Les Mots : Invasions, Colonisations, Migrations, Émigrations, Transhumances, Mobilités, Expatriations, Nomadisme, Pendularité, Mouvements, Vagues, Déplacements, Flux, Circulations, Exils, Voyages.

L’étonnement géographique

On dit que Londres est considérée comme la 6ème ville de France. Qu’avec la crise en Europe, on assiste à un retournement, à peine un demi-siècle plus tard des Portugais migrent et s’en vont « recoloniser » l’Angola ou le Mozambique, devenus pour eux des ballons d’oxygène. Que simultanément à l’émigration marocaine vers l’Espagne, un mouvement inverse s’est amorcé, le Maroc devenant pour de plus en plus d’Espagnols un nouvel Eldorado. Le même Maroc par lequel transitent des migrants sub-sahariens en transit vers l’Europe et qui ont fini par s’y installer. Que la diaspora libanaise est plus importante que la population libanaise au Liban, qui lui-même est habité pour un quart par des réfugiés syriens. Que plusieurs dizaines de milliers de Français seraient sans papiers aux États-Unis. Que plus de 80% de la population de Dubaï est importée.  Qu’environ 700’000 Helvétiques ont dit bye bye à leur pays pour vivre dans un ailleurs appelé « Cinquième Suisse », etc., etc., etc., …

Non mais c’est quoi ce monde où personne n’est à sa place ?!? Sérieusement ?!? C’est ça le monde, un gros corps en mouvement, théâtre d’une agitation perpétuelle, d’un ballet ininterrompu d’invasions dans toutes les directions ! Une aubaine pour l’œil du géographe. Si politiquement notre monde n’est que crises, médiatiquement un chaos anxiogène, économiquement une lutte, géographiquement, il est passionnant. Il  offre un terrain de jeu stimulant, complexe, enrichissant, interloquant parce que toujours en mouvement. Le regard du géographe diffère du regard de l’économiste ou du politique. Ce regard a vocation à l’étonnement. Il se passionne pour les flux, les changements, les recompositions, et tire sa capacité à s’émerveiller de sa capacité à appréhender les mouvements dans leur globalité.

Et comme les hommes cherchent légitimement à compléter leur géographie, et que leur imagination semble sans limites pour inventer sans cesse de nouveaux modes de mobilités, il y en a à foison des occasions de s’étonner. En fait, l’appel de l’ailleurs touche potentiellement tous les hommes de là-bas ou d’ici. On est tous des migrants potentiels. Il nous manque forcément toujours quelque chose. On vit tous dans de potentiels terres promises qui sont aussi potentielles terres de départ. Des terres qui échangent leurs manques contre leurs atouts. Le monde est un immense plateau de jeu sur lequel des pions se déplacent pour tenter de le rééquilibrer. Le mouvement est intrinsèque à la géographie, qui pousse les hommes vers la recherche de complémentarités. En quête d’opportunités économiques, de climat plus clément, d’un autre rythme de vie, d’une autre qualité de vie, d’un autre mode de vie, de moindres coûts ou de meilleurs revenus, d’un autre état d’esprit, d’un autre environnement social, d’un autre environnement politique, d’un autre environnement naturel, d’une autre éducation, d’un environnement plus propice à la création ou à l’innovation, ou aux investissements, … Bref, on a tous vocation à chercher autre chose ailleurs. De partir un moment. Si ce n’est pour chercher de l’argent, pour chercher une respiration, retrouver rêves, illusions et perspectives.

Et cette quête donne lieu à des flux multidirectionnels et simultanés. A d’infinis croisements. Quand les jeunes Africains rêvent d’Europe, un quart des Français qui sortent des études déclarent vouloir s’installer ailleurs. Les Américains se barricadent sur leur frontière pour empêcher l’invasion mexicaine, simultanément un mouvement inverse se dessine avec un flux d’investisseurs flairant de nouvelles opportunités dans cette usine à envahisseurs où se pressent des millions de touristes. Jeunes Européens du Sud croisent sur leur route vers l’emploi des retraités d’Europe du Nord et des investisseurs chinois, qui effectuent le mouvement inverse. Diasporas indienne et chinoise croisent sur leur route vers l’Ouest ce dernier en route vers le « rêve asiatique ». Des Africains tentent de rejoindre l’eldorado européen, tandis qu’une nouvelle Afrique émerge attirant investisseurs chinois et européens. Des Européens qui font du reste des infidélités aux rêves américain et asiatique pour migrer également vers tout ce que le monde offre de nouveaux eldorados, de nouvelles terres de croissance, Emirats arabes unis, Brésil, Mongolie, Colombie, Ethiopie, Dubaï, Cambodge, … Des nomades de la finance mondiale embarquent famille et laptop pour effectuer leur exode urbain dans de paisibles montagnes, et croisent sur leur route des autochtones qui effectuent leur exode rural. Et on peut continuer à lister comme ça indéfiniment.

