El-ASWANY-Chicago

Quittons la Grande Lampe Chauffante pour le Blizzard mordant. Quittons l’humour pour les drames de l’exil. Et quittons la situation particulière des Cubains de Miami pour la situation particulière des Égyptiens de Chicago. Un nouveau voyage comme une énième occasion d’offrir une démonstration de la complexité des phénomènes de mobilités.

A Chicago, Alaa El Aswany (L’Immeuble Yacoubian), célèbre écrivain et néanmoins dentiste égyptien, également connu depuis la révolution égyptienne pour ses prises de position, nous plonge dans le quotidien de deux générations d’Égyptiens en déplacement.

A travers la voix de ses personnages, mais aussi à travers leurs corps, il nous éclaire sur la situation des Égyptiens dans un monde post-11 Septembre submergé de conservatisme. Avec Chicago, on est transporté à la fois en Amérique et en Égypte. Avec Chicago, on est replongé en 2006, quelques années après le « choc des civilisations » et quelques années avant le Printemps arabe et la chute du Président Moubarak. Une colère encore sourde gronde déjà…

Le Pitch

« C’est dans la mythique et sulfureuse ville de Chicago, dans le microcosme d’un département d’université, qu’Alaa El Aswany recrée une little Egypt en exil. Avec son art de camper de multiples personnages et de bâtir des intrigues palpitantes, il compose un magnifique roman polyphonique, entrecroisant des vies qui se cherchent et se perdent dans les méandres du monde contemporain, des existences meurtries d’avoir été transplantées dans un univers à la fois étrange et étranger. Alors que la visite officielle du président égyptien à Chicago est annoncée, le système policier de l’ambassade se met en branle pour protéger et rassurer une Amérique traumatisée par les attentats du 11 Septembre. Cette dimension politique confère au passionnant Chicago l’ampleur d’un roman choral propre à exprimer le monde dans la douceur de ses rêves comme dans la violence de ses contradictions. » (BABEL, 2007)

C’est en multipliant les voix que le roman permet de dépasser le compte-rendu sociologique. Contrat parfaitement rempli par Alaa El Aswany, qui dans cette œuvre choral foisonnante et grâce à un génie du dialogue, restitue la complexité des situations des Égyptiens en Amérique avec une galerie de personnages bien fournie.

L’intrigue est construite dans des cadres qui s’emboîtent : le département d’histologie de l’Université de l’Illinois, l’Union des étudiants égyptiens d’Amérique, influencés par Chicago, sur fond d’Amérique post-11 Septembre et d’omniprésence de l’Égypte.

A Chicago, les personnages d’Alaa el Aswany interrogent l’expérience de l’exil à travers toute une série de problématiques. Il y est question des causes du départ, de solitude, de déchirement entre deux territoires, deux codes de conduite, deux cultures, de la découverte de la chair et l’éveil du corps, de la religiosité et du dilemme intérieur, des pratiques et des liens transnationaux, d’une balbutiante diaspora, de la composition identitaire, ou encore de la maladie de la nostalgie.

A Chicago on croise des hommes tolérants ou racistes, on assiste à l’amitié entre un poète égyptien arabe, un chirurgien copte et un anarchiste américain, à l’amour entre une Juive et un Arabe… A Chicago, on remet en cause toutes nos opinions faciles, et on plonge dans la complexité. A Chicago on découvre qu’à côté des intérêts et des agissements des gouvernements, qu’ils soient moyen-orientaux ou occidentaux, il y a des histoires d’hommes. Que le monde est corruption, mais il est aussi courage et amour.

Le Cadre

Chicago c’est « la ville des banlieues » à cause des soixante-dix-sept banlieues qui l’entourent et dans lesquelles vivent des habitants d’origines diverses : des Noirs, des Irlandais, des Italiens, des Allemands, chaque banlieue conservant la culture de ses habitants et leurs traditions » (12).

Or dans Chicago, il n’est pas question d’une « Little Egypt », d’un territoire commun à nos protagonistes. La jeune génération incarnée par les boursiers de l’université habitent la résidence universitaire, tandis que les installés de la génération précédente sont dispersés en banlieue, fidèle au vieux modèle d’ascension de l’École de Chicago.

