L’épilogue de la Mobilité

Nous sommes arrivés au terme de ce voyage. L’occasion de faire le point sur l’état du Monde mobile, de revenir sur mes errances en Villes-Monde ainsi que sur quelques vieilles connaissances dont on a parlé durant cette réflexion.

Épilogue des voyages urbains

Je suis partie faire l’autopsie, sonder l’état de la mondialisation dans les Villes-Monde. Je suis partie errer pour ramener bribes et échos du monde mobile. Et j’ai pu constater que le monde mobile se porte mieux sur le bitume que dans les discours. J’ai découvert que le monde n’était pas si hostile. Que le monde médiatique interconnecté était en décalage avec mon expérience vécue. Que le monde interconnecté anxiogène est la somme de micro-événements épars et indépendants, réunis dans une réalité virtuelle, déconnectée de nos micro-territoires du quotidien pris indépendamment. Que l’échec annoncé du Vivre ensemble s’apparente davantage à la conjonction d’événements locaux, une réalité en tous les cas pas en adéquation avec mon quotidien. Si ces micro-événements s’accumulent et se matérialisent en trends, ils ne sont pas pour autant normatifs. Quand on se promène en ville, la cohabitation semble possible. Durant ce voyage, j’ai ainsi pu expérimenter la disjonction entre réalités locales et ambiance globale. Et j’espère que la force d’imposition du local dépassera le trend de repli global à l’œuvre.

Ces voyages urbains furent aussi marqués par les sons. Entre bruit des automobilistes new yorkais qui semblent devoir rejouer inlassablement la partition des cow-boys et des indiens, ou vocalises des marchands, errer dans les cœurs du monde c’est découvrir un corps bouillonnant de vie. Parfois agressante, le plus souvent exaltante. Et dans ce joyeux chaos urbain, j’ai pu observer quelques trends globaux. Tendance à l’ethnicisation du paysage, tendance à l’augmentation des quartiers multi-ethniques, phénomènes de retour au centre et de gentrification, vague verte. Mais surtout partout l’Hybridité. Les mondes et les cultures se confondent dans les Villes-Monde, offrant des paysages urbains fascinants. Les Villes-Monde ressemblent à des bricolages géants, grâce à l’empreinte laissée par les populations qui les traversent inlassablement. Des populations hybrides qui bâtissent des villes hybrides. Dans les Villes-Monde j’ai appris qu’on n’est jamais définis par là d’où l’on vient, mais nourris de là où on vient. Et qu’on enrichit les lieux où on passe.

J’étais aussi partie à la recherche de la Cosmopolis, la cité capable d’abriter et de faire cohabiter un échantillon du Monde. Et après avoir parcouru des Villes-Monde mixant différentes échelles identitaires, j’ai considéré que ce qui se rapprochait le plus d’un idéal de Cosmopolis était Toronto. Esprit anglo-saxon libéral et globalisé. Ville qui attendait d’être redynamisée. Ville où l’on vient s’installer. Ville où l’accueil est vanté et fait partie de l’identité. Pays qui a besoin d’immigrés. Mais au-delà d’être le fruit  d’un combo identitaire chaque fois singulier, dans toutes les Villes-Monde visitées, la cohabitation est aussi fortement influencée par leurs plans, le marché de l’immobilier, les dernières utopies urbaines, les politiques nationales de gestion de la diversité, et également par la dynamique géopolitique.

Été 2015. La crise des migrants

La fin du voyage ? Pas pour le monde assurément. Les forces de repli ont paradoxalement mis ce dernier en mouvement, avec une cadence plus égalée depuis la Deuxième Guerre Mondiale. Plus le monde se referme, plus il va créer des réfugiés. Balkanisation, démondialisation et grand exode. À l’heure où le monde se referme, on assiste pas si paradoxalement à un déplacement de populations sans précédent. Après les migrants de la colonisation, les migrants de la décolonisation, les migrants de la mondialisation, voici venus les migrants de la démondialisation. Quatorze ans après le choc des civilisations.