En fait, même si on a tout, on trouvera toujours une raison pour partir, pour satisfaire notre besoin primaire de mobilité. Le monde est le théâtre d’un flux incessant de va-et-vient, d’allers-retours, de mouvements naturels et nécessaires, toujours provisoires. Parfois cette vérité est un peu brouillée par les mots et les hiérarchies qu’on calque aux mobilités. Et les flux provisoires souvent compliqués par des frontières qui manquent de porosité, adhérant à tort au mythe du caractère définitif des mobilités. Et qui brident ce faisant le besoin et le droit fondamental de l’homme à se mouvoir. Droit d’accueillir, d’être accueilli, droit à se rêver d’autres existences possibles. Il semblerait qu’aujourd’hui, davantage que le pain ou l’accès à la modernité, c’est l’accès à la mobilité qui définisse les hiérarchies entre les hommes. Entre fermeture des frontières et frontières invisibles de la ségrégation spatiale, la mondialisation a élevé très haut le capital de mobilité. Mais les hiérarchies sont mouvantes elles aussi. Ainsi le voyageur citoyen du monde en d’autre lieu autre temps sera le clandestin sans papiers, l’homme de nulle part. Il est souvent plus facile pour les uns d’aller chercher le soleil qu’une vie meilleure pour les autres.

Il est temps de dépolitiser, fluidifier, déhiérarchiser, banaliser, dédramatiser notre vision des mobilités pour qu’elles cessent de rimer avec morosité, désillusions, tensions, infidélité. Pour inspirer les États qui paniquent, ne parvenant pas à imaginer comment faire corps quand le corps est poreux, et se précipitent aux frontières pour contenir les invasions et jouent sur nos peurs pour contenir les hémorragies. Qui voudraient contenir et retenir. Pour avoir envie et leur donner envie d’arrêter d’arrêter le mouvement. Car quand les frontières se ferment on finit tous asphyxiés, enfermés dehors comme enfermés dedans. Et quand les frontières commencent à se fermer, à terme elles se ferment pour tout le monde. Et plus les replis s’accentuent et les frontières se referment, plus les crises s’accentuent et lancent sur les routes et nourrissent des flux toujours plus grands. De toute façon la mobilité ne peut pas être bridée, les flux pas être taris. Ils trouvent toujours une parade. La géographie cherche toujours à se rééquilibrer. Elle se fiche bien de la géopolitique et des nationalismes. C’est transnationalement qu’elle cherche à atteindre son harmonie. Et pas d’harmonie sans circulation des flux, des énergies. Car interdépendance généralisée. Lorsqu’un flux est contenu trop longtemps, il explose et c’est l’anarchie. Les phénomènes de blocages de circulations font stagner les flots et rendent l’air pesant.

Ma génération est née avec la mobilité, avec la promesse d’un monde qui avait vocation à rester ouvert, une ouverture qui avait pris un aller sans retour, et pourtant… Je crains que la prochaine ne soit fille d’une mondialisation qui ne serait plus que virtuelle, d’une humanité connectée tout entière dans un ailleurs partagé qui ne serait plus que fantasmé, les murs-frontières les empêchant de confronter leurs imaginaires avec les lieux.