Après notre balade en compagnie de Barack Obama, on retrouve Chicago, sa barrière raciale, ses divisions territoriales, sa ségrégation, ses avancées et ses régressions, ses banlieues chics, son Sud misérable. Les personnages de Chicago ont quitté la chaleur égyptienne pour tenter d’avancer à contre vent, pris au milieu des tempêtes de blizzard qui fouettent le visage et brûlent les mains, de ce froid et ce vent glacé qui font fermer les yeux, de cette neige qui recouvre tout.

Avec nos protagonistes, on se balade sur les rives du Lac Michigan, à Lincoln Parc et Grant Parc, on découvre la Tour Sears ou Rush Street, on se perd à Oakland, quartier « le plus pauvre et le plus sale » de la ville. On lit la Tribune, le Sun Times, le Reader.

Histoires d’exil

Le terme « exil » s’emploie pour parler d’une circulation qui fait mal. Il apparaît dès lors approprié pour ces personnages dont peu d’entre eux connaîtront de rédemption dans la circulation. Les personnages sont issus de deux générations de mobiles. Ceux qui ont laissé derrière eux et ceux qui sont en transit.

Les trois personnages Mohamed Saleh, Raafat Sabet et Karam Doss, présents sur le sol américain depuis plus de trente ans, sont issus d’une première vague d’émigration, et représentent la « génération assimilation ». Génération d’hommes qui ont été invités à devenir des autres, à se fondre, à nier une identité qui finira par les rattraper. Dans les rôles principaux des étudiants boursiers de la génération mondialisée, celle qui ne se déracine plus pour se ré-enraciner, on retrouve Cheïma Mohammedi, Tarek Hosseïb, Nagui Adb el-Samad, Ahmed Abd el-Hafez Danana. Ils vivent dans un entre-deux, une condition transnationale, et doivent bricoler avec la complexité de leurs identités.

L’auteur inscrit donc à Chicago des circulants loin d’être uniformes, et les immerge dans une Amérique clivée elle aussi. Clivage illustré par le personnage de John Graham, « immigré idéologique » dans l’Amérique capitaliste. Une Amérique symptôme d’une société occidentale malade, qui fait écho au diagnostic de Tom Wolfe dans Back to Blood. Une Amérique immense nation-continent qui compte également son lot d’immigrants intérieurs, illustrés ici avec le personnage de Wendy.

Tous ces héros de Chicago se débattent pour trouver leur voie dans le déplacement, qu’elle soit individuelle, en duo ou familiale… J’ai décidé de vous restituer l’intrigue à travers les personnages. Car l’intrigue en elle-même importe moins ici que la complexité de leurs choix et de leurs destins.

Les jeunes migrants de la mondialisation. Bricolage identitaire

La jeunesse égyptienne en déplacement est illustrée à travers des boursiers préoccupés avant tout par leurs études, leur carrière universitaire et l’amélioration de leur situation. Pieux pour la plupart, la religion se limite pour eux à « la prière, le jeûne et le voile » (131).

Cheïma & Tarek

La boursière, maître-assistante à la faculté de médecine Cheïma Mohammedi débarque de la campagne égyptienne. Celle qui vient d’une famille conservatrice et pieuse, qui est encore pure à trente ans, prend son envol et va découvrir l’Amérique, mais aussi sa féminité et l’éveil des sens dans la grande ville. On va suivre l’évolution de cette femme, qui va briguer une profonde solitude urbaine contre un amour avec son compatriote Tarek. Cheïma interroge le corps de la femme dans la culture égyptienne, et cherche le compromis entre honneur et amour sur un sol étranger, sur lequel le pays quitté et ses pressions sociales ne sont jamais loin.

Cheïma qui se plaignait des difficultés de la vie en Égypte découvre ce que c’est d’être loin de chez soi, et se prend à rêver « de retourner là-bas. »  Elle va connaître la solitude dans la grande ville et les désillusions, se sentir « rejetée par ce pays », cette Amérique où porter le voile n’est plus anodin, où l’image des musulmans et de l’islam est désormais couramment associée au terrorisme.

A Chicago, les « valeurs qu’elle avait appris à sanctifier » commencent  « à être assiégées par le doute », ce qui lui fait remettre en cause les propos de sa mère, « Ton corps, c’est notre honneur », propos qui la condamnent à la perdition si elle ne le préserve pas. Cheïma s’interroge, « Dieu jugerait-il les musulmans d’une façon, et les Américains d’une autre ? » (230-233)

Elle va tomber amoureuse et finalement se donner à Tarek, tout en voulant lui faire comprendre  qu’elle sort avec lui « à cause des conditions exceptionnelles de la vie à l’étranger » (149). Elle a peur que son comportement en Amérique attire la honte sur sa famille, car des « gens bien intentionnés », nombreux, « se chargent de faire parvenir en Egypte » tout ce que les jeunes Égyptiens font outre-Atlantique (182). Mais après avoir consommé son amour avec Tarek, elle sera en proie à de profondes crises de remords, contrebalancées par sa confiance dans le pardon de Dieu et leur volonté sincère de se marier.