Ainsi le printemps-été 2015 aura été marqué par la désormais tristement célèbre « crise des migrants ». Sur visibilité de la mobilité. Sur focalisation sur les hordes invasives. Scènes d’applaudissements, de trains, coups de pieds et barbelés. Images qui jouent sur l’émotion. Et l’autre reste toujours l’autre. On le prend en grippe ou en pitié, on ne le considère jamais à égalité. Et comment pourrait-il en être autrement, dans un monde qui a tendance à dramatiser la mobilité. Où celui qui bouge pour se protéger ou simplement pour un aller-retour n’a droit qu’à un aller simple. N’a le choix qu’entre un statut de sans-papiers ou de réfugié. Le choix entre n’être plus de nulle part ou renoncer définitivement à là-bas. Il est temps de fluidifier nos visions de la mobilité, et de proposer des voies médianes, des solutions adaptées au monde mobile. Envisager d’autres choix que l’aller sans retour.

Liées à cette crise on retrouve les notions de démographie, d’identité, d’économie, de choc des civilisations et de modes de vie, de géopolitique, de frontières. Tous les ingrédients sont réunis pour un final bis. 11 janvier final de la cohabitation. Été 2015, final de la mobilité et de la mobilisation. Alors quels effets aura la crise des migrants sur l’ouverture ? Des rencontres entre des gens qui jusqu’ici ne s’étaient que fantasmés sûrement, une interrogation sur les mots apparemment, une prise de conscience de l’échec d’une politique migratoire forteresse éventuellement.

L’ironie c’est que dans un monde où les frontières se referment et où l’on considère la mobilité comme définitive, c’est paradoxalement aux États de récolter le résultat du trend de fermeture, de récolter la pression provoquée par des flux trop contenus. A l’État qu’il revient la tâche d’accueillir et d’organiser. À l’État de prendre en charge les migrants de la démondialisation. Du coup il est beaucoup question d’intégration et d’assimilation. Car si l’État accueille, les migrants doivent prêter allégeance. Mais on entend çà et là d’autres propositions. On parle notamment de créer des camps pour un accueil provisoire, pour un secours d’urgence. On parle aussi d’admissions provisoires de protection avec possibilité de travailler et de s’intégrer. Mais qu’adviendra-t-il de tous ceux que l’État ne prendra pas en charge et qui ne pourront pas retourner ? Les réseaux de solidarité transnationaux auront aussi certainement un rôle à jouer. Et l’État est également relayé par nombres d’associations et de citoyens qui prennent des initiatives pour le soulager.

En fait les États et les citoyens prennent conscience que la question n’est plus de savoir si on est pour ou contre le mouvement du monde. Car on ne l’empêchera pas. Mais qu’il faut organiser plutôt que subir. La question n’est plus si mais comment inclure et cohabiter. A la fin de l’été, migrants et tracteurs convergent vers Paris. Monde perdu et régions en colère. Régions mises au ban de la mondialisation et migrants de la démondialisation. L’État doit trouver des pistes pour organiser. Comment l’État va-t-il aménager son territoire ? L’organisation spatiale de la mondialisation consacrait les grands centres urbains qui concentraient les hommes en mouvement. Alors que les Villes-Monde étaient les lieux de prédilection des migrants économiques de la mondialisation, les campagnes seront-elles ceux dévolus aux réfugiés politiques ? Il y a de la place sur le territoire, y’en-a-t-il dans la territorialité ? Accueillir les migrants de la démondialisation dans les marges de la mondialisation pourrait-il constituer une solution pour permettre de sauver les réfugiés et les campagnes, et désengorger les Villes-Mondes ? Cette rencontre-là pourrait-elle fonctionner ?

S’il y a des choses à organiser à l’intérieur, pour régler cette crise il faut aussi régler la crise à l’extérieur. Car  l’Europe se déchire sur le sort des migrants. Et du coup les nations paniquent. Parce qu’il n’y a aucun consensus, aucune politique commune de gestion de la mobilité. Il n’y a pas de solution, parce que la crise des migrants nécessite une solution globale. En gros, la solution pour la gestion des exilés de la démondialisation est le retour de la globalisation. Les États doivent se remondialiser globalement, pour offrir une réponse globale aux migrants de la démondialisation. Aucun État ne peut régler la question seul. Aucun État ne peut endosser la mission de régler le sort des persécutés d’un autre État ou de ceux qui fuient la balkanisation civilisationnelle.

Les nations paniquent. Mais il ne faut blâmer ni ceux qui réclament juste leur droit au mouvement, ni ceux à qui on a tellement rabattu qu’ils étaient finis, en déclin, qu’ils l’ont maintenant intégré et voudraient désormais juste qu’on les laisse décliner tranquillement. Ils ne veulent plus assumer le rôle de leaders. La peur de l’engloutissement est tout aussi viscérale que le mouvement est organique. Si on peut travailler sur les manifestations de la première, on peut organiser le deuxième avec fluidité.

