’Ivoirien tout court » et Roger Le Franco-Ivoirien s’opposent. « Va attendre chez toi que la France t’indemnise pour ta colonisation comme si tes propres parents n’avaient pas coopéré et bénéficié du système ! Moi si j’étais le ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale de ce pays je t’aurais retiré ta carte de résident ! » (97). … « Pendant qu’on revendique nos droits, les Négro-Blancs nous vendent aux enchères comme à l’époque de l’esclavage. Ce type ne comprendra jamais notre lutte parce que lui c’est un vendu comme tous les autres métis » (98).

Bosco « Le Tchadien errant » se considère quant à lui comme le poète au quotient intellectuel le plus élevé d’Afrique. On l’appelle aussi « Le Poète de l’Ambassade » parce qu’il a reçu une bourse de l’ambassade de France. Pour d’autres, ce « Tchadien à la recherche du temps perdu » « n’est en fait qu’un nègre en papier qu’on n’a pas fini de coloniser, et du coup il a la peau noire et un masque blanc… » (65). Gravitent aussi au Jip’s Vladimir Le Camerounais « qui fume les cigares les plus longs de France et de Navarre », Paul du grand Congo, qui aime les seins et le parfum, Pierrot Le Blanc du petit Congo, qui en veut au complément d’objet indirect, et Patrick « Le Scandinave », Congolais qui a épousé une Finlandaise.

Un Congolais en France et une Française au Congo

C’est depuis la terrasse du Jip’s que le narrateur va repérer pour la première fois Couleur d’origine, une Franco-congolaise née à Nancy, où ses parents tiennent un cabinet d’avocats. Plus noire que tous les Noirs qu’il avait pu rencontrer, à « l’encontre des lois de la nature » (62), cette Noire née en France contredit l’idée répandue au pays que les Noirs nés en France sont plus clairs, « mais dans quel monde on est si les gens ils sont sans cesse en train de battre en brèche les petites choses qui pérennisent nos préjugés, hein ? » (62).

Couleur d’origine n’ayant parlé que français à la maison, elle ne connait aucune des centaines de langues du pays. Son père est un opposant au régime en place qui rêve de le renverser pour devenir lui-même président, mettre au pouvoir sa tribu, exterminer celle qui domine et prendre le pétrole aux Français pour le donner aux Américains. Il fomente son coup d’État depuis la France avec d’autres exilés de l’ancien régime, en attendant le feu vert de l’Amérique… il veut marier sa fille avec l’ancien Ministre des Finances parti du pays avec le contenu des caisses… avec une fortune capable de nourrir tous les Congolais de France. « On estimait sa fortune au montant exact de la dette de notre pays » (75).

S’opposant à cette union, Couleur d’origine fuit Nancy pour retrouver son amie d’enfance ivoirienne Rachel Kouamé à Paris, dans un studio de la rue Dejean, au cœur du marché Dejean de Château-Rouge, où elles vendent à la sauvette entre deux descentes de policiers, du poisson salé acheté chez un grossiste chinois de la rue de Panama. Elle va observer les us et coutumes de la communauté de Château-Rouge, et exploiter l’immense potentiel de la vente de « produits à dénégrifier ». Après une dispute à cause d’un homme,  elle quitte son amie et part s’installer dans un hôtel meublé rue de Suez occupé majoritairement par des commerçantes nigérianes du marché Dejean, desquelles elle va bientôt fuir les chamailleries et s’émanciper à nouveau. Elle rencontre son futur patron, client assidu des Nigérianes, dans les escaliers de leur hôtel.  Travaillant désormais dans une boutique de sous-vêtements des Halles (depuis remplacée par un pressing installé par un restaurateur chinois de la rue de la Grande-Truanderie), elle prend un studio dans le 18ème arrondissement.

La suite, elle s’écrit un temps avec le Fessologue. Elle fond pour son accent, celui du pays, celui de son père. Il va l’accentuer, « jouer au nègre » (82) pour lui faire plaisir. Lui est obsédé par son derrière qui bouge dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Ils fréquentent les restaurants des Halles. Se baladent. Prennent le métro à Etienne-Marcel. Elle descend à Marcadet-Poissonnier pour prendre la correspondance jusqu’à Marx-Dormoy, lui descend à Château-d’Eau.