Le boursier Tarek Hosseïb  est un travailleur acharné de trente-cinq ans, brillant mais socialement limité. Tarek va vite devenir le compagnon du pays, celui qui soulagera la solitude de Cheïma, tout en lui révélant que tous les Égyptiens souffrent comme elle de l’exil. « Moi, bien que je sois ici depuis deux ans, j’ai toujours la nostalgie du pays ». « Je prie et je demande à Dieu de me rendre patient » (86).

Cheïma va éveiller sa nostalgie de l’Égypte, et il va tomber amoureux pour la première fois de sa vie. « Tout en elle, vraiment, était typiquement égyptien ». « Ce qui l’attirait vers elle, il le ressentait et ne pouvait pas le décrire. C’était quelque chose d’aussi purement égyptien que les fèves, la taamieh, la bessara, la danse orientale, la voix du cheikh Raafat pendant le ramadan et les invocations de sa mère après la prière de l’aube. Tout ce qui lui manquait après deux ans d’exil » (89-90).

Cheïma et Tarek essaient de vivre une relation qui dépasse les limites permises au pays tout en respectant ce qu’ils sont. Plus que les pressions politiques, ce sont surtout les questions religieuses et les pressions sociales du pays qui se sont invitées dans leur terre d’Amérique. Le statut et la position de Cheïma et Tarek sont similaires ici, mais leur milieu d’origine est différent là-bas. Tarek va donc prendre le corps de celle qu’il ne peut d’abord se consentir à épouser, se demandant comment le fils d’un général pourrait assumer d’aimer une paysanne.

Lorsque Cheïma tombe enceinte, face aux réticences de Tarek de se marier dans une situation instable et dans l’urgence, elle décide de se faire avorter. Et parce que le puritanisme religieux ne prend pas en otage que l’islam, ce sont des groupes de fondamentalistes chrétiens, « des groupes d’extrémistes fascistes » (455), qui la traitent d’assassin devant l’entrée du centre d’avortement. Cet acte dramatique est aussi celui qui marque l’appropriation de son corps par Cheïma. Elle cherche le meilleur compromis avec son identité, de femme. Elle ne renie ni son pays, ni ses traditions, ni sa religion, mais elle laisse parler et prend le contrôle de son corps et de son destin. En dépit de sa peur de la punition divine.

Wendy & Nagui

Nagui Adb el-Samad, est un étudiant en histologie mais surtout poète, qui aime le vin et la grande époque arabe abbasside. Il est le personnage carrefour, le pivot, le Nestor de Chicago. Le révolutionnaire, le courageux, le tolérant, le personnage du compromis communautaire qui refuse la compromission et l’abdication face au pouvoir.

Nagui projette d’obtenir son diplôme à Chicago, avant de travailler quelques années dans les pays du Golfe et économiser assez d’argent pour revenir en Egypte et se consacrer à la littérature (138). Son cas va diviser avant même son arrivée. Un professeur raciste s’opposera à son admission à l’université, sous prétexte qu’il est arabe. Il va lui aussi être harcelé de doutes une fois dans cette Amérique qu’il a longtemps combattue à force de slogans : « ces Américains sympathiques qui se comportent aimablement avec les étrangers (…), sont-ils au courant de la monstruosité des crimes contre l’humanité que commet leur gouvernement ? » (57)

En rébellion contre le Parti égyptien, Nagui peut s’emporter avec fougue aussi bien contre un Copte qui deviendra son grand ami, que contre des Juifs qui le provoquent. Il condamne la soi-disant religieuse obligation de dévotion au régime, et refuse d’acquiescer à toutes ses attitudes répréhensibles. Pour lui, ce discours n’a rien à voir avec l’islam, mais est  « celui qu’ont forgé les théologiens de cour en se servant de la religion pour renforcer les régimes despotiques » (133). Un refus d’allégeance qui lui vaudra la condamnation de « communiste athée » (134).