En appréhendant les événements différemment, on peut noyer la psychose, au lieu de laisser se noyer des gens. Ces mouvements sont perçus comme un drame, car on pense en terme d’États-nations isolés, chacun tout seul de son côté à devoir gérer. Ces mouvements questionnent et effraient également quand ils sont perçus à travers le prisme d’une vision immobiliste et à court terme, qui n’appréhende l’Histoire que sur quelques années, et qui considère que les gens n’ont plus jamais vocation à bouger. Voilà pour les exilés. En ce qui concerne les migrants du réseau, les « réfugiés économiques », l’Europe doit rouvrir des voies légales d’accès à la mobilité. Sachant que les routes migratoires s’adaptent aux santés économiques des uns et des autres, il n’y a pas lieu d’avoir peur là non plus, mais envisager le monde comme un grand corps vivant avec des échanges d’équilibrage à cette échelle-là. Personne ne rêve d’aller faire de l’argent là où il n’y en a plus, et ces migrants dans leur immense majorité ne viennent pas pour une rente d’État mais pour entreprendre, être dans le mouvement et pas dans l’immobilisme.

Mais au-delà de la panique générale, la crise des migrants aura aussi été marquée par le retour des voix humanistes, sorties du bois pour contrer celles des réactionnaires. Ou par les gestes de solidarité de la société civile. Après le « Not in my name » de janvier, des pancartes « Refugees we welcome you » se sont levées. Quoi qu’il en soit, anxiété et rejet ne sont pas liés à une réalité concrète. Puisque s’exprime la même peur, le même rejet, le même discours dans les eldorados que dans les pays qui ont très peu attiré et accueilli. Du reste c’était déjà le même discours sur les requérants d’asile il y a quelques années, alors qu’ils constituaient un infime pourcentage de migrants.

Peut-être un monde nouveau s’esquisse, peut-être que les peuples du Nord n’y sont pas préparés. Mais j’ai entendu l’autre jour qu’il fallait percevoir l’intérêt du changement, l’intérêt de la saison de l’inconfort. Quoi qu’il en soit, la solution passe par une remondialisation globale.

L’Europe

En attendant, L’Europe a peut-être une carte à jouer. Mais pour l’instant L’Europe et son Conseil des ministres qui est d’abord là pour défendre des intérêts nationaux, se déchire sur le sort des migrants. Fermeture partielle de Schengen. En Hongrie des migrants sont traités comme des criminels. État de guerre. Des migrants sont emmenés en train dans un camp. Murs, barbelés. Désormais les migrants peuvent y être pénalement poursuivis. En Allemagne Angela Merkel accueille, montrant qu’humanisme et pragmatisme peuvent trouver des compromis. La France va accueillir, un peu, aussi. La concentration sur quelques pays conduira certes à des configurations territoriales ou identitaires originales, mais plus les réfugiés seront répartis sur une grande échelle, plus la répartition sera équilibrée. Vu que l’intégration européenne et la mondialisation ont conduit toutes deux à vider certaines régions à l’échelle pas seulement nationale mais européenne, il y a de la place vacante et un rééquilibrage territorial possible à organiser. Paradoxalement les migrants de la démondialisation peuvent redynamiser les marges de la mondialisation.

Je me suis souvenue d’un article d’Amin Ash (2004) qui posait la question de l’identité européenne et proposait qu’elle soit définie par deux notions : hospitalité et mutualité. Une Europe où ceux qui sont accueillis avec empathie s’engageraient ensemble pour construire a « common public sphere », un espace sans identité culturelle prédéfinie mais sans cesse renégociée, selon un principe de mutualité. L’essence de l’européanité pourrait être définie par « a certain ethos, one of empathy for the stranger and of becoming through interaction, supported by a framework of rights that draws upon elements of European political philosophy » (13). Une Europe où “we can build something from this solidarity because we all belong to a future type of humanity that will be made entirely of foreigners/strangers that try to understand each other” (Kristeva, 2001, 35). Dans cet article, l’auteur reprend aussi les travaux de Giorgio Agamben qui propose de considérer l’Europe “not as an impossible “Europe of the nations””, mais plutôt “as an aterritorial or extraterritorial space in which all the (citizen and noncitizen) residents of European states would be in a position of exodus or refuge”. Dans ce nouvel espace “ European cities would rediscover their ancient vocation of cities of the world by entering into a relation of reciprocal extraterritoriality.” (Agamben, 2000, 23-24), avec le risque pour l’auteur que l’hospitalité soit réduite à un petit nombre de refuges urbains.