Elle ne connaît pas l’Afrique mais rêve d’aller un jour au Congo alors que le narrateur ne veut plus y retourner quand il repense aux péripéties de son arrivée en France. Elle se montre intolérante à certains comportements des Congolais de Paris. Du coup le narrateur grossit les traits et la caricature pour fréquenter seul les fêtes de la communauté aux différentes tribus. Elle a plein de clichés sur la condition des Noirs, des clichés issus tout droit de Tarzan, Tintin au Congo et autres histoires de Blancs sur les Noirs. Le narrateur tente de lui expliquer que les Africains ne vivent pas au cœur des ténèbres et que nombre d’entre eux n’a vu un éléphant que dans un zoo ou un film.

Il quitte son studio de Château-d’Eau pour s’installer avec Couleur d’origine dans le 18ème, où vit le désespéré Monsieur Hippocrate. Un voisin martiniquais qui ne sait pas qu’il est noir, et qui n’aime pas les Noirs. Caricature ouvertement raciste qui porte à lui seul tous les discours des préjugés et des stéréotypes. Le narrateur se défend d’être celui qui creuse le trou de la Sécurité sociale, lui qu’on fustige lors de débats télévisés très animés. Tandis que ce voisin de palier qui fait défiler chez lui tous les médecins de la ville assène que le trou se creuse « à cause de certains voyous qui n’ont pas le sens des valeurs républicaines et qui menacent notre démocratie» (27).

Outre de creuser le trou de la sécu, Monsieur Hippocrate accuse le narrateur d’écrire pour être au chômage, d’avoir fait de son studio le quartier général de la pègre africaine, où on fume, fabrique des faux billets, s’adonne à des orgies, trafique de la drogue. Il dit des Noirs qu’ils foutent le bordel dans son immeuble, un bâtiment « agréable à vivre avant l’arrivée massive des tirailleurs sénégalais et des indigènes de la République » (35). Il dit que les colons n’ont pas terminé leur boulot. Mais il sait aussi se montrer empathique envers ces « pauvres Congolais » victimes de maladies et de la famine, qui ont plusieurs femmes et se battent tout le temps, qui vont mourir de faim, du sida ou des guerres tribales (37).

Il prétend « qu’il y a des bruits et des odeurs quand mes amis et moi nous préparons de la nourriture et écoutons de la musique de notre pays d’origine pour oublier un peu les tracas de la vie quotidienne. La nostalgie, il ne sait pas ce que c’est. » (35) « Lui, son pays c’est la France, et il me gueule sa fierté d’être né français de souche. Je l’ai par exemple entendu râler que la France ne peut plus héberger toute la misère du monde, surtout ces Congolais qui n’arrêtent pas de se pointer à la frontière alors qu’ils ont du pétrole et du bois bandé chez eux. Y a d’autres pays en Europe, on n’a qu’à aller vivre là-bas ou retourner chez nous dans nos cases en terre battue. » (35-36).

Monsieur Hippocrate fustige le Fessologue, ce « Congolais lâchement installé en Europe » (38) qui ne fait rien de concret pour aider son pays. A la naissance de l’enfant du narrateur, il se plaint au propriétaire de la présence de « groupuscules d’Africains qui semaient la zizanie dans l’immeuble, qui avaient transformé les lieux en une capitale des tropiques, qui égorgeaient des coqs à cinq heures du matin pour recueillir leur sang, qui jouaient du tam-tam la nuit pour envoyer des messages codés à leurs génies de la brousse et jeter un mauvais sort à la France. Qu’il fallait renvoyer ces Y’a bon Banania chez eux » (39).