En proie à l’appel des sens à peine débarqué sur ce territoire de « liberté », c’est d’une exilée d’un autre type, l’Américaine en solitude à Chicago, et juive de surcroît Wendy, qu’il va tomber amoureux. Il lui apprend que le combat des Arabes contre Israël est politique, pas religieux : « Les Arabes détestent Israël, pas parce que c’est un Etat juif, mais parce qu’il a usurpé le pouvoir en Palestine et qu’il a perpétré des dizaines de massacres contre les Palestiniens. Si les Israéliens étaient bouddhistes ou hindous, ça ne changerait rien à l’affaire pour nous. » (284). Wendy et lui vont trouver un terrain historique d’entente et s’imaginer les probables « petits-enfants d’un musulman et d’une juive qui se sont aimés en Andalousie. » (285)

Mais les nuages arrivent avec l’engagement politique de Nagui en faveur de l’Égypte. Wendy le prie de penser à leur avenir, de jouir et se contenter de l’Amérique, « terre de l’individu, construite sur les épaules de jeunes gens doués et ambitieux  comme lui » (369). Mais Nagui ne peut consentir à renoncer à son devoir, et entend sonner dans le discours de sa belle les accents des services de renseignements égyptiens… Pour Wendy son accusation de traitrise « a révélé la vérité », celle d’une relation « merveilleuse, mais sans avenir » entre deux êtres qui appartiennent à « deux mondes différents ». Wendy le quitte sur ce triste constat : « Tu as beau m’aimer, tu n’oublieras jamais que je suis juive. J’aurai beau être sincère avec toi, ta confiance en moi sera toujours fragile » (407).

Nagui se reprochera d’avoir échoué à appliquer son propre mantra : « Notre hostilité à nous, les Arabes, devait être dirigée contre le mouvement sioniste et non contre la religion juive. Nous ne pouvions pas être ennemis des fidèles de telle ou telle religion. Ce comportement fasciste était étranger à la tolérance de l’islam, et il donnait aux autres le droit de se conduire envers nous avec le même racisme » (409). Dans le même temps, il ne peut s’empêcher de s’interroger sur le potentiel nombre de juifs comme Wendy, et le potentiel nombre de juifs qui soutiennent les massacres d’Israël.

Malgré leur bonne volonté, les tensions religieuses et les pressions politiques alentours vont inviter la suspicion dans leur amour et auront raison de ce dernier. L’histoire de Wendy la Juive et Nagui l’Arabe c’est l’histoire compliquée d’un amour dans laquelle la géopolitique s’est invitée…

Danana & Maroua

Ahmed Abd el-Hafez Danana représente le sbire, le vendu, le serviteur du pouvoir égyptien en terre givrée. Après son doctorat en Amérique, il planifie de revenir en Égypte pour occuper des postes de premier plan, et bénéficier des avantages conférés par la proximité du pouvoir. Président de l’Union des étudiants égyptiens d’Amérique, organisation de contrôle du pouvoir égyptien sur sol américain, il est surtout agent de la Sécurité d’État.

Tartuffe musulman, ses principes religieux qu’il clame haut et fort sont à l’image de l’assiduité qu’il met dans ses études : vides et faux. En tous points opposé aux travailleurs acharnés que sont Tarek et Cheïma, il poursuit le clientélisme en terre de méritocratie. Danana, « star » en Egypte et rebus en Amérique, sera éjecté de l’université après avoir triché, malgré la protection ici de la dictature de là-bas. En outre, celui qui offre un dehors extrêmement pieux, prononçant à chaque phrase un « Notre-Seigneur, qu’il soit glorifié et exalté » pratique nombre d’arrangements avec sa foi. Hors du foyer de l’islam, il considère que « la nécessité justifie ce qui est prohibé », jurisprudence approuvée par des « oulémas dignes de confiance » (103).

Apparaissant d’abord à Maroua, son épouse qu’il fait venir d’Égypte, « selon tous les critères, comme un excellent parti », car « pieux, avec la marque de la prière sur le front, le chapelet à la main et, à chaque instant, l’invocation du Coran et des hadiths » (97), il la tyrannisera en prenant à parti la « sainte jurisprudence ». Cette dernière, après avoir à sa grande surprise perdu le soutien de ses parents qui, changeant du tout au tout, lui présentent désormais le divorce comme le pire des actes tragiques, n’aura dès lors d’autre choix que d’abdiquer, prendre sa vie en main et son mal en patience…

Les exilés de l’assimilation. Rattrapage identitaire

Raafat Sabet. Le rejet

Le Dr Raafat Sabet a immigré aux États-Unis dans les années 1960, sous la période de Nasser. Modèle de réussite et farouche enfant-partisan de l’assimilation, il rejette l’Égypte et ses racines. C’est face à sa fille américaine en perdition qu’il va découvrir qu’il s’est oublié, menti à lui-même et inventé une fausse identité.