L’accueil de migrants pourrait donc s’avérer une bonne opportunité de réinventer un nouveau modèle, de donner l’exemple, d’endosser le statut de précurseur pour une Europe en pleine crise de projet. L’Europe pourrait choisir la voie de la renaissance par l’accueil et l’hospitalité au lieu de la scission.

L’État, le Marché, l’Identité

Tout ceci me conduit à aborder la question de l’état de l’État au moment où je m’apprête à clore la réflexion. Quelle évolution idéologique ? Gauche libérale ou  gauche souverainiste ? Réconciliation des nationalistes et des transnationalistes ? Les gouvernants progressistes ont peur de l’avenir. Pour se maintenir ils doivent laisser vivre et s’accumuler les identités. Laisser les citoyens, qui ont besoin à la fois de racines et d’ailes, de cadre et d’horizons, être à la fois bien en campagne et bien en ville, à la fois patriotes et globaux. Pour que Nation et État soient un peu moins fragiles. Si ces dernières années les citoyens semblaient avoir besoin de monde et de région, mais plus vraiment de nation, récemment il semblerait qu’ils réinvestissent cette échelle identitaire là aussi.

D’une manière générale, face aux arguments du repli, il ne faut pas se contenter de répondre mais de proposer. Mettre en avant la richesse des hybridations. Se réconcilier avec l’art du commerce. Réaffirmer les vertus de la mobilité. Améliorer l’un pour sauver l’autre. Car on a peu de chance de régler la question de la démondialisation, de la tentation du repli et d’améliorer le sort de la mobilité, si les populations ne reprennent pas confiance dans le marché mondial.

Mais elles ont été tellement déçues. Et pas que ceux qui ont été marginalisés. Beaucoup sont ceux qui dans ma génération ont étudié et travaillé très fort pour rejoindre des fleurons de l’économie mondialisée, et qui désormais n’aspirent plus qu’à une chose, les quitter. Et éventuellement rejoindre l’État qui éventuellement leur offrira des meilleures conditions de vie. Ou entreprendre. Poursuivre la mondialisation sous d’autres formes, mission de la génération mondialisation ? Cette génération qui ne veut plus de cette mondialisation synonyme d’excès du capitalisme et de la finance. Mais qui n’est pas prête pour autant à rester chez elle ou faire rentrer à la maison.

En fait cette crise économique est plus largement liée à une crise identitaire. Et prend souvent la forme de revendications identitaires. Cet automne un million et demi de Catalans défilent pour leur sécession, mais dans le même temps ont lieu les assises du « Made in France ». Régions en sécession et micro-nations semblent vouloir sortir de la nation non pas uniquement pour se replier culturellement, mais pour mieux s’inclure dans la mondialisation, sortir du territoire pour mieux entrer dans le réseau. Passer en direct sans plus l’intermédiaire étatique si ce dernier est trop démondialisé. Je me demande à quoi pourrait ressembler un monde où échelles d’identités et échelles de gouvernance coïncideraient. Je me dis que pour arrêter de nourrir le processus de balkanisation globale, les mouvements séparatistes régionaux devraient accepter la distorsion entre échelle identitaire et échelle de gouvernance.

Au final pour contrer le repli, je ne vois qu’une seule idéologie. La responsabilité. Responsabilité des politiques, de l’économie, des médias, des régions, de nous tous. A responsabilité j’ajouterai aussi pragmatisme. Et confiance. Apprenons à apprécier le chaos et l’incertitude, ne pas avoir peur, cesser de chercher à tout contrôler, se protéger. Puisqu’on a désormais la confirmation que la peur et l’incertitude créent davantage d’incertitudes. Et que ceux qui optent pour le repli ont plus de probabilités de voir affluer des vagues de licenciements qu’ils n’en avaient de voir affluer des vagues de migrants. Peut-être pour juguler le repli devrions nous juger les discours politiques en fonction de ce qu’ils éveillent en nous. Peur et réponse trop évidente, ou goût du défi et complexité ?