Monsieur Hippocrate s’acharne. Courtois, ouvert à la discussion, le narrateur accepte ses élucubrations, ne répond pas à ses attaques, et laisse commérer son aîné. Monsieur Hippocrate finira par lui expliquer ce qui le différencie lui l’Antillais de lui l’Africain. En fait il ne supporte pas qu’on critique la colonisation, cet élan de générosité qui a tout apporté aux Africains, ces ingrats qui osent ne pas le reconnaître. « Est-ce que moi je me plains du fait que c’est vous les Africains qui avez vendu les Antillais aux Blancs, hein ? » (209). Il faut laisser l’Occident tranquille, arrêter de blâmer les Blancs et se mettre au travail. « Est-ce que c’est ainsi que vous allez entrer dans l’Histoire, hein ? » (209). « Les nègres ils n’avaient rien avant l’arrivée des Blancs. C’était le vide, le chaos, l’anarchie, rien à Tombouctou, pas d’empire au Mali, pas d’âme, pas de culture, pas de dieux, pas de religion, pas de structure politique et sociale ! Ils devaient choisir pour leur survie : une peau noire ou un masque blanc » (214).

Dans le quartier, il fait aussi la connaissance de L’Arabe du coin. En fait c’est l’Arabe d’en face, parce qu’au coin « il y a plutôt un serrurier qui est un Français moyen, mais sans baguette et béret basque… » (105). Pour l’Arabe du coin, l’Afrique c’est le continent de la solidarité, et l’Africain le premier homme sur terre. Tous « les hommes sont donc des immigrés, sauf les Africains » (106), une réalité ignorée par l’Occident qui les « a trop longtemps gavés de mensonges et gonflés de pestilences » (106), pour reprendre les paroles prononcées par un grand historien sénégalais quelque chose Diop, étant donné que les Sénégalais « ils s’appellent tous Diop, l’essentiel est de trouver leur prénom » (106). Les Africains ont été gavés de mensonges occidentaux, dont la malédiction de Cham, légende de la punition du fils de Noé qui justifie la malédiction de l’Afrique…

La famille de l’Arabe du coin est restée au pays où il est en train de construire. Il fustige cette prétendue civilisation qui corrompt la jeunesse. Il peste contre l’euro, contre les grands magasins, contre les Pakistanais et les Chinois, concurrents ici, nouveaux colons là-bas. « Le commerce n’est plus ce qu’il était à mon arrivée dans ce pays. », la « mondialisation, c’est ça : des Chinois et des Pakistanais à chaque bout de rue » (109). Ces adeptes des colonisations silencieuses se sont établis sans faire de bruits, contrairement aux Noirs et aux Arabes, avec la stratégie de l’antilope. Malins parce que discrets, souriants, parce qu’ils rachètent tout sans crédit, avec leurs banques à eux. La solidarité des Africains, l’union du Maghreb et de l’Afrique noire, est donc leur seul salut. Il faut bâtir « l’Unité africaine du Guide éclairé Mouammar Kadhafi ! » (112). Faire comme les Européens qui ont leur Communauté même s’ils ne s’entendent pas.

Lorsque Couleur d’origine donne naissance à leur petite fille, Henriette, le narrateur est un père si heureux qu’il fait publier un faire-part dans Libération et le Parisien. Pour compléter ses revenus de père de famille, il achète des vêtements en Italie qu’il revend aux compatriotes de Château-Rouge. La petite famille est désormais à l’étroit, mais jamais ils n’iront s’installer en banlieue, Couleur d’origine ne veut pas en entendre parler.

Leur relation s’envenime à l’arrivée d’un joueur de tam-tam surnommé L’Hybride, un cousin du pays envoyé un temps en prison par le père de Couleur d’origine pour l’avoir dévirginisée. Il va désormais prendre de plus en plus de place et semer la zizanie dans leur couple. L’Hybride a une mentalité tribale et compose ses groupes de musique en fonction de son ethnie. « Tu te rends compte que les Congolais de France ils font des groupes musicaux par ethnies comme si on était encore au pays ? » (125). Lorsque les choses s’enveniment, Couleur d’origine, qui reproche au narrateur sa fréquentation des voyous du Jip’s et son travail à mi-temps, va prendre la défense de L’Hybride. Elle finira par le quitter pour partir au Congo-Brazzaville avec son amant et leur fille.