Raafat Sabet est certes né en Égypte, mais revendique avoir fui « l’oppression et l’arriération pour la justice et la liberté » (46). Fier de s’être « définitivement débarrassé de l’arriération orientale» (80), il est devenu « complètement américain, ne parlait plus du tout arabe, pensait en anglais» (45-46). Il affiche une vision négative de ses compatriotes, et « depuis les événements du 11 Septembre, Raafat affichait des opinions anti-arabes et anti-islamiques susceptibles d’embarrasser même les Américains les plus extrémistes » (48).

Alors que « de nombreux Egyptiens ont eu des enfants en Amérique et ont su conserver un équilibre entre les deux cultures » Raafat « méprisait sa propre culture, même s’il la portait en même temps à l’intérieur de lui-même, ce qui compliquait tout » (82). Sa fille préfère fuir avec un toxicomane pervers, pauvre, chômeur, mais sincère, et va mettre Raafat face à son échec « Assez de mensonges. (…) Il n’y a pas une seule chose vraie dans cette maison. (…) Tu es un imposteur, un comédien raté, jouant un rôle stupide qui ne convainc personne. Qu’est-ce que tu es ? Egyptien ou américain ? Toute ta vie tu as voulu être américain et tu as échoué » (396). La chute de sa fille est liée à son imposture identitaire, et la tardive prise de conscience du professeur Sabet ne permettra pas de la sauver…

Mohamed Saleh. La fuite

Le Professeur à la Faculté de médecine Mohamed Saleh a émigré dans les années 1970. Il a fui une Égypte qu’il a tenté d’oublier. Il « fuit » depuis trente ans. Mais l’Égypte et son passé le rattraperont en Amérique.

En proie à des crises de nostalgie, toute son existence en Amérique va être remise en question, jusqu’à son mariage, dont son psy suggère qu’il fut un marché raisonnable et juste, un échange d’une sécurité matérielle contre une nationalité, entre un médecin arabe et une employée américaine pauvre.

« Cela peut sembler risible, absurde… mais je crois maintenant que ma décision d’émigrer n’était pas judicieuse » (176). Il découvre à soixante ans, « soixante ans de tristesse », que la « vie était passée avant qu’il ne s’en rende compte, avant même qu’il ne commence à vivre (279), et qu’il voudrait la recommencer « pour prendre des décisions différentes» (176). Il va alors ouvrir la valise avec laquelle il est arrivé d’Egypte trente ans plus tôt et « une merveilleuse sérénité l’envahit » (281-282). Il revient « enfin à lui-même, embarqué dans cette « machine à remonter le temps » (344), et se met à entreprendre des « voyages vers le passé », contactant d’anciens amis égyptiens lesquels ne doivent pas savoir « qu’il était écrasé par le poids de la nostalgie, qu’il avait découvert, des années après, combien il avait eu tort de quitter son pays et qu’il regretterait jusqu’à sa mort d’avoir émigré » (346).

Il quitte son épouse et rêve à son ancienne amour, se demandant si elle a conservé sa magie ou est « devenue une grosse dame voilée comme ces dizaines de milliers que l’on voit à la télévision grouiller dans les rues du Caire » (347). Il finit par contacter celle qui travaille désormais pour le gouvernement égyptien et lui apprend que « L’Egypte est au plus bas » que leurs combats étaient un mirage. « La démocratie n’a pas vu le jour, nous ne nous sommes pas débarrassés du sous-développement, de l’ignorance et de la corruption. Tout a changé pour le pire. Les idées réactionnaires se répandent comme une épidémie (385). Pour elle, « ce qui se répand maintenant en Egypte, ce n’est pas de la religiosité réelle, mais une dépression nerveuse collective, accompagnée d’exhibitionnisme religieux ». Une dépression aggravée par les millions d’Égyptiens revenus de leur emploi saoudien avec des idées wahhabites, idées ensuite soutenues par un gouvernement qu’elles renforcent (385). Elle ne consent malgré tout pas à quitter l’Egypte, soulignant un peu plus encore sa lâcheté à lui. Lâche pour elle, lâche pour lui-même, il va avoir une chance de se réhabiliter en apportant son soutien à la communauté égyptienne lors de la venue du président égyptien. Mais il va se dégonfler, et se suicider.