Mouvement perpétuel, résistances et assignations

Le mouvement des peuples à travers l’Histoire nous raconte que la mobilité n’a rien d’une tendance, que l’esprit nomade est constitutif de toute l’histoire de l’humanité. Si je m’en tiens à la démonstration de Jacques Attali dans L’Homme nomade, notre histoire peut se résumer en mouvements, conquêtes, fusions, routes commerciales et peur des pauvres. C’est le mouvement des peuples et des tribus qui ont étendu les royaumes, fait et défait les empires, forgé le monde tel qu’on le connaît, et qu’on voudrait croire figé et immuable. Le monde ne serait qu’une succession d’empires sédentaires chassés par des envahisseurs nomades qui se sédentarisent à leur tour pour mieux se faire chasser par d’autres nomades, et ainsi de suite. Jusqu’où jour où la boucle sera bouclée, où les peuples auront tous fait le tour et qu’on sera alors tous devenus sédentaires et nomades. En attendant, du mouvement des premiers hommes à la colonisation de la totalité des terres, les peuples qui ont subsisté furent les lignées qui étaient le mieux adaptées à la mobilité. A la lecture de l’inventaire des peuples premiers, on découvre que ceux qui n’ont pas su s’adapter, se mélanger, se réorganiser, ont disparu.

Mais aujourd’hui, tandis qu’un nombre substantiel de pays dont la majorité des habitants viennent d’ailleurs voudraient réécrire leur histoire assumant de plus en plus mal leur identité nomade, les tribus nomades qui ont figé leurs racines et ont été circonscrites dans des lieux clos servent paradoxalement le discours immobiliste et immobilisant des nostalgiques passionnés de racines. On les oppose à la mauvaise diversité, celle des envahisseurs qui refusent l’assignation et revendiquent le droit au mouvement. On les oppose aux tribus mondialisées qui doivent s’ajuster tout comme l’ont fait les autres avant nous pour subsister. Et s’ajuster à la mondialisation, c’est s’adapter à la précarité, la fluidité, la flexibilité. Au fond, on serait tentés d’arrêter cette mondialisation là parce qu’elle nous précarise, mais peut-être qu’on se leurre en pensant que la précarité serait une condition dépassable. Peut-être que les mondialisations contraignent au mouvement perpétuel, s’opposant dans un jeu subtil aux unités politiques closes qui elles contraignent à s’immobiliser. Peut-être est-ce l’histoire somme toute assez simple de l’humanité. Et vivant dans l’un et vivant de l’autre, on trouve au milieu des individus se jouant tant bien que mal des passages aux frontières en fonction des menus de passages concoctés par chaque unité. Et là, pas de menu global, c’est la saison des spécialités.

Brider la mobilité, arrêter l’Histoire

Et si cette envie de stopper la géographie cachait en fait un désir d’arrêter l’Histoire ? Là encore, la fin d’un grand mouvement récent, la dernière décolonisation nous a peut-être leurrés. On était peut-être rentrés à la maison. Mais malgré la volonté d’arrêter le vent de l’Histoire, la tentation de crier à la face du monde de ne plus toucher à rien, les mouvements humains n’allaient pas s’arrêter. Ordre provisoire. Circulations antérieures jamais ancrées. Frontières jamais arrêtées une fois pour toutes. Map jamais figée. Image jamais définitive. Flux et contre-flux. Désormais les anciens visitants se font visiter. Des visitants se ressemblant du reste encore un peu plus qu’avant, en tant que co-habitants globalisés d’un monde globalisé. Et il ne sert à rien de leur lancer un « Je vous demande de vous arrêter ». Ils n’ont pas vocation à le faire, pas plus que leurs anciens visitants dont les mouvements ne se sont pas taris non plus, ils ont parfois simplement été parés de nouveaux mots. L’exode est encore bien vivace, et s’est même dernièrement particulièrement réactivé.

Il devient urgent de banaliser la mobilité, de cultiver une culture du mouvement, et de cesser d’opposer le nomade au sédentaire, pour cesser d’envisager cette dernière sous l’angle du déracinement, créer des goulets d’étranglement, mais y voir escales et opportunités temporaires. Arrêter de jouer sur les mots pour déguiser nos émigrations en expatriations et ajouter aux frontières physiques des frontières mentales entre nous et les autres. Non seulement nous sommes tous pris dans un même flux, mais le statut de l’Autre aujourd’hui pourrait très bien être le mien demain. Les flux suivent les dynamiques économiques et géopolitiques mondiales. L’Histoire suit les contingences de la politique internationale et les vicissitudes économiques, les lieux se complètent et se relaient dans un rythme cadencé, et jamais de manière définitive, nécessitant un réajustement de nos lunettes et la création de nouveaux Mots pour décrire les mobilités.

Ceci étant dit, avant de dresser quelques portraits de nomades contemporains, commençons par aller voir comment les Mots qu’on a organisent et qualifient toutes ces invasions.