Épilogue du voyage réflexif

Il est temps de faire le bilan d’un an de voyages et de rédaction. Après avoir beaucoup transité entre les mondes théoriques, urbains, littéraires, et les mots des autres, je vais laisser mon cerveau faire une escale. Après cet éloge du nomadisme, il est temps pour moi de faire le deuil de la relation exclusive que j’ai entretenue avec ce projet. Une relation qui m’a quelque peu vidée. Car le monde bouge très très vite. Et il n’y a pas d’école pour apprendre à écrire.

J’ai vécu une année d’ascenseur émotionnel. Tantôt encouragée par un sourire, tantôt déprimée par le repli. J’ai oscillé entre de nombreux états émotionnels. J’ai connu des moments de panique et des moments de plénitude. J’ai été exaltée, écœurée, obsédée, fatiguée.

J’ai besoin de prendre congé de cette aventure qui m’a fait bouger un temps, puis m’ancrer trop longtemps. J’ai besoin de prendre l’air. Écrire sur le mouvement peut s’avérer un exercice plutôt décourageant. Car en gros ce que tu as écrit aujourd’hui était déjà périmé hier, ce que tu as écrit hier demain ne sera plus d’actualité. Pire, quand ce que tu écriras demain après avoir un poil réfléchi, hier était déjà dépassé. Ecrire sur la cohabitation m’a déjà paru plus aisé. Il suffit d’aimer les autres et de le dire.

Ce projet s’est nourri et a vécu du mouvement. Mais comment écrire en vol, terminer un travail comme celui-là ? On ne fige pas plus une réflexion qu’on ne fige le monde… Ma réflexion, pensée nomade, incapable de se fixer, toujours en mouvement, butine et devient folle. Je cours après un ordre illusoire de ma pensée. Pensée nomade maladroite et qui tâtonne inlassablement. Pas plus que nos identités ou nos lieux, elle n’a vocation à s’arrêter, à se parer de certitudes. Elle œuvre à mettre en lumière des pistes, jamais elle ne parvient à un résultat. Si je n’ai trouvé aucune solution et dû me calquer sur le rythme fou du monde, j’ai parallèlement goûté à l’immense privilège du temps de la réflexion. Du temps du projet qui court après le mouvement, mais le fait sur le long terme.

J’ai été longtemps incapable de sédentariser cette recherche, de lui donner un point final. Après avoir couru après le temps, il faut aussi savoir s’arrêter et accepter que certains chapitres resteront en phase de chantier. Que quelques réflexions n’auront pas trouvé leur adéquate expression. Faire le deuil de tout ce qu’on ne fera pas. Car il resterait tant de choses à dire, tant de Villes-Mondes et de lieux éphémères, de lieux de mobilité à visiter. Tellement de découvertes à creuser, de portraits à réaliser.

De toute façon, tout travail réflexif, en sus d’être subjectif, est toujours partial, partiel, et limité à la bibliographie de notre réflexion, infime part de connaissance, pièces, clés, que l’on s’est choisies, et qu’on articule ensuite avec sa propre subjectivité et son intuition. Pour véritablement produire son texte, il faut abdiquer, tout ce qu’on ne sait pas, tout ce qu’on ne dira pas. Et assumer la subjectivité, la lecture très personnelle donnée aux évènements. L’envie souvent de ne pas se contenter de décrire le monde tel qu’il est mais tel qu’il pourrait être. Tout en regardant le monde bien en face. Et en l’observant, j’ai le sentiment que le monde cherche son désaccord harmonieux. Il cherche à passer de la mosaïque au jazz. A atteindre sa phase de résilience. La résilience. Remède pour les maux incurables du passé, solution qu’on a inventée de mieux jusqu’ici. Remède à utiliser sans modération.

Pour revenir au carnet de route, je me suis aussi noyée. Beaucoup noyée cette année. J’avais compilé beaucoup d’informations. Puis au moment de l’assemblage, j’ai souvent été incapable de renoncer. Ce qui donne parfois un bricolage un peu hasardeux. En fait, je me suis surtout rendue compte que je n’avais appris ni à écrire ni à réaliser un projet comme celui-ci. Je n’avais aucune idée dans quoi je me lançais. J’ai découvert sur la route. J’ai connu la désespérance la plus complète des milieux de chapitre, la joie de la fin. Fait la constatation qu’on peut avoir des idées mais manquer de style pour les exprimer.