Karam Doss. La désillusion

Le « workaholic » chirurgien copte Karam Doss a lui vu ses ambitions bridées et s’est senti rejeté par l’Égypte qu’il a quittée pour atteindre ses aspirations dans une Amérique méritocratique. En trente ans, il n’a pas oublié une seule fois « ce pays qu’il aime et auquel il souhaite tout offrir, mais qui le refuse ». Il opère au son d’Oum Kalsoum et suit la situation en Égypte avec attention.  Malgré son éclatante réussite, il a du mal à être heureux en Amérique, où la vie est « séduisante et brillante de l’extérieur, mais sans saveur » (216). Pas de rédemption hors du pays non plus donc, pour celui qui est passé de chrétien en Égypte, à Arabe et homme de couleur en Amérique…

John Graham & Carole. Exilés intérieurs

Enfin, l’américain anarchiste révolutionnaire John Graham montre l’autre face de l’Amérique, celle contre laquelle des opposants intérieurs luttent. Et le prix de cette lutte. Il est le personnage miroir, américain cette fois, qui se bat pour libérer son peuple. Le jeune John Graham était « un de ces jeunes en colère, révoltés contre la guerre du Viêtnam, qui proclamaient leur refus de tout : l’Eglise, l’Etat, le mariage, le travail et le système capitaliste » (185). Contrairement à ses compagnons anarchistes qui ont rejoint le rang, il continue à clamer que le rêve américain est une illusion, devenant une voix du mouvement anti-mondialisation, à travers lequel il prononce des discours contre le néocolonialisme des multinationales.

Son amour pour Carole et leur différence de couleur « leur causait de nombreux problèmes » et « suscitait des sentiments racistes chez de nombreuses personnes» (192). Tout comme Nagui en Égypte, en Amérique conservatrice John Graham est désormais lui aussi accusé d’être un communiste athée. Son athéisme est d’ailleurs source de discorde avec Carole, chrétienne et croyante. Carole qui n’a jamais eu de chance, « travailleuse, organisée, ambitieuse, et pour quel résultat ? La misère la plus totale » (274). Carole qui a perdu son emploi « simplement parce qu’elle était noire » (197). John Graham est fou d’amour pour Carole, mais la ségrégation économique qu’elle subit va la pousser à faire des choix qui briseront John Graham et leur couple.

Après vous avoir présenté la substance de Chicago à travers les portraits identitaires des protagonistes, j’aimerais vous plonger un peu plus dans l’intrigue à travers quelques thématiques qui rythment le destin de ces personnages et définissent leur existence en Amérique. Pour eux, l’exil américain est synonyme d’interrogations, de compromis, de désillusion, ou de la stigmatisation dont leur religion et leurs traits moyen-orientaux font désormais l’objet.

Présence de l’Égypte

Chicago nous parle de présence dans l’absence. De Là-bas dans l’Ici. Malgré la distance l’Égypte est un personnage central de Chicago, aussi signifiant que cette dernière dans le quotidien des personnages. A travers la politique. A travers la religion. A travers le statut social, l’amour ou l’identité culturelle. A travers la culpabilité et la responsabilité, l’Égypte les a suivis à Chicago. Qu’ils l’aient rejetée ou en dépendent, l’Égypte se rappelle à eux. C’est aussi à travers l’expérience de la nostalgie que ces exilés sont rattrapés par le pays des racines. A travers des voyages imaginaires dans l’ailleurs, des « moments d’abstraction, transportés vers cet espace lointain », via les  images, les saveurs, les sons, les odeurs.

Les Égyptiens de Chicago sont en quête, ils cherchent leur corps, leur place. Certains sont devenus américains, évoluent dans un espace unique, et vont être rattrapés par la part niée de leur identité. D’autres vivent à cheval entre Égypte et Amérique. Exilés politiques qui ont oublié leurs racines ou jeunes boursiers poursuivis par la politique, tous doivent naviguer entre oubli et rejet. Tous sont pris en étau entre traditions et liberté. Au-delà de la référence constante et les liens tenaces avec ce là-bas laissé, les jeunes Égyptiens de Chicago sont eux l’objet d’une surveillance constante. Pour eux le cadre change, la tension reste. Pour eux l’Égypte se manifeste aussi à travers l’incursion de la politique répressive de leur pays et les pressions qu’ils subissent. Une politique répressive qui s’invite avec la complicité des contingences de la géopolitique internationale, dans ce qui devrait être un intermède de liberté, sur une prétendue terre de liberté.