Le narrateur ne comprend pas comment il a pu s’être fait quitté pour un joueur de tam-tam sans aucune classe qui va s’expatrier avec son tam-tam alors que « les Africains de là-bas ils s’en foutent désormais du tam-tam parce que c’est un truc qu’ils ont laissé aux Blancs qui vont prendre des cours pour ça, qui s’habillent en pagne pour faire local et qui sont tout contents parce qu’ils espèrent contribuer à l’intégration et à l’échange des cultures » (119). Sa femme est donc parti avec un personnage idiot qui n’a pas su sentir le vent du changement en s’expatriant avec son tam-tam, alors qu’il vaut mieux profiter du créneau tam-tam en France, où on croit dur comme fer à la légende de la « musique dans la peau ».

Après la rupture, Fessologue va chasser dans les boîtes de nuit de la communauté ou dans les concerts de Koffi Olomidé ou Papa Wemba. Il y rencontre des filles du nom de Rose, fraîchement débarquée du pays avec une nouvelle danse dans ses valises, ou Gwendoline, fille d’un ministre gabonais « très respecté par les Blancs ».

Mais après cette rupture, il va surtout se mettre à écrire comme un fou sur sa machine à écrire et à lire comme un fou plus seulement les morts mais aussi les vivants. Il se lance dans l’écriture d’un journal pour se remettre du chagrin et surmonter sa colère, et se heurte à l’incompréhension de Roger le Franco-Ivoirien, qui lui demande si son Black Bazar n’est pas une astuce pour se mettre au chômage et passer entre les mailles du système. Il tente aussi de le décourager, en lui disant que ces trucs c’est pour les gens qui parlent à la télé, qui sont faits pour ça, qui sont « nés pour ça », « ont été élevés dans ça, alors que nous autres les nègres, c’est pas notre dada, l’écriture » (13).

Sa rencontre avec l’écrivain haïtien Louis-Philippe, moins connu que Dany Laferrière, mais transportant lui aussi dans ses livres l’âme d’Haïti, va lui apporter du soutien et lui mettre le pied à l’écriture. « Je me suis demandé pourquoi les Haïtiens sont soit écrivains de génie soit chauffeurs de taxi à vie à New York ou à Miami. Et quand ils sont écrivains ils sont en exil ». « Louis-Philippe me dit que sans le mal du pays rien ne sort » (169-170).

Couleur d’origine va lui réclamer une pension depuis Brazzaville. Willy du Jip’s lui propose l’aide d’amis du pays qui ont fait la guerre en Angola et au Cabinda pour récupérer sa fille…. Courtois et ouvert, le narrateur connaît « l’usage du monde » mais pas le conflit. Il paiera donc la pension pour à priori l’enfant d’un autre. « Je n’ai pas voulu entrer dans les polémiques judiciaires à n’en plus finir. Bien sûr que je pouvais me rendre à Brazzaville, régler cette histoire à coups de machette. Mais je ne suis pas de ce tempérament, moi. J’aime pas la guerre. J’aime pas l’affrontement. Et puis le pays me semblait si loin ! Plus de quinze ans déjà que je l’avais quitté ». Il se rend donc chaque mois « vers la porte de la Chapelle pour faire un Western Union », où il fait  « la queue avec les Maliens qui envoient tout leur argent chez eux et qui, paraît-il, construisent des villas là-bas pour préparer leur retraite…» (146-147).

Désormais écrivain à mi-temps, il aime se perdre au Marché Dejean, où il croise des types du pays, dont beaucoup sortent des trains de banlieue et arrivent par la gare du Nord. Ils parcourent les annonces des agences de travail intérimaires du boulevard Magenta, passent ensuite par Barbès-Rouchechouart et la rue Myrrha pour arriver en plein cœur du marché. « Et c’est le rituel incontournable des retrouvailles. Des embrassades interminables au milieu des étals de poissons fumés, de mangues, de goyaves ou de corossols. Des rires à gorges déployée, des bousculades » (188). « Ils n’achèteront sans doute rien dans ce marché, mais ils auront l’illusion, comme moi, d’aller au pays, d’écouter les langues du terroir, d’échanger des propos sur la vie en France, sur les dictateurs qui sucent le continent et incitent les différentes ethnies à s’étriper devant les caméras de la communauté internationale » (187). Château-Rouge et son marché Dejean, quartier des sens, qui à l’instar de l’écoute des disques de chez lui, ravive et apaise la nostalgie en le transportant au pays.