Et j’ai vécu un été étouffant. Il a fallu traverser la canicule et la crise des migrants. J’en suis arrivée à me demander si avec les milliooooooons d’ajoutés annoncés tout ce que j’avais préalablement dit sur la cohabitation était désormais à jeter. Oui on a manqué d’air cet été. Entre l’asphyxie due à une masse d’air qui a oublié de circuler et l’asphyxie annoncée à cause de ceux dont on disait qu’ils circulaient trop et dans la même direction, et viendraient saturer encore un peu plus l’air si jamais on les laissait faire… Personnellement, je n’ai pas été concernée par un surplus de présence. Car durant cette année, j’ai aussi connu la plénitude de la solitude, qui va de pair avec l’exigence et les renoncements réclamés par cette passion très exclusive. Heureusement, l’écriture n’est pas un processus solitaire. On s’adresse toujours à sa propre communauté. Sa communauté imaginée.

Lors de ce processus pas si solitaire donc, j’ai dû apprendre à rechercher l’illusoire équilibre qu’on n’atteint jamais. Rester focus tout en prenant du recul. Doser et apprendre à cohabiter, composer avec un cerveau qui parfois refuse de fonctionner. Quand le temps nous est compté, il faut aussi veiller à ce que l’obsession pour la réalisation de l’objectif n’en vienne pas à nous abîmer. Faire le deuil des échéances toutes dépassées, qu’on voit défiler impuissant à les fixer. Se dire qu’on est définitivement perdue pour la société. Ne plus entrevoir le moment où on arrivera pleinement à la réintégrer. A ce moment-là essayer de ne pas paniquer. Cette rédaction aura donc été une école de patience et d’humilité, car j’ai pu me rendre compte que même quand on croit avoir toutes les cartes entre les mains, au finale la seule certitude c’est qu’on ne contrôle rien. Et puis voir défiler le temps a aussi des vertus. Dont celle de pouvoir constater une évolution. Comme par exemple d’avoir commencé en construisant sa pensée sur les mots des autres, pour au final se servir des mots des autres pour illustrer la sienne.

Mais quand même me direz-vous, tant de pages pour parler du vivre ensemble ?!? Peut-être que je me suis beaucoup répétée, peut-être qu’on ne répond à la complexité que par la complexité. Qu’à la vitesse par la vitesse compilée sur le long terme. Au terme de la lecture, j’espère que vous vous direz qu’il est totalement chaotique et imparfait, j’espère que vous vous direz qu’il cherche son style avec la meilleure des volontés. J’espère que vous vous direz que ce qui vaut pour ce texte vaut pour le Monde mobile.

Au final le Projet Cosmopolis a évolué vers une ode à l’hybridité, à la deuxième génération, à un monde postcolonial, postmoderne et post-ethnique en gestation. Une réflexion durant laquelle j’ai acquis la conviction égoïste qu’il devient urgent de banaliser la mobilité. Au risque de se voir enfermés dedans, sans emploi. En attendant, l’optimisme, en ces temps de dépression collective, c’est une politesse, un respect, un devoir, c’est presque devenu un métier.

Novembre 2015… « État » d’urgence

Je crois que la conviction la plus ancrée que j’ai acquise durant cette année c’est que notre monde ne forme qu’un. On vit dans un monde globalisé et interconnecté. Où les événements globaux prennent souvent plus de place que les réalités locales. Et globalement, on dit de ce monde qu’il est en guerre. Guerre contre la mobilité pour les uns. Guerre contre la vie pour quelques-uns. Guerre contre ceux qui sont contre la vie enfin. Cette bataille-là ne se gagnera pas si on croit aux vertus de la fermeture et souscrit au choc des civilisations. La meilleure des armes, c’est d’avoir quelque chose de solide à opposer idéologiquement. Renverser le mouvement, réhabiliter le mouvement. Et opposer à la foi récupérée pour diviser et tuer un type de Foi susceptible de tous nous rassembler. Une foi athée, une foi en les autres. Tout est politique, tout est idéologique. La meilleure arme, c’est de ne pas comprendre ce dont nous parlent ceux qui font l’apologie du choc des civilisations.

Tout au long de cette réflexion et jusqu’à cette conclusion, je n’ai pas voulu focaliser sur l’autre, mais parler de nous. Et par « nous », j’entends tous ceux qui malgré les défis, ont la volonté de cohabiter. Parce que pour d’autres, il semblerait qu’on ait dépassé le stade des tensions liées à la cohabitation pour entrer en guerre de civilisations. Ceux-là sont passés au stade de l’élimination. Et leurs attaques précipitent la fermeture du monde. On se propose de retirer la nationalité à quelques djihadistes qui n’en ont que faire. À côté, 70 000 enfants sont nés apatrides l’an dernier, sans nationalité. Le résultat d’un monde obnubilé par la lignée. Où on ne pense pas que le droit du sol puisse conduire à une nation soudée. Où on envisage toujours la mobilité de manière définitive, jamais dans la fluidité.