Enfin, l’Egypte se rappelle à eux à travers la transposition des divisions à l’œuvre là-bas dans la société égyptienne américaine. Ainsi le « problème copte » est l’objet d’une querelle entre l’Égyptien de confession musulmane Nagui et le l’Égyptien copte de confession chrétienne Karam. Pour Karam les coptes sont opprimés en Égypte. Pour Nagui ce sont tous les Egyptiens qui sont opprimés par un régime despotique et corrompu. Le problème copte ne peut être isolé du problème de l’Égypte, il est politique, pas religieux. « l’islam ordonne à ses fidèles de respecter les croyances des autres. Vous ne pouvez pas être musulman si vous ne reconnaissez pas les autres religions ». « Bien sûr, il y a des actions extrémistes ici ou là, mais à mon avis elles ne sont pas révélatrices. L’extrémisme religieux est le résultat direct de la répression politique » (166-167).

Dispersion sans diaspora

Pour tous ces exilés, l’Égypte est un pays magnifique aux capacités extraordinaires mais étouffées, parce que le pays est opprimé. C’est donc la venue annoncée du président égyptien à Chicago qui va réunir les personnages. Le chirurgien copte Karam Doss et l’opposant au régime musulman Nagui Adb el-Samad refusent le déclin de leur pays dû à la corruption et la tyrannie, et veulent contribuer depuis Chicago à alimenter le mouvement d’opposition balbutiant initié en Égypte par l’élite. Ils veulent remettre au président égyptien devant les caméras du monde entier, un manifeste en faveur du droit des Égyptiens à la démocratie et à la liberté signé par les Égyptiens de Chicago, dans lequel il lui sera demandé « de se retirer du pouvoir, d’abroger les lois d’exception et d’instaurer la démocratie » (293).

Ils vont être épaulés dans leur démarche par l’américain néo-révolutionnaire John Graham. Le professeur Saleh sera lui chargé de lire le manifeste devant le président égyptien. C’est seulement unis, en formant une « communauté » égyptienne, que les Égyptiens de Chicago ont une chance de contribuer à la libération de leurs compatriotes là-bas. Mais alors que les anciens, libérés de l’idée de retour au pays et lorsqu’ils se sentent encore concernés, consentent à signer le manifeste anti-Président, les boursiers de passage en Amérique en sont empêchés par la peur.

Pour Nagui le « rêveur », « Si nous aimons l’Egypte, il faut que nous déployions tous nos efforts pour changer ce régime. Tout le reste est une perte de temps » (295). Tarek refuse. « Un conseil pour l’amour de Dieu, éloigne-toi de ce chemin qui ne te mènera à rien de bon. Retourne à tes études. Occupe-toi de toi et n’essaie pas de changer le monde » (329). Mais Nagui ignore et va parcourir de nombreux quartiers de Chicago à la rencontre des Egyptiens auxquels il va demander « Voulez-vous faire quelque chose pour votre pays ? » (331) Bientôt le pouvoir égyptien s’introduira jusque chez lui pour le mettre en garde  « Le problème avec les intellectuels comme toi, c’est que (…) vous ne connaissez rien de ce qui se passe réellement dans notre pays. (…) Je te garantis que les Egyptiens n’ont rien à faire de la démocratie et qu’ils n’y sont absolument pas préparés. Il n’y a que trois choses au monde qui préoccupent un Egyptien : sa religion, son gagne-pain et ses enfants (…). La seule chose qui peut pousser les Egyptiens à se révolter, c’est que quelqu’un attaque leur religion » (363).

Se croyant en sécurité, Nagui va découvrir que le régime policier égyptien se révèle être un « valet du régime américain », lui-même conscient et indifférent à la situation des Égyptiens, le régime égyptien garantissant ses intérêts. Un régime qui ne durerait pas une seule journée sans l’appui américain. Il découvre que la coopération est étroite entre les services de renseignements américains et égyptiens, dans une Amérique sous surveillance où les droits de l’homme sont loin d’être inviolables, dans une Amérique en guerre contre le terrorisme qui « a donné aux services de Sécurité le droit de faire tout ce qu’ils jugent nécessaire, en commençant par espionner les gens et en allant jusqu’à les emprisonner sur de simples présomptions » (408).