Pour rejoindre le Marché, certains passent par la gare de l’Est pour faire un détour par la rue de Strasbourg et s’imprégner de l’atmosphère de Château-d’Eau, lieu de transit, temple de la coiffure et des produits cosmétiques afros, et bal des racoleurs. Les boutiques sont prises d’assaut « parce que ces filles elles veulent être à la hauteur des blondes aux yeux bleus pendant que celles-ci viennent au même endroit se faire faire des tresses pour ressembler aux Africaines » (191). Château-d’Eau est aussi le lieu de la vente de vêtements à la sauvette et des contrôles d’identité, de légalité, de régularité, qui produisent leur lot de victimes et donne à penser qu’en réalité « les républiques bananières ne sont pas celles qu’on pense » (193).

Epilogue identitaire. Un Sapeur en pattes d’Eph’

Un an et demi après la fuite de Couleur d’origine et sa fuite en avant littéraire, le narrateur va bien, porte des pattes d’éléphants, se fait défriser les cheveux, ce qui lui vaut de se faire chambrer par ses acolytes ou conspuer pour vouloir ressembler aux Blancs. Il fait ses emplettes chez le Chinois, au grand dam de l’Arabe du coin à qui il tue ses rêves d’unité africaine. Il sort avec une Blanche, Sarah, une peintre franco-belge, double héritage colon donc, rencontrée lorsqu’elle peignait les scènes de vie quotidiennes de Château-d’Eau et Château-Rouge. Il admire sa peinture parce qu’elle sait « exprimer la joie et le désespoir des personnages de Château-Rouge et de Château-d’Eau » (235). De son côté, Sarah trouve que fessologue ressemble à Miles Davis, qu’elle vénère, et pas parce qu’elle serait raciste en trouvant que tous les Noirs se ressemblent. Ils se livrent un duel entre jazz et rythme endiablé des musiques de chez lui, pour finalement opter pour le compromis, pour opter pour l’un et l’autre. Son auteur belge préféré, son mentor, reste Simenon, mais elle lui fait découvrir d’autres auteurs belges. Lui il lui fait aimer Amélie Nothomb. Il manque son travail pour écrire, puis finit par l’abandonner. Il termine son livre.

Au milieu de toutes les positions exprimées, de toutes les voix, parmi tous les chemins possibles, le narrateur s’est forgé sa propre identité, a su originalement synthétiser. Il est un écrivain, susceptible de tomber amoureux aussi bien d’une française à la « couleur d’origine » que d’une franco-belge. Il n’hésite pas à revisiter le costume du sapeur. Il défend une identité qui échappe à toutes les simplifications et les préjugés. Il montre qu’au-delà de nos couleurs et continents d’origine, nos identités sont peut-être surtout définies par ce qu’on a trop coutume de ranger au rayon de la frivolité. Que ce qui nous définit au plus profond c’est finalement tout ce qu’on décide de rajouter, et la façon dont on va bricoler, composer, « looker » le donné.

De la même façon, la colonisation et son héritage apparaissent comme des clés de compréhension majeures du monde contemporain. Mais l’artiste a la liberté de rajouter son regard sur cette donnée. Tout est dans le ton, le style, le rythme, la couleur qu’il donne aux mots, aux situations, à l’Histoire. La façon dont il métisse le monde avec sa palette. Ce qu’il fait avec le donné, ce qu’il met sur la toile brut. L’identité est dans la forme, dans le ton, dans la musique apportée à la langue. Ecriture orale, rythmée, fluide. Humour, distance, lucidité. Ton truculent, caustique, ironique, mordant, fin. Les mots d’Alain Mabanckou glissent sur la page sans jamais nous plomber.

A l’image de son héros, ce Black Bazar est loin d’être une peinture naïve. Il est une peinture aux reflets métissés, une peinture qui atteint l’équilibre. Parce que rien ne dit mieux le monde que la littérature et ses narrateurs de l’intérieur. La littérature dit plus que la sociologie. Quand cette dernière nous aurait livré une « étude de la communauté africaine dans un arrondissement parisien », Alain Mabanckou nous dit,  « je vais vous raconter l’histoire et le quotidien d’un type qui s’est fait plaqué par sa femme ».