Dans les Villes-Monde, j’ai constaté que les citoyens se regroupaient souvent en aires culturelles. Oui les civilisations existent. Pas la guerre des civilisations. Les civilisations existent. Et elles sont faites pour se rencontrer. Voilà pourquoi elles prennent la route, elles prennent le chemin de l’exil. Voilà pourquoi pour répondre à la barbarie elles allument ensemble des bougies.

Ce projet a commencé par une recherche académique pour comprendre si les transnations existaient et le futur sort de l’État dans un monde transnational. Finalement il est peut-être ma réponse au repli et à la barbarie. Oui les transnations culturelles existent. Et non l’État ne disparaîtra pas. Maintenant que l’État a rassuré sa nation en lui montrant qu’il ferait tout ce qui est en son pouvoir pour la protéger, qu’il a réaffirmé son utilité, et qu’il la fait sans diviser, donnant au sentiment national un nouvel élan, maintenant que le patriotisme devient tendance et n’est plus considéré comme réac’, maintenant que l’État n’est plus en danger, il est temps de rouvrir les portes. L’État et la nation doivent rouvrir les portes ensemble, même si le chantier est immense, même si ça prendra du temps. Aujourd’hui la peur domine, et c’est compréhensible. Elle vient clore un long processus de fermeture. Elle en est son terrifiant résultat. En fait ceci n’est pas une réponse au repli et à la barbarie. À la barbarie je n’ai rien à dire, ils aiment trop la mort pour qu’on puisse encore faire partie de la même communauté de vivants. Cette réflexion est une réponse plus généralement à tous ceux qui souscrivent à la funeste ineptie du choc des civilisations. Le choc des civilisations n’existe pas ! La guerre d’aujourd’hui ne le corrobore pas. Elle n’est que le résultat d’une prophétie auto-réalisatrice et de dynamiques géopolitiques anciennes et très concrètes. Le résultat d’une double récupération. Récupération par des politiques opportunistes puis re-récupération par des fous qui ont donné raison aux arguments des premiers et les ont retournés pour semer la mort.

Bien sûr qu’ils s’attaquent au métissage ces chantres des premiers jours qui rêvent de s’approprier un bout de désert pour y vivre comme il y a 5000 ans et d’éliminer la ville et la vie. Je ne partage pas la même définition de l’authenticité. Ce qui est pur c’est ce qui est vrai. Et ce qui est vrai, c’est ce qui subit les influences de son environnement. Ce qu’il y a à opposer, c’est la gourmandise contre l’austérité. Le vivre ensemble banalisé contre le fanatisme. Plus de gens, plus d’identités, plus de mobilité, plus de vie, plus de chaos, plus de bruit, et surtout plus de complexité. Et la confiance dans le fait qu’il ne faut pas craindre les flux, car le gros corps vivant finit toujours pas s’équilibrer.

Il est temps de banaliser, dédramatiser, déhiérarchiser les mobilités. Prendre conscience de notre interdépendance et de celle de nos mouvements. L’homme qui bouge c’est nous tous. L’homme aux multiples identités, c’est nous tous. Il y a un « nous ».

A défaut d’avoir encouragé les identités transnationales, on écope d’une guerre transnationale. Une guerre de fermeture transnationale. Ironique ? Pas tant que ça… Car encore une fois, comme pour la crise des migrants, ce visage-là du transnationalisme est une conséquence et ne doit pas servir à justifier la poursuite de la démondialisation. Il faut au contraire remondialiser le monde pour ne pas laisser aux seuls assassins le privilège du transnationalisme. Il faut remondialiser le monde pour qu’il n’y ait pas seulement la guerre qui soit « ici, là-bas et ailleurs »…. Pour que réseaux transnationaux n’en viennent pas à rimer seulement avec réseaux terroristes mais avec réseaux de solidarité. En attendant, il semblerait que la réponse à la guerre transnationale passe par une réponse internationale, une coalition politique.