Malgré les pressions, Nagui, Karam et John vont néanmoins parvenir à rassembler devant le consulat plusieurs centaines d’Égyptiens plein d’ardeur. Mais Saleh qui manque son occasion de rédemption, recule. Il ne portera pas « cette parole de vérité à un sultan inique, le plus haut degré du djihad » (435). Quant à Nagui, qui n’a pas pris au sérieux le chef de la sécurité de l’Ambassade égyptienne « Je te préviens une dernière fois. Tu as tort de croire que ta présence aux Etats-Unis te protège contre nos représailles » (365), il finira finalement torturé par les renseignements américains…. accusé par des « informations sûres » de planifier des opérations terroristes aux États-Unis.

L’échec de cette initiative montre l’absence de communauté égyptienne à Chicago. Dans le Chicago d’Alaa el Aswany, bien que des liens et de la solidarité s’expriment à plusieurs niveaux entre les personnages, il n’y a pas de communauté égyptienne organisée. Les étudiants boursiers sont réunis par une union étudiante, simple avatar de l’appareil de sécurité égyptien qui tend ses fils jusque sur les bords du Lac Michigan. La peur, le contrôle et l’obligation d’allégeance règnent. Au-delà de la peur, les Égyptiens de Chicago sont issus de deux générations aux rapports trop différents avec la mère patrie, entre assimilation et passage.

Liberté du corps

Le déplacement en Amérique pour nos personnages est synonyme du corps qui se libère, du corps qui parle. A l’instar de Cheïma et Tarek qui consomment leur amour, ou de Naguy qui à peine débarqué est pris d’une « excitation sexuelle débordante ». Dans la scène de fin, c’est une Cheïma vêtue de son hijab qui décide pour son corps. A travers le contrôle de son corps elle prend le contrôle de sa vie en décidant d’interrompre sa grossesse. Le corps qui se réveille ou le corps qui se tait. A l’instar de celui de Saleh pour qui la remise en question de son exil de trente ans va de pair avec un corps qui cesse de s’exprimer, un corps qui s’éteint.

Méritocratie

« La vie en Amérique a beaucoup de défauts, mais son côté très positif est de donner ses chances à tout individu : si vous travaillez sérieusement, vous atteignez votre but. C’est le secret de la puissance de ce pays. Ce que vous pouvez réaliser ici, vous ne le réaliserez nulle part ailleurs » (399). Le salut des Égyptiens en Amérique, c’est la méritocratie. Ce mot résume l’histoire de l’immigration en Amérique, l’histoire de l’Amérique. Travailler et pouvoir y arriver, voilà ce qu’offre leur pays d’élection aux personnages, alors qu’en Égypte leur acharnement était illusoire, la réussite allant au plus dévoué cheval de Cour… « L’Egypte est sous-développée à cause de l’absence de démocratie, ni plus ni moins. Les Egyptiens obtiennent des résultats excellents quand ils émigrent en Occident tandis qu’en Egypte, malheureusement, ils sont opprimés et écartés par le régime » (204).  L’entente entre les Égyptiens et leur terre d’adoption passe donc par le consensus pour la valeur du travail, et les Égyptiens de Chicago obtiennent des résultats éclatants en Amérique

Réussite dans l’ailleurs, réussite sans saveur ?

A travers les destins brisés de ses personnages, pourtant modèles de réussite socio-professionnelle et d’intégration, l’auteur pose la question de la réussite personnelle dans l’ailleurs… Si on peut s’intégrer et se réaliser dans l’ailleurs, peut-on y être véritablement heureux ? Et il nous offre une réponse sous forme de constat plutôt sombre du phénomène circulatoire. Cette vision s’exprime avec l’exemple de mobiles qui bien qu’issus de différentes époques, et en dépit de toutes leurs cartes socio-économiques pour se réaliser, restent des arrachés. Pour les personnages d’Alaa el Aswany, pas de rédemption possible dans l’ailleurs, ni pour ceux de l’époque de l’assimilation, ni pour ceux de l’époque de la stigmatisation. Comme si ce monde-là, ce monde tel qu’il est ici et maintenant, ce monde sous ces conditions-là, faisait indubitablement raisonner immigration avec absence et déchirement. « Toute réussite à l’extérieur de son pays reste incomplète » (216), fera-t-il dire à l’éminent chirurgien exilé….