Je regardais des enfants jouer dans le parc l’autre jour et je me disais qu’ils ne connaîtraient peut-être pas le monde que j’ai connu. Plaider pour un monde en mouvement implique-t-il d’en accepter ses contre-mouvements ? Je ne puis m’y résoudre. Leur droit au monde se limitera-t-il à l’espace virtuel et à des voyages tout aussi virtuels ? A des balades dans des parcs d’attractions sécurisés composés de morceaux de monde importés et figés eux aussi ?

La fin du monde mobile ? Aujourd’hui on parle de guerre, aujourd’hui les frontières se referment. Un nouveau cap a été franchi. Le choix d’un mot aussi. En cette semaine de conclusion, j’ai essayé d’aller me noyer dans les lieux bondés et emplis de chahuts adolescents, et d’oublier la télé. Eteint ma télé pour que cette conclusion ne soit pas trop empreinte d’émotions. Mais on n’échappe pas aux informations. Et par bribes, j’ai vu des jeunes prêts à s’engager dans l’armée. Alors que la réponse c’est de changer notre société pas de grossir nos armées… Intégrer toute la société, pas intégrer l’armée ! J’ai vu que Schengen faisait une pause, un mouvement de fermeture qui vient clore celui amorcé durant la crise des migrants. J’ai entendu que les États-Unis  demanderont désormais des visas aux ressortissants européens. Mais cette semaine a aussi rimé avec gardes-frontières qui ont fait leur réapparition devant ma maison. Rassemblements interdits. Gens priés de se barricader. Pause dans l’accueil des Syriens. En temps de guerre, la première chose qui s’arrête c’est la mobilité. Silence glaçant.

Situation d’exception. État d’urgence. Egal oubliez tout ce que je vous ai dit, rendu caduque et remplacé par une seule réalité, simple et lisible pour le coup, la guerre. A court d’arguments. J’ai désormais le sentiment de vous avoir parlé d’un temps d’avant, d’un temps déjà révolu. D’un temps démenti par une récente actualité. L’impression de n’avoir rien à vous dire sur ce qui est en train d’arriver. Prochainement le monde mobile lumineux va être occulté, une grande place va être réservée à stopper la mobilité de la tyrannie d’une minorité. Mise en suspens de la réflexion, adhésion totale à notre protection. Je n’ai rien de plus à dire sur ce monde-là. Si ce n’est que le monde de tous les autres, de la majorité de ceux qui veulent vivre ensemble, continue à exister. J’espère qu’on parlera d’eux aussi. Beaucoup.

J’ai l’espoir que ce flux-là ne s’ancre pas. Pour que les autres flux reprennent, sinon on va étouffer. En attendant, pour renverser la tendance, il faut mettre le holà non pas au mouvement mais à la quête illusoire de pureté et d’authenticité. Ce désir qui fait pousser les barbes et créé trop de communautés fermées. Et ces communautés qui vont désormais pour un temps être enfermées ensemble parviendront-elles à se mélanger ? Pureté et mélange sont-ils incompatibles ? Non, car la vraie pureté, la seule authenticité authentique, c’est le monde qui change et se brasse naturellement.

J’aurais tellement souhaité d’autres conclusions. Après plus d’un an de labeur acharné, la rédaction de cette conclusion aurait dû être un moment de joie. Or la tristesse ne semble pas décidée à me quitter. Car même l’émotion de la première semaine passée, elle perdure face au constat de l’état du monde, qui s’est bien trop démobilisé à mon goût. Ma génération est quand même passée de Génération Erasmus à Génération Bataclan… De la génération mobilité à la génération qu’on cherche à éliminer… Avons-nous manqué l’occasion de nous réconcilier ? De construire le monde post-moderne que je vous ai rabâché, tant vanté ? En fait peut-être que la violence des attaques prouve justement qu’on était sur la bonne route. Pour vivre ensemble, il faut commencer par « désethniciser » les questions sociales. Pour garder le monde ouvert il faut aussi responsabiliser le grand marché, pour pouvoir continuer à commercer, échanger et se mélanger. Pour vivre ensemble et garder le monde ouvert, il faut enterrer pour de bon la théorie du choc des civilisations.

Je vous laisse ici en ce 22 novembre, avec le secret espoir de pouvoir revenir dans quelques années vous proposer de refaire le chemin inverse. Celui qui mènera de la démondialisation à la remondialisation identitaire.

On m’a toujours dit que j’étais une rêveuse. S’il vous plaît, rêvez avec moi.

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